Alerte Otan n° 72 - Avril 2019
La première Guerre Humanitaire de l’Otan
Il y a 20 ans, la guerre du Kosovo ouvrait la voie aux suivantes.
La nuit du 24 au 25 mars 1999, l’OTAN commençait une campagne de bombardement au-dessus de ce qui restait de la Yougoslavie. Les frappes allaient durer 78 jours et conduire au démembrement final de ce pays. Après 20 ans, et bien d’autres bombes, quelles leçons tirer de cette première « guerre humanitaire » ?

A l’issue de deux semaines de négociations en trompe-l’œil à Rambouillet, l’OTAN prenait prétexte du refus de la partie yougoslave de signer un accord présenté par les Etats-Unis pour déclencher la guerre. La Yougoslavie1 aurait dû consentir à l’occupation de tout son territoire par des troupes de l’OTAN : autrement dit, il était demandé à un pays souverain d’accepter des conditions usuellement posées au terme d’une guerre au pays vaincu. Cet « accord de paix » était clairement destiné à provoquer une guerre à tout prix – et pour des raisons tout sauf humanitaires.

Pour preuve en est, la résolution adoptée par le Conseil de Sécurité de l’ONU après les bombardements, si elle plaçait le Kosovo sous contrôle militaire de l’OTAN et civil de l’ONU, ne réclamait pas l’occupation du reste de la Yougoslavie par des troupes étrangères. Cette résolution, contraignante et toujours en vigueur en 2019, garantissait aussi que le Kosovo demeurerait une partie intégrante de la Yougoslavie, et de son Etat-successeur, la Serbie. On sait ce qu’il est advenu de cette clause : encouragé par les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne, le Kosovo a unilatéralement proclamé son indépendance en 2008. Si une centaine d’Etats l’ont reconnue, le Kosovo n’est toujours pas membre de l’ONU, adhésion à laquelle s’opposent deux membres permanents du Conseil de sécurité, la Chine et la Russie, ainsi que les principaux Etats dits « émergents » (Inde, Brésil, Indonésie, Afrique du Sud, etc.). Et même au sein de l’Union européenne (UE) et de l’OTAN, plusieurs Etats, dont l’Espagne, refusent de reconnaître cette violation flagrante de l’intégrité territoriale de la Serbie.

Vers la fin du Droit international

Ainsi, les grandes puissances bafouent ou invoquent le droit international à leur guise. La première guerre de l’après ‘guerre froide’, la ‘Tempête du désert’ contre l’Irak, avait eu pour justification la défense du droit international : alors que le bloc soviétique s’était effondré, plus rien ne s’opposait à l’imposition de l’ordre mondial – fardeau dont se chargeaient évidemment les Etats-Unis. Aucune violation du droit international, telle que l’invasion du Koweït par l’Irak, ne serait désormais possible, et un avenir radieux de paix se dessinait devant l’humanité réconciliée. Cela fait sourire aujourd’hui, mais c’était l’argument massue des partisans de la première guerre du Golfe, en 1991. Une fois l’Irak démoli et pillé au nom des dommages de guerre, une fois la fumée des accords d’Oslo2 dissipée, on a rangé l’accessoire devenu encombrant.

La « guerre du Kosovo » a inauguré en quelque sorte une ère post-droit international : l’attaque contre la Yougoslavie a été menée sans mandat des Nations Unies, en violation flagrante des articles 2 et 3 de sa Charte. Ce qui a été mis en avant pour passer outre le droit international et agresser une nation souveraine était le devoir de la « Communauté Internationale » de protéger une population (présentée comme) menacée – étant bien entendu que la « Communauté Internationale », ce sont les Etats-Unis et les autres pays de l’OTAN. Un tel argument n’avait plus été utilisé depuis la veille de la Deuxième Guerre mondiale, quand Hitler avait justifié ses premières agressions en invoquant la défense des Sudètes et des minorités allemandes persécutées de Pologne. 

L’OTAN, en attaquant un pays qui n’avait agressé aucun de ses membres, balayait aussi sa propre charte et ce qui était jusque-là sa raison officielle d’exister. La voie était ouverte pour les missions de l’Alliance« hors-zone » qui se succèdent maintenant, de l’Afghanistan à la Libye.

L’écran de fumée humanitaire

Pour faire avaler une telle atteinte au droit, une intense campagne médiatique compassionnelle a été lancée : ce fut sans discontinuer des femmes, des enfants sanglotant, des témoignages d’atrocités invérifiables..., l’objectif étant que l’émotion remplace toute analyse de la situation et d’empêcher moralement quiconque de s’opposer à une aussi juste guerre, au risque d’être stigmatisé comme défenseur d’un dictateur qui massacre son propre peuple. Le récit s’était figé à la question du « Bien luttant contre le Mal ». Et cela a très bien marché.

