Alerte Otan n° 75 - Janvier 2020
Malalai Joya : «La paix en Afghanistan se fera sans l’occupation occidentale»

Il y a eu Farkhunda, battue et brûlée vive à Kaboul en 2015. Masha, 6 ans, enlevée et tuée dans la capitale au mois de mai 2019. Donya et Hadis, 13 et 7 ans, tués lors d’un attentat suicide le 13 novembre dernier. À toute vitesse, Malalai Joya déroule l’histoire d’un pays dévasté par la guerre et la corruption à coups d’histoires plus dramatiques les unes que les autres. Malalai Joya a beaucoup de choses à dire et peu de temps pour le faire. C’est que le temps est précieux pour cette militante féministe afghane de 41 ans, propulsée sur la scène internationale à l’âge de 25 ans pour ses prises de position tranchées contre les seigneurs de guerre dans son pays.

Pour sa tournée européenne, elle n’a pu obtenir qu’un visa de quinze jours et s’est vue imposer un départ d’Islamabad au Pakistan plutôt que de Kaboul : avant Gand, où elle participait à un festival pour la paix organisé par l’association Verde ce samedi, c’est en Italie qu’elle était allée alerter sur la situation toujours catastrophique que travers son pays depuis 18 ans de guerre civile. Le rapport des Nations unies publié en octobre dernier est sans appel : la violence touchant les civils afghans aura été sans précédent en 2019 avec plus de 2.500 morts et 5.600 blessés en l’espace de neuf mois (de janvier à septembre 2019). Soit plus de 8.000 victimes en un an pour la sixième année consécutive. Le sinistre titre de conflit armé en cours le plus meurtrier du monde revient toujours à l’Afghanistan.

En Afghanistan, Malalai est escortée en permanence par un garde qui assure sa sécurité. Car en plus de la violence commune à tous les Afghans, elle est la cible de menaces de mort spécifiques depuis une iconique prise de parole en 2003. Plus jeune députée élue au Parlement, elle y dénonce publiquement l’influence des seigneurs de guerre siégeant dans l’institution afghane. Ses critiques répétées visant le Parlement et une partie de ses membres – qu’elle accuse de corruption – lui valent d’être expulsée via une manœuvre de ses opposants. Depuis, infatigable, elle milite pour les droits des femmes afghanes, écrit et alerte. Rencontre.

Qu’est-ce qui a changé depuis les élections de septembre ?

Rien n’a changé. Le président Ashraf Ghani et le gouvernement sont des marionnettes. Tous les jours, ils nous parlent d’une prétendue paix avec les talibans alors qu’ils contrôlent encore aujourd’hui la plupart du territoire et font régner la terreur. Pire, les autorités afghanes amnistient des criminels.

Quelle est la situation aujourd’hui à Kaboul ?

Les attentats suicides commis par Daesh ou par les talibans tuent des centaines de civils tous les jours. Tous les cimetières, tous les hôpitaux de Kaboul sont pleins. Et l’occupation des États-Unis et de l’Otan [quelque 82 soldats belges sont déployés en Afghanistan mais le gouvernement belge a déjà prévu fin de l’année passée un renfort d’une centaine d’effectifs, NDLR] n’a fait qu’empirer nos problèmes : notre pays est déchiré par la guerre, miné par la drogue, corrompu, illettré, malheureux. Ce qu’il se passe aujourd’hui n’est pas mieux que durant l’ère des talibans. Et les premières victimes sont les femmes.

Vous ne croyez pas en l’efficacité de pourparlers entre les talibans et Donald Trump. Ni en l’aide de l’Otan sur place.

Cela fait 18 ans que le gouvernement américain nous impose la guerre, la destruction et le terrorisme d’Etat. L’Afghanistan n’est pas la seule victime, c’est la même chose en Irak, en Syrie, en Libye, au Yémen… Des millions de personnes ont été tuées à cause de cette « guerre contre le terrorisme » qui, selon moi, est le plus gros mensonge du siècle. Les Afghans en sont les témoins directs : les États-Unis et l’Otan soutiennent et arment – directement ou indirectement – les plus dangereux terroristes. Pour les États-Unis, le terrorisme est une arme stratégique dont ils usent pour déstabiliser l’Asie et bloquer les progrès économiques et militaires de la Russie et de la Chine, qu’ils jugent menaçants. L’un des premiers cadeaux de Trump aux Afghans a été de lâcher la « Mother of all bombs », « mère de toutes les bombes » sur notre sol. Cela n’a fait que prouver une fois de plus que la démocratie ne pourra jamais être acquise à coup de bombe ou grâce à des guerres imposées par des envahisseurs. En quittant le pays, la colonne vertébrale terroriste se brisera. Oh bien sûr, nous devrons faire face à d’autres problèmes. Ce sera même peut-être plus difficile à court terme. Mais à long terme, nous ne pouvons trouver la paix qu’avec le départ de l’occupant.

Qu’est-ce qui vous donne de l’espoir ?

Les soulèvements en Irak, en Iran, au Chili sont une source d’inspiration. Les Afghans ont une soif précieuse d’éducation. Je pense qu’il est là, le réel espoir pour le futur de notre pays. 50 étudiants ont été tués lors de l’attaque d’une école à Kaboul menée par Daesh. Mais les étudiants et leurs professeurs sont d’un courage incroyable : ils veulent retourner apprendre. Ils sont prêts à prendre ces risques car ils croient au pouvoir de l’éducation et ils savent que c’est de ça que les terroristes ont peur. Si je n’avais qu’un message à passer aux Occidentaux se serait celui-là : donnez-nous les moyens de nous éduquer. C’est la clef contre l’intégrisme, contre l’occupation et vers l’émancipation.

Interview par Martine Buisson, Le Soir