« La super puissance américaine [était la] seule garante des progrès démocratiques et sociaux afghans … » osait écrire Le Soir dans un édito au lendemain de la débâcle de Kaboul. Le risque est de faire passer l’idée que c’est le départ, aujourd’hui, des troupes de l’Otan qui créée le désastre en Afghanistan. Comme l’exprimait une coordinatrice de MSF à Khost, cela fait 40 ans que l’Afghanistan est dans une crise humanitaire. Et l’invasion, l’occupation, les bombardements n’ont fait qu’approfondir cette crise. Ce n’est pas le départ des forces occidentale qui est une catastrophe – c’était leur venue il y a 20 ans.
Les racines profondes du chaos afghan
Le journaliste: Vous ne regrettez pas non plus d’avoir favorisé l’intégrisme islamiste, d’avoir donné des armes, des conseils à de futurs terroristes ?
Zbigniew Brzezinski : Qu’est-ce qui est le plus important au regard de l’histoire du monde ? Les talibans ou la chute de l’empire soviétique ? Quelques excités islamistes où la libération de l’Europe centrale et la fin de la guerre froide ?
La réaction de l’Occident au retour des fondamentalistes islamistes est à mettre en parallèle avec la façon dont il les a soutenus sans sourciller lorsqu’ils luttaient contre le régime socialiste.
La racine des désastres que subit le peuple afghan ne se trouve nulle part ailleurs : le soutien massif financier et militaire aux pires éléments rétrogrades de la société afghane pour mettre à bas très consciemment les efforts d’émancipation et de progrès portés par les socialistes afghans dans les années 80. Car notre vision tronquée de l’histoire nous fait oublier ce fait essentiel que le gouvernement socialiste mis en place en 1978 n’est pas une création artificielle de l’envahisseur soviétique, mais était porté par les Afghans eux-mêmes dans la volonté de sortir leur pays du féodalisme. C’est cela qu’à l’époque les USA et leurs alliés ont torpillé sans état d’âme. Quel crédit porter à leurs cris d’orfraie aujourd’hui sur le sort des femmes?
Les chefs de guerre obscurantistes, révulsés qu’un gouvernement athée oblige les filles à aller l’école, interdise la vente des femmes, et leur permette de travailler, étaient alors glorifiés dans tous les médias occidentaux comme des résistants, des ‘combattants de la liberté’ ; leur juste cause était le combat de David contre Goliath, même si en guise de pierres, le David en question était généreusement fourni en missiles Milan et Stinger . Il était presque comique d’entendre les accusions (démontrée sans fondement) il y a quelques mois, de soutien de la Russie aux Taliban : une caricature de l’histoire du voleur qui crie au voleur.
L’armée soviétique s’est retirée d’Afghanistan en 1989. Je ne me rappelle pas qu’alors personne en Occident n’ait suggéré qu’elle devrait rester pour sauver les femmes afghanes de la terreur islamiste.
La fabuleuse « War on Terror »
Parmi toutes les justifications avancées pour l’invasion et l’occupation de l’Afghanistan, avant celles d’apporter la démocratie, de garantir le droit des femmes ou de construire des écoles, la première est sans conteste de faire la « guerre au terrorisme »: L’Amérique nous disait-on avait été attaquée, et elle devait ‘réagir’ ; de la légitime défense en quelque sorte. Certains dirigeants européens (dont le père Michel) évoquaient même l’activation de l’Article 5 de la Charte de l’Otan, offre repoussée par les Etats-Unis eux-mêmes : en 2001 ils désiraient manifestement ne pas avoir de fâcheuses limitations à leur réaction, comme ça avait été le cas deux ans plus tôt au Kosovo.
En quelques semaines, les bombes US lancées sur l’Afghanistan faisaient des milliers de morts civils « dommage collatéraux », déjà d’avantage que le nombre de morts des attentats du 11 septembre. L’agression US a donc ressemblé à de la pure vengeance sur le dos du peuple afghan et à une démonstration de force aveugle (et à bon compte) dont le message aux yeux du monde était « regardez ce qu’il en coûte de nous attaquer » : une définition parfaite du terrorisme en quelque sorte.
Après 20 ans, le conflit à probablement fait plus d’une centaine de milliers de morts innocentes, chiffres bien sûr terriblement approximatifs : les communiqués triomphants de la coalition annonçant l’élimination de terroristes par paquets de cent cachaient une toute autre réalité, révélée par les fuites de Wikileaks dès 2010.
« Incident après incident, les rapports ressemblent à un registre de police sur les innombrables manières que les civils afghans se font tuer - pas uniquement lors de frappes aériennes mais aussi un par ici, un autre par là - lors d’échanges de tirs sur une route ou dans un village, un malentendu ou des tirs croisés, ou lors d’un mouvement incontrôlé lorsqu’un chauffeur afghan s’approche trop près d’un convoi militaire ou d’un point de contrôle. »
En 2015, d’autres fuites de documents classifiés nous apprenaient que les victimes "collatérales" des frappes par drones, représentaient jusqu'à 90% des tués . Tués tranquillement depuis un bureau au fond d’un bureau du Nouveau-Mexique, en pressant sur un joystick, comme dans un jeu vidéo.
Combien parmi les proches de ces dizaines de milliers de personnes fauchées par les bombes de l’Occident sont aujourd’hui animés d’un désir de vengeance contre l’Occident au sens large (les Etats-Unis et les pays de l’Otan) - c’est-à-dire, avec les moyens dérisoires dont ils disposent, prêts à devenir ce que nous appelons des terroristes ? La « guerre au terrorisme » a été dans les faits une formidable machine en faveur du terrorisme.
Après 20 ans de prétendue guerre au terrorisme, les al-Qaida et métastases sont bien implantées de l’Afrique de l’Ouest à l’Asie mineure. En Libye et en Syrie, on a rejoué (et on continue à jouer jusqu’aujourd’hui) le sale jeu des années 80, en soutenant- militairement, financièrement et médiatiquement - les fondamentalistes contre des gouvernements laïcs et progressistes.
Quant aux valeurs que personne ne conteste ici - de démocratie, d’éducation, d’émancipation des femmes - l’Otan a fait le pire tort qu’il était possible de faire contre elles en les utilisant comme justification à son occupation.