Là, à nouveau, la « guerre de Kosovo » a ouvert la voie aux agressions qui allaient suivre ; et le fait que les mensonges qui ont accompagné le récit fabuleux de la guerre n’aient pas été suffisamment mis en évidence, qu’ils ont été en quelque sorte oubliés, a permis la répétition du procédé. Les récits d’atrocités invérifiables commises par le régime de Kadhafi qui massacre son propre peuple, puis celles commises par le régime de Bashar El Assad qui massacre son propre peuple, ont à nouveau annihilé toute réflexion et toute critique de la part de bon nombre d’organisation progressistes et de mouvements de paix affolés par la propagande « humanitaire » au point d’offrir un soutien de « gauche » aux agressions impériales. Le Parti communiste français en a offert un triste exemple. Jusque-là associé au mouvement pacifiste 'radical', le parti écologiste allemand, retourné par la propagande humanitaire, inaugurait sa première participation gouvernementale en entraînant l'Allemagne dans sa première guerre depuis 1945.

Tant que les mouvements progressistes et pacifistes n’identifient pas clairement le procédé, il y a peu de chance qu’ils soient d’une grande efficacité dans la lutte contre les guerres impérialistes.

Le monopole des fake-news

Un conflit ouvert génère inévitablement des exactions de part et d’autre. Dans aucune guerre, on n’a affaire à un scénario à l’hollywoodienne, avec les bons d’un côté et les méchants de l’autre. C’est une raison de plus de tout faire pour tenter d’empêcher l’éclatement des conflits, la raison d’être du droit international précisément. Il est certain que des Serbes ont commis des crimes de guerre – mais ceux-ci se sont principalement produits après le déclenchement des bombardements supposés les empêcher. 

D’un autre côté, l’Armée de libération du Kosovo (UÇK), financée par le trafic d’héroïne, qui était qualifiée en 1998 de groupe terroriste par les Etats-Unis eux-mêmes, devenait quelques mois plus tard des « combattants de la liberté ». À Rambouillet, les Etats-Unis ont ostensiblement soutenu la ligne « dure » de son chef, Hashim Thaçi, et mis sur la touche Ibrahim Rugova, indépendantiste, mais favorable à une solution pacifique.

Durant les 78 jours de bombardements, les médias occidentaux se sont faits les porte-paroles directs de l’OTAN ; le prétendu « quatrième pouvoir » fut le lecteur docile des communiqués de l’Alliance, en propageant jour après jour des « informations » qui se sont avérées délibérément mensongères : plan d'épuration ethnique « fer à cheval », imaginé par les services allemands et attribué à Milosevic, de 100.000 morts à 400.000 disparus3, en passant bien sûr par des récits invérifiables d'atrocités commises par « les Serbes » contre lesquels se défendaient les bons combattants de l'UÇK soutenus par l'OTAN. 

Aujourd'hui les grands médias s'interrogent gravement sur la défiance dont ils font l’objet auprès d’une grande partie du peuple. Ils dénoncent les « fake news » propagées par les médias alternatifs, labellisent ceux qui peuvent ou non être lus ‘les yeux fermés’, et font leur auto-pub comme seuls garants de l'information authentique… Il y a une panique perceptible face à la perspective de la perte du monopole des fake-news : car elle est essentielle, en 1999 comme maintenant, pour assurer l’adhésion de l’opinion publique aux guerres. 

Crimes de guerre passés sous silence

Au moins aussi pernicieux que le phénomène des « fake news » est celui du « no news » : depuis que les soldats de l’OTAN s’y sont déployés, le Kosovo est pratiquement ignoré des grands médias. Ont ainsi été passés sous silence l’expulsion la plupart des non-Albanais, en majorité des Serbes et des Roms, de la province par l'UÇK, l’enfermement dans des ghettos de ceux qui sont restés et l’élimination physique des partisans d’Ibrahim Rugova, leader incontesté des Albanais du Kosovo jusqu’à la montée en puissance de l'UÇK. Tout cela sous les yeux de dizaines de milliers de « gardiens de la paix » de l’OTAN !

