Dessin de Tošo Borkovic, www.kosovocompromise.com |
Le 26 août, six mois à peine après la proclamation d’indépendance du Kosovo, la Russie reconnaissait les indépendances de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie, territoires en état de sécession de la Géorgie depuis qu’elle a elle-même proclamé son indépendance de l’ex-URSS.
Réponse du berger à la bergère ? En tout cas, les dirigeants des pays occidentaux et les commentateurs les plus diffusés n’ont pas hésité à affirmer que l’on ne pouvait pas comparer les deux situations, que la Russie violait grossièrement le droit international et que l’intégrité territoriale géorgienne devait être respectée.
Par contre, la Russie, la Serbie, la Roumanie, mais aussi les présidents tchèque et polonais, et même certaines voix en Géorgie (qui n’a pas reconnu l’indépendance du Kosovo, malgré sa proximité avec Washington) soulignaient que la reconnaissance de l’indépendance kosovare avait bel et bien, et comme annoncé, servi de précédent, ouvrant une boîte de Pandore qui risque de ne pas se refermer de si tôt.
Droits de l’homme ?
Selon les partisans de la thèse de l’« unicité kosovare », pour qui la proclamation d’indépendance de Pristina serait – pour reprendre le terme qu’ils affectionnent depuis quelques mois – un cas sui generis (« de son propre genre »), ne pouvant être reproduit ailleurs, le Kosovo aurait gagné son droit à l’indépendance à cause des violations des droits de l’homme, voire du « génocide », que la Serbie de Milosevic y aurait commise. Dans les régions sécessionnistes géorgienne, de telles exactions ne s’y seraient jamais produites.
Cet argument ne résiste cependant guère à l’examen des faits. Au Kosovo, des suites du conflit armé, depuis l’apparition de l’Armée de libération du Kosovo (début 1996) jusqu’à à la fin des bombardements de l’OTAN (juin 1999), quelque 10.000 personnes ont péri, civils et militaires, dont au moins 80 % pendant les trois mois de frappes de l’OTAN. Si les victimes ont été en majorité albanaises, on a également compté des milliers de Serbes et autres non-Albanais.
En Ossétie du Sud (1991-1992) et en Abkhazie (1992-1993), ce sont sans doute plus de 20.000 personnes qui ont perdu la vie pendant les hostilités avec les forces géorgiennes dirigées successivement par les Présidents Gamsakhourdia et Chevardnadze. Plus du double qu’au Kosovo. Et si l’on tient compte du nombre d’habitants de ces trois entités, la mortalité en Ossétie et Abkhazie a été de l’ordre de 10 fois plus élevée qu’au Kosovo. Sans même parler des victimes du récent conflit, qui aurait fait, au cours d’une seule nuit de bombardements massifs géorgiens, plus de mille morts dans la population civile ossète. Si le droit à l’indépendance dépend de l’ampleur des exactions commises par le pouvoir central, c’est donc bien celle de l’Ossétie du Sud qui paraît la plus justifiée !
Négociations ?
Deuxième argument avancé par les disciples de la théorie de l’« exception » kosovare, la proclamation d’indépendance aurait été, dans ce cas, mais pas dans l’autre, précédée d’un long processus de négociations sous les auspices de l’ONU. Mais peut-on qualifier de « négociations » les pourparlers serbo-albanais organisés par l’envoyé de l’ONU, l’ancien Président finlandais Marti Ahtisaari ? Avant même qu’ils aient débuté, en février 2006, il déclarait qu’il ne voyait pas d’autre option que l’indépendance du Kosovo. Une approche aussi partiale a bien entendu radicalisé la position albano-kosovare et ne pouvait conduire au moindre accord. Seul le dernier round de pourparlers, dans le courant de 2007, sous les auspices d’une troïka de médiateurs européen, états-unien et russe, a permis à la Serbie de proposer différents modèles d’autonomie pour sa province, respectant au moins formellement son intégrité territoriale. Mais, forte du soutien indéfectible des États-Unis, Pristina n’était prête à aucun compromis et ne souhaitait que la fin des négociations.
