Entretien avec Sava Janjic, Visoki Decani


21 août 2004

Nous avons rencontré le père Sava Janjic au monastère de Visoki Decani le 21 août 2004. Situé au pied de hautes montagnes le séparant de la frontière albanaise, le monastère abrite quelques dizaines de moines orthodoxes serbes, ainsi que, en permanence, des visiteurs et personnes dans le besoin. Ainsi, au printemps 1999, alors que policiers et réservistes serbes, Armée de libération du Kosovo (UCK) et bombes de l'OTAN mettaient la région à feu et à sang, près de 200 réfugiés albanais ont trouvé asile entre ses murs. Ce fut ensuite le tour des Serbes, fuyant les exactions de l'UCK, à se réfugier autour de son imposante église de marbre ocre et rose du 14 ème siècle.

Le père Sava Janjic est un des principaux responsables de ce lieu. Après avoir servi aux heures les plus noires comme conseiller de l'évêque Artemije, en charge du Kosovo et du sud de la Serbie, il a réintégré son monastère. Son utilisation des moyens électroniques de communication, dont la création d'un important site Internet 1 , lui a valu le patronyme de « cyber-moine ». Référence morale pour de nombreux Serbes, figure emblématique d'un clergé enraciné dans l'histoire de son peuple et tourné vers un avenir des plus incertains, le père Janjic nous a livré sa vision de la situation actuelle au Kosovo.

N.B. Suite à des problèmes techniques, l'entretien n'a pas pu être enregistré intégralement. La fin de l'entretien a été résumée à l'aide de notes écrites.

Les photos illustrant l'entretien sont tirées du site géré par le père Sava, www.kosovo.com (cliquez sur elles pour les voir en plus grand).


Sava Janjic (photo G.B)

Sava Janjic : Il y a de plus en plus de jeunes gens qui voudraient quitter le Kosovo, pour aller vivre ailleurs, dans des pays européens, parce qu'ils ne voient pas de perspectives ici. La situation est globalement très mauvaise, particulièrement pour les non-Albanais, et surtout pour les Serbes. Autrement dit, parmi les situations mauvaises, il existe tout de même des degrés. Les Serbes ne connaissent pas seulement des problèmes sociaux, de chômage, de sous-développement économique, mais aussi des problèmes de sécurité, de droits humains et de droits religieux, car la communauté serbe est complètement privée de ces droits. Officiellement, bien sûr, ils ont le droit de se promener librement. Cependant, beaucoup d'incidents antérieurs nous ont appris que le fait de se montrer en public peut malheureusement se terminer avec des résultats déplaisants.

C'est pourquoi les Serbes comprennent que la situation est très précaire et ils prennent des précautions, restant à l'intérieur de leurs enclaves. Avant les événements de mars, quelques étrangers, qui représentaient la MINUK et le KFOR, disaient que nos craintes n'étaient qu'une question de perception, qu'elles n'étaient pas basées sur la réalité, que cette réalité était meilleure que nous le pensions, que les Serbes étaient libres, mais que notre problème était que nous ne voyions pas que nous étions libres. A cet égard, les évènements de mars dernier ont joué un rôle important, car ils ont clairement montré que la situation est dangereuse, non seulement pour les Serbes, mais aussi pour les internationaux eux-mêmes, parce que 65 d'entre eux ont été blessés au cours de ces émeutes. Après mars, je peux dire que, s'il y a eu une quelconque amélioration, il s'agit d'une amélioration de la compréhension, mais – malheureusement – seulement auprès de quelques personnes.

Après cinq mois en effet, il apparaît que les politiciens albanais ont imposé à nouveau leur interprétation des évènements de mars, qu'ils présentent comme étant la conséquence de problèmes économiques et sociaux. D'après eux, s'ils obtiennent l'indépendance, ce sera le paradis ! J'ai peur que le nouveau chef de la MINUK et quelques diplomates poussent très fort pour transférer tous les pouvoirs aux Albanais du Kosovo, pas seulement les pouvoirs dont la passation est envisagée par la Cadre constitutionnel, mais aussi tous ceux qui sont réservés à la MINUK, et particulièrement les services de sécurité. Par exemple, l'année prochaine, les commissariats de police au Kosovo seront sous contrôle albanais. Je ne suis probablement pas la meilleure personne auprès de qui vous pouvez apprendre ce que cela signifie, mais si vous êtes amenés à rencontrer un policier de la MINUK, et si celui-ci est objectif, il vous dira clairement ce que cela veut dire. Nous vivons déjà dans une atmosphère d'impunité mais, si cela arrive, je suis absolument sûr qu'aucun crime contre les Serbes ne sera jamais résolu. Et cela représentera un encouragement supplémentaire pour de nouvelles attaques et de nouveaux crimes.