Les grands médias ont à peiné évoqué les allégations de trafic d’organes de prisonniers serbes organisé par l'UÇK. Malgré la destruction des preuves orchestrée à la fois par la mission de l’ONU déployée au Kosovo après la guerre et le Tribunal de La Haye, chargé de juger les criminels de guerre ex-yougoslaves, le Conseil de l’Europe a adopté, en 2010, le rapport du sénateur suisse Dick Marty, accusant les anciens chefs de l'UÇK d’avoir organisé ce trafic, impliquant aussi les autorités albanaises et des médecins véreux turcs et israéliens. Les principaux suspects sont actuellement les trois principaux personnages de l’« Etat » kosovar : Hashim Thaçi, président de la « république », Ramush Haradinaj, premier ministre, et Kadri Veseli, président du parlement. Or, depuis quelques semaines, le Tribunal spécial sur les crimes de l'UÇK – dont la création était la principale recommandation du Conseil de l’Europe – vient enfin de convoquer de premiers « témoins-suspects ». Si seuls des « petits poissons » sont officiellement dans le collimateur, il ne fait guère de doute que l’inquiétude grandit parmi les plus hauts dirigeants du Kosovo.

Bruxelles et Washington indisposés

Cette nervosité, de plus en plus perceptible, semble se traduire par des tactiques divergentes choisies par les deux principaux leaders kosovars, à la tête des deux plus grands partis issus de l'UÇK : d’un côté, Thaçi semble adopter une ligne plus modérée, notamment par rapport aux négociations – gelées depuis plus d’un an – avec Belgrade ; de l’autre côté, Haradinaj joue sur la corde nationaliste, par exemple en imposant des droits de douanes de 100 % à la Serbie et à la Bosnie-Herzégovine, deux pays qui n’ont pas reconnu l’indépendance du pseudo-Etat. L’imposition de telles taxes, condamnée par Thaçi, indispose profondément Bruxelles et Washington, car il s’agit d’une violation flagrante de l’accord de libre-échange liant le Kosovo à ses voisins des Balkans.

Ainsi, après vingt ans de soutien indéfectible, l’Occident semble prendre ses distances avec le régime de Pristina. Les négociations avec Belgrade, parrainées par l’UE, sont dans l’impasse, la partie kosovare refusant d’appliquer sa part des obligations découlant d’un accord conclu en 2013, principalement l’autorisation aux quelques municipalités à majorité serbe du Kosovo de créer une association dotée de certaines compétences. Par contre, Belgrade a rempli la plupart des siennes, comme la reconnaissance des documents de voyage émis par Pristina et le libre passage de leurs détenteurs à travers la Serbie. 

En outre, le bilan économique et social du Kosovo est catastrophique : sa population, avec un PIB/habitant de 3.400 euros en 2017, est la 3ème plus pauvre d’Europe, après les Ukrainiens et les Moldaves, tandis que seule la Bosnie-Herzégovine – un autre protectorat occidental – a un taux de chômage plus élevé que celui du Kosovo (31 % en 2018). Il n’est dès lors pas surprenant que le territoire – en outre gangrené par la corruption et le crime organisé – se vide de ses habitants. En l’espace d’une dizaine de mois en 2014 et 2015, environ un dixième de la population, essentiellement de la majorité albanophone, a fui à la recherche d’un sort meilleur en Europe de l’Ouest.

Mais il est loin le temps où les réfugiés kosovars étaient au cœur de la compassion des médias : si le passeport kosovar est reconnu par la plupart des Etats de l’UE, il doit cependant être orné d’un visa « Schengen » pour permettre à son porteur de pénétrer dans la forteresse européenne. A part « nos » ennemis russes et bélarusses, les Kosovars sont les derniers Européens encore soumis à une telle obligation.

S’il n’est pas la vitrine rêvée de certains, le Kosovo a été bien utile pour s’affranchir des « contraintes » du droit international et montrer que la raison du plus fort est toujours la meilleure. Et puis, encore aujourd’hui, des milliers de soldats de l’OTAN quadrillent le territoire. La majorité d’entre eux provient des Etats-Unis, qui y disposent aussi de l’énorme base de Camp Bondsteel, idéalement placée au carrefour de trois ou quatre pays balkaniques, réputés instables et dont certains oseraient même maintenir des relations correctes avec Moscou. Décidément, l’humanitarisme de nos dirigeants atteint des profondeurs géostratégiques insoupçonnées.

 

1. La République fédérale de Yougoslavie était composée à l’époque des républiques du Monténégro et de la Serbie, cette dernière comprenant deux provinces autonomes, la Voïvodine et le Kosovo.

 

2. Face aux critiques d’évidente complaisance vis-à-vis du mépris des résolutions des Nations-Unies par Israël, les Etats-Unis avaient initié ce simulacre de négociations à l’issue de la guerre du Golfe n°1.

3. Le chiffre réel s’est établi aux alentours de 10.000 victimes au Kosovo, toutes ethnies confondues, civils et combattants mêlés, et d’environ 2.000 civils tués par les bombardements de l’OTAN dans le reste de la Serbie.

Georges Berghezan et Roland Marounek