Propagande, amnésie et bons sentiments
La nuit du 7 août, à l'ombre des feux de l'ouverture des jeux olympiques, la Géorgie a lancé une attaque massive sur l'Ossétie du Sud. Tskhinvali a été pilonnée et à moitié rasée, des habitations, des hôpitaux, des écoles ont été visés et détruits ; il y a certainement plusieurs centaines de civils tués.
Pour beaucoup de gens ici cependant, le sentiment a été que la Russie a brutalement envahi la Géorgie. La manière dont la propagande a fonctionné est une nouvelle fois ahurissante. Les médias ont réussi auprès d'une grande partie de l'opinion publique à faire passer l'agresseur pour une victime. A la une du Monde le dessin de Plantu donnait le ton : une frêle femme, son bébé dans les bras sur fond de drapeau géorgien menacée des 4 côtés par d'énormes soldats russes à gueule de Poutine. La RTBF consacre une heure "Face à l'info" (sic) à faire l'amalgame entre les chars russes à Prague en 68 et en Géorgie. On se croyait revenu aux plus glorieuses heures de la désinformation anti-serbe.
Personne, dans les médias "de référence" ne se demande si l'Otan est très bien placée pour parler de réaction disproportionnée, elle qui a de manière si bien proportionnée écrasé pendant 78 jours la Yougoslavie sous les bombes en 1999.
Personne ne rappelle que la même Condoleezza Rice qui parle aujourd'hui de l'"usage de force disproportionnée" de la part de la Russie, affirmait en 2006 que les pertes et les destructions infligées par Israël au Liban ne représentaient que "les douleurs de l’enfantement" du nouveau Moyen-Orient.
Personne enfin n'éclate de rire lorsque les représentants des pays qui ont mené l'invasion et la destruction 'Shock and Awe' de l'Irak, s'étranglent d'indignation aujourd'hui devant "le viol du droit international par la Russie" (David Milliband) ou de son "recours à la force brutale" (Dick Cheney). Ou lorsque George Bush déclare en gardant son sérieux que "les brimades et l'intimidation ne sont pas des façons acceptables de mener la politique étrangère au XXIe siècle".
Non, les médias préfèrent nous raconter de belles histoires de liberté et de démocratie, d'impérialisme russe voulant restaurer sa sphère d'influence au détriment des aspirations à la liberté des peuples voisins, et si on parle parfois de ressources énergétique, c'est pour souligner combien notre dépendance nous empêche de défendre "nos valeurs"…
L'impérialisme, de défaite en défaite
Depuis le coup d'état dit "Révolution des Roses" en 2003, les dépenses militaires de la Géorgie ont littéralement explosé ; elles auraient été multipliées par plus de 20 en quelques années1. Et pourtant : Cette armée suréquipée, bénéficiant de matériel dernier cri et de formateurs israéliens et états-uniens, cette magnifique machine de guerre… a été balayée en moins de cinq jours.
Selon Der Spiegel, le plan de la Géorgie aurait été d'avancer jusqu'au Tunnel de Roki en une blitz-krieg, et de couper rapidement l'Ossétie du Sud de la Russie2. Le moins qu'on puisse dire, c'est que c'est raté.
Il est très difficile de croire que les conseillers US qui entourent le président Saakashvili n'aient pas au moins été tenu informés de ses intentions, et il est même plutôt vraisemblable qu'il avait reçu le plein aval de l'ami américain; en témoigne d'ailleurs l'acharnement de l'administration états-unienne à défendre les agissements de leur protégé au mépris des faits. Cette défaite cinglante n'en est que plus significative.
Les capacités offensives généreusement accordées à la Géorgie ont en grande partie été éliminées par les bombardements russes ; les soldats géorgiens ont abandonné dans leur fuite du matériel US de haute technologie que les Russes peuvent étudier tout à loisir ; enfin l'occupation de l'Irak a été déforcée de 2.000 hommes. Il est extrêmement douteux que cela se trouvait dans un quelconque plan US. Une telle déroute était inattendue, et ceci explique le désarroi actuel. Les États-Unis et leurs alliés pourraient bien venir de subir une nouvelle défaite essentielle, comme au Liban en août 2006, comme en Irak et en Afghanistan, comme au Venezuela et en Bolivie.
Divisions alliées…..
Mais l'enjeu caucasien est trop important, et l'option de la fuite en avant pourrait être celle qui est en train d'être suivie par les États-Unis, et leurs relais usuels. Trois navires de guerre états-unien ont accosté en Géorgie sous prétexte d'apporter du matériel humanitaire. Ils rejoignent six autres navires de l'Otan, opportunément "en exercice" dans la Mer Noire. Les responsables de l'administration Bush font tout, par leurs propos et par leurs actes, pour jeter de l'huile sur le feu.
Il est certain que les alliés européens subiront de fortes pressions pour faire rentrer au plus tôt la Géorgie et l'Ukraine dans l'Otan. Un scénario envisagé pourrait bien être de contraindre à la solidarité atlantique face à ce qui nous serait évidemment présenté comme une agression de l'autre – les médias se sont suffisamment exercés - au nom bien entendu de la liberté, des droits de l'homme et de la démocratie. Le forcing états-unien d'avril dernier à Bucarest pour admettre tout de suite la Géorgie dans l'Otan prend une singulière signification. Si cela avait été le cas, nous serions actuellement en guerre…
Cependant une bonne partie de l'Europe semble assez peu enthousiaste pour une nouvelle guerre au profit des USA. Quel que soit le ridicule d'une déclaration condamnant la réaction russe, sans condamner un seul instant l'action géorgienne, le fait est que la prise de position officielle de l'Otan et celle de l'UE, trahissent en fait la profonde division des 'Alliés'. Les déclarations du secrétaire général de l'Otan fulminant contre l'accord de paix de l'UE en sont un autre signe. A côté des déclarations US, britannique, polonaise et balte sur l'agression russe, il y a celles, plus discrètes des autres, qui ont bien sûr le gros avantage d'avoir les faits de leur côté. "Le comportement de la Géorgie ne semble pas toujours être très contrôlable" avance timidement De Gucht, son homologue allemand demande à l'Europe de "conserver un reste de raison", des eurodéputés libéraux reprochent à l'Union européenne d'avoir été trop clémente envers la Géorgie en ne soulignant pas sa part de responsabilité. Enfin, quoiqu'on pense des Sarkozy et Merkel, leur opposition à l'entrée de l'Ukraine et de la Géorgie dans l'Otan, et leur rôle conciliateur dans la crise actuelle semble indiquer que la réalité économique a rattrapé leur atlantisme ; les intérêts du capital européen ne coïncident pas avec ceux des USA.
Reste à savoir s'ils sont encore en mesure de résister aux pressions. Et surtout s'ils en ont la volonté politique : car L'UE et les Etats-Unis font partie d'un même monde, et l'écroulement de leur pesant protecteur serait aussi la fin de la domination post-coloniale de l'"Occident"
Le temps presse. L'économie US est virtuellement en faillite ; elle ne sera pas éternellement renflouée par l'extérieur (dont l'UE, le Japon, et la Chine!). L'émergence de puissances qui pourraient contester leur suprématie - en particulier leur mainmise sur les richesses du globe et l'imposition du dollar comme référence - signifie à terme leur effondrement. Reste leur écrasante supériorité militaire, la plus phénoménale de toute l'histoire humaine, et la fuite en avant militaire pourrait bien être la seule issue pour l'impérialisme moribond.
1. Le Monde, 16 septembre
2. Der Spiegel, 9 septembre. Le Tunnel de Roki est la seule voie d'accès entre l'Ossétie du Sud et la Russie