En Géorgie, des cadres de négociations ont été mis en place après les conflits du début des années ’90. Pour l’Abkhazie, le processus est organisé par le « Groupe des amis du Secrétaire général », un groupe se référant donc explicitement au Secrétaire général de l’ONU. Il est vrai que, depuis une offensive géorgienne en 2006, les négociations étaient dans l’impasse, Tbilissi refusant de s’engager à renoncer à l’usage de la force dans ses relations avec l’Abkhazie. Concernant l’Ossétie du Sud, une « Commission de contrôle conjoint » est chargée de trouver une solution au conflit. Supervisée par l’OSCE, son format est quadripartite (Russie, Ossétie du Nord et du Sud, Géorgie) et elle est boycottée depuis plusieurs mois par Tbilissi qui s’y estime minorisée. Jusqu’à la récente offensive géorgienne, du moins, un processus de négociations, supervisé par l’ONU ou l’OSCE, existait donc également dans les cas ossète et abkhaze, bien que bloqué, essentiellement à cause des actions bellicistes et du boycott initiés par le pouvoir central. Notons que, à l’inverse, depuis juin 1999, la Serbie a renoncé à toute tentative de récupération du Kosovo par la voie militaire et qu’elle continue de réclamer la reprise des négociations sur le statut final de ce territoire.
Résolutions et démocratie ?
Un autre argument « juridique » parfois avancé par les promoteurs du « Kosovo sui generis » serait que, tous les six mois, le Conseil de sécurité de l’ONU réaffirme dans une résolution son attachement à l’intégrité territoriale de la Géorgie, alors qu’il ne l’a plus fait dans le cas de la Serbie depuis la fameuse résolution 1244 de juin 1999. Mais ils omettent de mentionner que cela se fait dans le cadre du renouvellement bisannuel du mandat de la mission d’observation de l’ONU en Abkhazie, alors que le mandat de la mission déployée au Kosovo (actuellement en forte réduction) est illimité dans le temps.
Enfin, selon ces derniers, la légitimité de l’indépendance du Kosovo et l’illégitimité de celle des deux entités caucasiennes tiendraient au fait que les États « démocratiques » ont reconnu l’indépendance de Pristina, tandis que la Fédération de Russie, un État « autoritaire », est pratiquement seule à avoir reconnu l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud indépendantes. Outre qu’il range des pays comme l’Afghanistan et la Colombie (ayant reconnu le Kosovo) dans le camp « démocratique », cet argument est surtout révélateur du fait que le poids diplomatique de Washington et de ses alliés, notamment au sein de l’OTAN, reste bien supérieur à celui de Moscou. De toute façon, le nombre d’États ayant reconnu ces sécessions non autorisées par le Conseil de sécurité reste bien loin d’atteindre la majorité des membres de l’ONU : sept mois après sa proclamation, l’indépendance du Kosovo n’était pas reconnue par les trois-quarts des États de la planète.
La thèse des « bonnes et des mauvaises indépendances » est donc visiblement basée sur des raisonnements spécieux et des arguments non fondés. L’indépendance du Kosovo est aussi peu légale, selon le droit international, que celle de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. Envers ces dernières, la Russie n’a fait que reproduire les justifications occidentales répétées en soutien à Pristina. Comme on le redoutait, la reconnaissance du Kosovo sert de précédent et rien n’indique que l’on s’arrêtera là. De la Bolivie au Cachemire, de la Roumanie à la Belgique, les idées séparatistes ont le vent en poupe et, dans certains cas, des conflits armés seront impossibles à éviter. La boîte de Pandore a bel et bien été ouverte. Les effets déstabilisateurs de la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo par les puissances occidentales ne se limiteront, hélas, ni aux Balkans ni au Caucase.