Qui tire des bénéfices de l’agitation en Iran ?

M K Bhadrakumar
21 novembre 2019

Il m’est arrivé une fois d’avoir une conversation animée avec le correspondant au Moyen-Orient d’un grand journal indien sur la résilience du système politique iranien. C’était en 2001. La conversation prenait place dans le contexte des manifestations de masse et des affrontements entre les extrémistes et les réformistes à l’occasion du 22ème anniversaire de la révolution islamique en Iran. Mon ami prédisait que le régime iranien était en train de s’effondrer sous le poids combiné des sanctions américaines et d’un régime répressif dysfonctionnel. Il rejetait sans façon mon opinion dissidente selon laquelle la stabilité du système iranien n’était pas mise en doute.

Pour ce qui concerne l’Iran, tout dépend du prisme que vous avez en main. Si vous vivez à Dubaï ou visitez Israël trop souvent, vous avez une vision ; si vous vivez en Turquie, vous avez une perspective très différente.

Les événements de ces derniers jours se sont intégrés dans ce schéma familier. Les manifestations ont été mises en scène par les médias occidentaux et les groupes de réflexion américains en termes apocalyptiques, mais lorsque des contre-manifestations ont commencé à apparaître, soutenant le gouvernement, ils sont devenus silencieux. La vie revient à la normale en Iran.

Il faut retenir deux faits frappants. Premièrement, des manifestations anti-gouvernementales peuvent être organisées en Iran. Deuxièmement, le régime jouit d’une base sociale solide. Sans surprise, lorsque des manifestations se produisent en Iran, la Turquie démocratique adopte un point de vue équilibré tandis que le régime répressif saoudien se joint joyeusement au camp occidental des « démocraties libérales » pour jeter des pelletées de pierres sur le régime iranien.

N’y a-t-il pas un mécontentement social et politique en Iran et en Turquie ? Bien sûr que si. Mais la règle de représentation fournit des soupapes de sécurité et les dirigeants politiques à Téhéran ou à Ankara sont réceptifs à l’opinion populaire. Qui oserait contester le fait que Hassan Rouhani et Recep Erdogan ont obtenu leur mandat lors d’élections chaudement disputées ?

Est-ce une coïncidence que lorsque les manifestations iraniennes faisaient rage la semaine dernière, les États-Unis et Israël ont tâté le terrain, pour ainsi dire ? Le groupe d’attaque du porte-avions américain Abraham Lincoln a navigué à travers le détroit stratégique d’Hormuz mardi. Et Israël a frappé des « dizaines de cibles » en Syrie, dans et autour de Damas à Kiswa, Saasaa, l’aéroport militaire de Mezzeh, Jdaidat Artouz, Qudsaya et Sahnaya — qui, selon elle, visaient à contrecarrer ce que Tel-Aviv appelle le « retranchement militaire » de l’Iran et à bloquer les livraisons d’armes iraniennes au mouvement du Hezbollah libanais.

On peut concevoir que ces opérations militaires ont dû nécessiter une certaine planification, en particulier la liberté de mouvement exercée par le groupe d’attaque aéronaval américain dans les détroits resserrés où l’Iran contrôle de nombreuses voies de navigation. Pourtant, cela s’est produit juste au moment où le régime iranien était préoccupé par les troubles intérieurs !

De même, le président Trump a informé le Congrès américain de son intention d’intensifier les déploiements militaires en Arabie saoudite au beau milieu de l’agitation en Iran. En temps normal, la réaction de Téhéran aurait été vigoureuse mais, encore une fois, les États-Unis s’en sont tirés (du moins pour le moment) puisque le régime et les dirigeants iraniens ont les mains occupées par leurs événements internes. (La Russie a averti que le plan de Washington visant à des déploiements de milliers de militaires américains supplémentaires en Arabie saoudite ne fera qu’aggraver les tensions qui existent déjà au Moyen-Orient.)

Le narratif occidental est que les troubles en Iran découlaient de facteurs économiques déclenchés par les sanctions américaines. Mais, de manière intéressante, le principal journal israélien Haaretz a déclaré que « dans le cas de l’Iran, les chiffres présentés en une sur la détresse économique sont trompeurs et doivent être remis en cause. L’Iran n’est pas du tout la même économie pétrolière que, disons, l’Arabie saoudite et les émirats du Golfe. Le pétrole n’a jamais représenté plus d’un cinquième du PIB et la moitié des exportations dans le passé, et il n’emploie pas beaucoup de gens. Ainsi, même si les sanctions pétrolières peuvent être très douloureuses lorsqu’elles sont imposées pour la première fois, elles ne paralysent pas l’activité économique. »

Haaretz indique aussi : « Ironiquement, les sanctions non pétrolières peuvent donner un petit coup de pouce à l’économie iranienne. À part le pétrole, les pistaches et les tapis, l’Iran n’est pas une économie compétitive à l’échelle mondiale, mais possède une base manufacturière et agricole. […] L’industrie iranienne s’appuie sur le marché interne et augmente sa production. En conséquence, l’industrie manufacturière a connu une croissance, tout comme l’emploi, tandis que le rial s’est stabilisé. […] Les médias rapportent qu’on trouve beaucoup de biens de consommation 'Made in Iran' sur les étagères des magasins. L’ « économie de résistance » n’est peut-être pas tout à fait le miracle attendu par les dirigeants de Téhéran, mais elle pourrait suffire à stabiliser la situation après le choc initial des sanctions pétrolières. 
Les prévisions pour l’Iran concordent : la Banque mondiale, par exemple, est d’accord avec le FMI pour dire que le PIB iranien se contractera fortement en 2019-2020, mais qu’il recommencera ensuite à croître. »

Cette analyse contredit le discours occidental selon lequel le peuple iranien est en révolte. Je me contenterai de dire que l’hypothèse des hauts responsables de la sécurité de l’Iran selon laquelle les manifestations ont été activement orchestrées depuis l’étranger est fondée.

Lors d’une réunion du Cabinet à Téhéran mercredi, le Président Rouhani a été explicite. Le ministère iranien des Affaires étrangères a fait une démarche auprès de l’ambassade de Suisse à Téhéran, qui représente la section des intérêts de Washington, sur l’ingérence des États-Unis dans les affaires intérieures du pays.