Qu'en est-il de la situation présente ?


Le monastère des Saints Archanges, près de Prizren, incendié pendant les pogroms de mars 2004. Les soldats allemands de la KFOR censés protéger le site, n'ont pas levé le petit doigt.

Pour le moment toutes les stations de police au Kosovo ne sont pas sous contrôle albanais, certaines restant encore sous l'autorité des forces de police de la MINUK. Mais, par exemple, dans la municipalité de Decani, la police est déjà sous contrôle albanais. Le rôle des internationaux a été complètement réduit à une mission de surveillance ici. Nous avons beaucoup de problème avec la municipalité, notamment à cause des constructions illégales. Ainsi, un restaurant a été construit dans une zone protégée, non loin du monastère. Nous avons protesté, la MINUK locale a protesté, mais malheureusement la MINUK à Pristina n'a fait aucun effort pour stopper cette construction illégale. Quant à la municipalité locale, elle s'est désintéressée du problème et n'est prête à ne rien entreprendre. En réalité nous sommes dans un cercle vicieux. Ceux à qui nous nous plaignons sont aussi ceux qui encouragent ces agissements : nous avons appris en effet que les auteurs de ces constructions illégales donnent de l'argent à diverses personnes au sein de la municipalité. On peut voir par là qu'il existe un niveau élevé de corruption. De plus, pendant les évènements de mars à Decani, aussi bien les gens de la MINUK que la police du Kosovo sont restés complètement passifs ; ils n'ont rien fait, et nous savons qu'on leur a ordonné de ne rien faire.

Question à propos de la terre du monastère

Cette terre est supposée être protégée, parce qu'elle comprend la zone du monastère, et aussi un ermitage. Cette terre appartenait au monastère avant la seconde guerre mondiale. Après la seconde guerre mondiale, les autorités communistes ont confisqué une grande partie de notre terre (en réalité, les communistes l'ont prise pour eux-mêmes). Par la suite, ensuite une partie de ces terres a été privatisée et donnée aux Albanais. Ils pouvaient accéder à la terre, la cultiver, mais non y édifier des constructions. Maintenant, malheureusement, nous nous trouvons devant un no man's land, parce que personne ne se sent responsable pour empêcher les coupes illégales dans la forêt ou ces constructions sauvages. Demain, si quelqu'un décide de construire une usine, il ne se trouvera personne pour l'arrêter.

C'est donc un problème de sécurité ?

C'est un problème de sécurité, et c'est un problème d'application de la loi… Il n'y a absolument aucun règne du droit. Beaucoup d'internationaux ici présents peuvent seulement se plaindre auprès de leurs supérieurs à Pristina, mais ceux-ci ne semblent absolument pas prêts à se mêler des affaires locales relevant des municipalités. Officiellement, quand on parle avec des leaders politiques albanais, ils disent que les Serbes peuvent participer au Parlement, au gouvernement, et ainsi de suite. Les lois et règles que la MINUK a apportées paraissent très bonnes, mais pour un autre pays ; au Kosovo, sur le terrain, la réalité est tout à fait différente. Les Serbes n'ont pas un minimum d'accès à la municipalité, car nous n'avons même pas la possibilité physique de nous y rendre, pour nous plaindre au sujet de quoi que ce soit. Si on appelle par téléphone la municipalité, ils refusent de répondre en serbe. Notre seul contact est la personne qui représente la MINUK à Decani : nous pouvons la contacter par téléphone pour lui dire : « nous pensons que quelque chose ne va pas ». Quand nous recevons du courrier adressé à la rue du Monastère (Manastirska) – cette rue s'appelle ainsi depuis de nombreuses années –, ils mettent à la place rue Skanderbeg : ainsi, il y a toutes sortes de violations des droits humains.

