La relation États-Unis-État islamique devient un sujet chaud pour le Moyen-Orient

M K Bhadrakumar
6 février 2018

 

Téhéran a commencé à souligner d’une voix forte et grave son inquiétude envers le fait que les États-Unis soit en train de transférer des combattants d’État islamique (EI) de Syrie et d’Irak, où ils ont été vaincus, vers l’Afghanistan.

Le 30 janvier, le Guide suprême iranien, Ali Khamenei, a déclaré : « L’objectif américain de transférer les terroristes d’EI en Afghanistan vise à justifier la poursuite de son déploiement dans la région et à renforcer la sécurité du régime sioniste. » Il faut savoir que toute déclaration du Guide suprême signale invariablement une directive politique forte, fondée sur une décision bien pesée prise en fonction des informations venant des services de renseignements du pays.

Le fait est que trois jours avant que Khamenei ne prenne la parole, le Corps des gardes révolutionnaires islamiques (IRGC) est tombé sur des terroristes d’EI qui tentaient de s’infiltrer dans la province occidentale iranienne du Kermanshah, depuis l’Irak. Selon les témoignages, il s’en est suivi une altercation majeure au cours de laquelle trois membres du personnel de l’IRGC ont été tués, dont un officier. Selon le commandant des forces terrestres de l’IRGC, le général Mohammad Pakpour, pas moins de seize terroristes d’EI ont été capturés. Des incidents de cette nature se produisent de plus en plus fréquemment le long des frontières iraniennes et les agences de sécurité iraniennes détruisent de vastes caches d’explosifs et d’armes qui franchissent la frontière en contrebande, mais c’est la première fois qu’une telle échauffourée a lieu.

Il est significatif que le conseiller principal en politique étrangère auprès du président du Parlement, Hossein Amir Abdollahian, qui est une voix influente dans le circuit diplomatique iranien, a soulevé la question du transfert clandestin par les États-Unis de combattants d’EI vers le « nord de l’Afghanistan » lors d’une réunion avec Jan Kubis, président de la Mission d’assistance des Nations unies pour l’Irak, le 28 janvier.

Diplomate slovaque de carrière, M. Kubis a auparavant été envoyé spécial des Nations unies au Tadjikistan (au cours de la période de transition qui a suivi la guerre civile à la fin des années 1990), secrétaire général de l’OSCE (1999-2005), envoyé spécial de l’UE en Asie centrale (20015-2006) et, plus récemment, représentant spécial des Nations unies et chef de la mission d’assistance des Nations unies en Afghanistan (2011-2015). Abdollahian n’aurait pas pu choisir mieux son interlocuteur pour faire une démarche aussi délicate. Le message aura atteint les quartiers voulus en un rien de temps.

Deux jours plus tard, Khamenei en parlait. Compte tenu de ce qui précède, il convient de noter avec attention que l’Iran a depuis lors inscrit le thème du lien entre les États-Unis et EI en tant que question bilatérale importante entre Téhéran et Kaboul. Le 4 février, le brigadier-général Amir Hatami, ministre iranien de la Défense, a téléphoné à son homologue afghan, Tariq Shah Bahrami, pour l’avertir que Washington « mettait en œuvre des transferts secrets de membres du groupe terroriste EI en Afghanistan ». Le Général Hatami s’est exprimé en se basant sur les déclarations de Khamenei et, chose importante, a mis en garde contre les plans étasuniens d’accroître leur déploiement militaire en Afghanistan. Il a souligné que la sécurité en Afghanistan ne sera possible qu’en harmonie avec les États de la région, en mettant en commun leurs ressources pour lutter contre le terrorisme.

Le général Hatami n’a, par contre, pas averti que Téhéran pourrait devoir agir pour contrer la menace que le territoire afghan fait peser sur ses intérêts en matière de sécurité nationale. Il est concevable que l’appel téléphonique à Kaboul reflète l’inquiétude de Téhéran suite à l’interrogatoire des 16 terroristes de EI détenus par l’IRGC.

L’Iran a des raisons de se sentir troublé par le vide politique dont souffre l’ouest de l’Afghanistan, à l’instar de ce qui s’est passé ces dernières semaines dans le nord de l’Afghanistan, dans la région d’Amu Darya. Le président afghan, Ashraf Ghani, a déstabilisé toute la région nord, celle bordant l’Asie centrale, par sa décision brutale de destituer le gouverneur de la province de Balkh, Atta Mohammad Noor, en novembre dernier. Il est improbable que Ghani ait pris une décision aussi précipitée de son propre chef. Atta est une figure puissante, populairement connue sous le nom de « Roi du Nord ». Noor, soit dit en passant, est également à la tête du Jamiat-i-Islami et se trouve être un aspirant à l’élection présidentielle de 2019.

Il ne fait aucun doute que les États-Unis étaient d’accord avec la destitution de Noor – si ce n’est pas eux qui l’ont carrément demandée. Curieusement, l’administration de Trump a depuis lors exprimé son soutien à la décision de Ghani. Le vice-président américain, Mike Pence, a passé deux appels téléphoniques à Ghani en janvier pour lui exprimer sa solidarité. Le 24 janvier, la Maison-Blanche a pris une mesure extraordinaire en déclarant qu’elle « suivait de près le conflit actuel » et qu’elle exigeait un règlement rapide de l’affrontement entre Ghani et Noor, poussant pratiquement ce dernier à capituler. Mais Noor a riposté le 3 février, traitant le régime de Kaboul de marionnettes des Américains et attisant les feux du nationalisme afghan.

Bien sûr, le vide prolongé du pouvoir à Balkh a créé des conditions favorables pour que les terroristes de EI puissent établir leur présence dans le nord de l’Afghanistan. De même, Rashid Dostum, l’homme fort ouzbek, qui a été un rempart contre les groupes terroristes dans les provinces du nord, est en exil forcé en Turquie. Les États-Unis, qui contrôlent l’espace aérien afghan, ont refusé à deux reprises l’autorisation d’atterrir à ses avions. (Il est intéressant de noter que le président turc Recep Erdogan a, depuis lors, eu un tête-à-tête avec Dostum à Ankara).

De plus, une situation semblable à celle de Balkh se trouve également en jeu dans la province occidentale de Farah, à la frontière iranienne, où le gouverneur de la province, Mohammad Aref Shah Jahan, a « démissionné » brutalement de son poste il y a dix jours, invoquant comme raisons « l’aggravation de la situation sécuritaire à Farah » et « l’ingérence dans mes responsabilités de la part de diverses personnes ». Selon les apparences, il aurait décidé de démissionner sous la contrainte. (Au cours des derniers mois, les États-Unis ont effectué de nouveaux déploiements de troupes à Farah).

Ce qui reste une énigme enveloppée de mystère, c’est que Jahan, un pachtoune et Noor (un Tadjik) jouissent également d’une réputation de nationalistes afghans convaincus. La conclusion devient inévitable : pour des raisons qui lui sont propres, Washington souhaite un « changement de régime » dans ces deux provinces frontalières d’une importance cruciale (Balkh et Farah), qui bordent respectivement l’Asie centrale et l’Iran. Il est évident que Téhéran se demande : « À qui cela profite-t-il ? ». La réponse est évidente, ça ne peut être qu’à l'État Islamique.

Traduit par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone.