10 octobre 2004
Cinq mois après les émeutes du 17 mars 2004 et cinq ans après l'intervention militaire de l'OTAN, nous avons séjourné au Kosovo du 14 au 22 août, afin d'y observer les conditions dans lesquelles vivent les minorités.
Nous avons constaté qu'en ce début de troisième millénaire s'y perpétuent de véritables ghettos, dans lesquels les minorités, dont les Roms 1, les Ashkalis 2, les Gorans 3 et les Serbes, vivent au-dessous du minimum acceptable en matière de droits de l'homme.
Ces communautés ont disparu de villes comme Pristina (des 40.000 Serbes et Roms d'avant-guerre, il n'en reste plus un seul), Prizren (des 8.300 Serbes qui y résidaient avant la guerre, les quelques dizaines qui subsistaient ont été chassés en mars avec la complicité active de la police albanaise qui en a battu plusieurs ; 3.000 à 4.000 Roms, sur les 6.000 avant-guerre, y demeurent toujours), Pec (9.000 Serbes y vivaient avant-guerre, plus un seul aujourd'hui) ou Djakovica (où 5 femmes serbes réfugiées dans l'église depuis 1999 ont dû être évacuées lors de l'incendie de ladite église en mars dernier). Ces communautés survivent dans quelques autres villes, enfermées dans des quartiers détruits, mais souvent réduites à leurs éléments les plus pauvres et les plus âgés. Elles ont connu une première vague de meurtres et d'expulsions en 1999, avec la complicité de la KFOR, sous commandement OTAN, dont certains contingents, comme les Allemands à Prizren ou les Hollandais à Orahovac, se sont conduits de façon inique, livrant la population serbe aux terroristes de l'UCK. Elles ont connu une seconde vague de "nettoyage ethnique" en mars dernier, à nouveau victimes des manquements des forces internationales à leur mission.
Il en est ainsi des Roms de Gnjilane, dont 350 seulement restent sur les 6.000 qui y résidaient avant-guerre, et où, des 8.000 qu'ils étaient, plus aucun Serbe ne reste. Il en est ainsi des Serbes de Gracanica, des villages autour de Gnjilane, de Strpce, d'Orahovac, de Velika Hoca et de Gorazdevac. Il en est ainsi des Gorans de Dragas, qui ne sont plus que 30 % dans une région où ils constituaient 50 % de la population et qui sont maintenant plus nombreux à Belgrade que dans leur région d'origine. Les Ashkalis, bien que de langue maternelle albanaise, ont été chassés de nombreuses localités et notamment, en mars dernier, de Vucitrn où ils venaient de revenir à l'insistance de la mission de l'ONU qui administre la province.
Plus de 150 édifices chrétiens orthodoxes ont été détruits ou gravement endommagés depuis 1999, dont une trentaine en mars dernier. Parmi eux, nombreux sont ceux qui, bâtis il y a plus de sept siècles, appartenaient au patrimoine culturel de l'humanité et étaient placés sous la protection de l'UNESCO. Ce phénomène, de même que la destruction des cimetières chrétiens orthodoxes ou des mosquées naguère fréquentées par des Roms, témoigne d'une volonté d'éradication de toute présence non-albanaise au Kosovo.
La plupart des membres de minorités encore présents dans la province ne peuvent sortir de leurs ghettos, ne fût-ce que pour faire des courses ou accéder aux services publics : poste, école, hôpitaux, transport en commun. Ils ne peuvent parler leur langue – le serbo-croate, le romany ou même le turc – dans les lieux à majorité albanaise, par crainte d'être agressés. En août 2003, un jeune homme blessé à Gorazdevac, conduit à l'hôpital de Pec, a été achevé par une foule d'Albanais lors de son transport dans une voiture avec une immatriculation serbe (Marek Nowicki, Ombudsman, rencontré le 16 août à Pristina). Un autre jeune homme qui achetait un hamburger à Gracanica a été abattu à bout portant par des Albanais circulant en voiture dans la nuit du 5 au 6 juin derniers. Des retraités, emmenés en car à Pec pour y toucher leur pension, ont été lynchés et leur car brûlé par une foule de jeunes Albanais (le Père Sava, rencontré au monastère de Veliki Decani le 21 août). La liste pourrait s'allonger. Environ 3.300 personnes ont été enlevées au Kosovo, dont environ 2.000 civils serbes, depuis juin 1999, sans qu'on ne les ait jamais été retrouvées, morts ou vivants. Il faut ajouter à cela que la population albanaise, dont 90% vit dans la pauvreté et plus de 60 % est au chômage, est soumise à la loi du silence et à un régime de terreur imposé par les extrémistes. Dans ce contexte, des clans perpétuent des lois non écrites et d'un autre âge, qui priment sur le droit, et la mafia règne en maître et fait main basse sur tout ce qui a une quelconque valeur au Kosovo.
Tout cela se déroule alors qu'une administration internationale est censée instaurer un état de droit au Kosovo et alors que les armées du monde dit démocratique sont censées y faire régner l'ordre et la paix civile, comme le prévoit la résolution 1244 du Conseil de sécurité de l'ONU, qui mit fin à la guerre de 1999.
Nous avons pu constater que, sous le vernis démocratique et "multiethnique", un véritable pouvoir raciste et fascisant est en place au Kosovo. Dirigé en arrière-plan par le crime organisé, il pousse ses ramifications dans toutes les grandes villes d'Europe et d'Amérique du Nord.
Afin de ne pas perdre la face et achever leur mission sur le constat d'échec que s'attachent à formuler tous les observateurs rencontrés, les responsables internationaux, qui sont là-bas "pour gagner de l'argent et non pas pour perdre la vie" (le Père Sava), sont prêts, à brader dès que possible le statut final du Kosovo, au mépris de l'exigence préalable, posée par l'ONU elle-même, du respect des standards permettant l'instauration d'un état de droit et le retour des réfugiés. Ceci se réalisera probablement après les élections générales du 23 octobre, qui ne feront que cautionner des institutions permettant cette violation continue des droits de l'homme et un régime fondé sur la discrimination raciale la plus brutale.
Ce que nous avons constaté au Kosovo, en plus de ces perspectives inquiétantes, dans le cadre d'une Europe qui foule ainsi aux pieds les grands principes de la civilisation, nous incite à pousser un cri d'alarme et à lancer un appel aux consciences européennes.
Nous ne pouvons laisser se perpétrer un tel crime alors que les objectifs déclarés des pays occidentaux, lors de leur intervention "humanitaire" de 1999, étaient de mettre un terme au nettoyage ethnique et d'instaurer la démocratie au Kosovo.
Si cette situation se prolongeait, sans changement fondamental de l'action des pays occidentaux, de l'Union européenne, de l'OTAN et l'ONU, la guerre de 1999, et l'occupation qui y a succédé, auront eu pour conséquence de parachever une catastrophe humanitaire, qui risque de produire ses effets sur l'Europe toute entière, et au-delà.
Le 25 septembre 2004.
Cet appel a été rédigé et signé par les participants au voyage « pour rompre cinq ans de silence » dont Alerte Otan a largement rendu compte dans ses numéros précédents. On peut voir l'ensemble du dossier (articles, photos, reportages) consacré à ce voyage sur le site du CSO à l'adresse http://www.csotan.org/Kosovo2004. Signalons aussi qu'un rapport complet de cette activité sera publié prochainement et que des conférences se tiendront en différentes villes du pays.
1. Les Roms du Kosovo, installés dans la région au moins depuis le XIVème siècle, sont de langue maternelle romany et, à plus de 90 %, de religion musulmane. Optant généralement pour l'enseignement en langue serbe, ils sont sédentarisés depuis plusieurs siècles.
2. Les Ashkalis sont vraisemblablement d'origine rom mais leur langue maternelle est l'albanais. Seul leur teint de peau les distingue des Albanais. Certains d'entre eux déclarent s'appeler « Egyptiens ».
3. Les Gorans, peuple de la Gora, montagnes dans l'extrême sud du Kosovo, parlent une langue proche du serbe et du macédonien et sont de religion musulmane.