Question sur le rôle de l'ombudsman Marek Nowicki

Je connais très bien M. Nowicki, et nous avons parlé ici bien souvent. Nos conversations finissaient toujours plus ou moins par des échanges de plaintes mutuelles sur les problèmes qui se posent, et par la reconnaissance du fait qu'on ne peut rien changer. M. Nowicki est une personne qui dit beaucoup de choses, mais ses propositions ne sont pas du tout prises au sérieux par la MINUK et par les institutions du Kosovo. C'est le type de personne qui est nécessaire pour le Kosovo, mais je crains que son rôle soit plus ou moins symbolique. Concrètement, il ne peut pas nous aider. Ici particulièrement, à Decani, vous avez une municipalité, des institutions visibles, mais en dessous du niveau de ces institutions visibles il existe un autre niveau, fait de clans et de maffia.


Église de St. Basile d'Ostrog,
Ljubovo, Nov 2002

On sait très bien qui tient cette région, qui est la personne la plus puissante, qui décide ce qui doit être fait et, s'il y a des problèmes, qui on doit contacter, pour éviter que le monastère ne soit attaqué. Par exemple, lors des évènements de mars, l'amiral Johnson, commandant des forces de l'OTAN pour le Sud de l'Europe, a donné trois appels téléphoniques à M. Ramush Haradinaj qui est officieusement le seigneur de cette contrée, la partie occidentale du Kosovo. Il lui a dit qu'une quelconque attaque du monastère serait une très mauvaise affaire pour lui. Et, le 17 mars, le monastère n'a pas été directement attaqué. Cependant, nous avons subi une attaque au mortier, six obus qui ont explosé à 50 mètres du monastère, et on ne sait pas qui en est l'auteur. A l'époque, les Italiens furent très inquiets, parce qu'ils sentaient bien qu'ils étaient placés tout près. Nous ne savons pas exactement qui est responsable de cela, mais nous soupçonnons que c'était le travail du chef local de l'organisation des vétérans de l'UCK, qui nous traite de chiens et de criminels durant des réunions publiques.

En 2000, il y avait eu également deux attaques au mortier. Tous ces cas sont restés non résolus, parce que personne ne veut témoigner. Ce chef de l'organisation locale des vétérans est un citoyen suisse issu de l'émigration albanaise. Il pense qu'il jouit de l'immunité. Il a organisé les émeutes du 17 mars, au cours desquelles cinq véhicules de la MINUK ont été brûlés, en face d'un immeuble de la MINUK. Il a été arrêté au cours d'une opération spectaculaire, impliquant des hélicoptères et des tanks, mais a été libéré par la suite parce que personne n'a voulu témoigner, de crainte d'être tué. Il a donc été libéré quelques jours plus tard et porté triomphalement à travers la ville. Ensuite, l'idée lui est venue de s'emparer d'un terrain du monastère, dans le centre de Decani, pour le transformer en places de parking. Mais le chef de la MINUK a découvert que le but réel n'était pas de réaliser des places de parking, mais qu'il s'agissait en fait de construire un nouveau monument à l'UCK.

Cet homme a commencé à agir dans ce sens, mais la MINUK a réagi, disant qu'il ne peut pas utiliser ce terrain, parce qu'il appartient au monastère. Il a commencé à être menaçant, à dire de nous que nous sommes des chiens et des criminels, etc. Alors, la KFOR a renforcé sa présence ici, ils ont obtenu aussi des hélicoptères, et des projecteurs pendant la nuit, parce qu'ils craignaient que ces gens fassent quelque chose. Vous voyez la situation dans laquelle nous vivons : c'est un véritable chaos et nous dépendons de la bonne volonté d'extrémistes, d'anciens membres de l'UCK, qui se sentent très à l'aise et contrôlent les institutions. La MINUK est trop faible, elle s'est complètement effondrée après les évènements de mars. Bien sûr, la KFOR essaie de faire son travail autant qu'elle le peut, mais, probablement au début de l'année prochaine, il y aura de nouvelles réductions [du niveau des troupes] . Sans la présence de la KFOR, je pense que la vie ne serait pas possible au monastère. C'est la KFOR qui nous permet d'avoir de la nourriture, de régler nos problèmes médicaux, etc. Nous vivons comme sur une île.

Vous imaginez donc que le départ de la KFOR l'année prochaine est possible ?

Je ne le sais pas vraiment, mais je puis vous dire une chose : dès que la KFOR s'en va, ce monastère n'existe plus. C'est très clair, si la communauté internationale décide que ce monastère ne doit plus exister, elle n'a qu'à retirer la KFOR.

Vous avez dit que Soeren Jessen-Petersen, le nouveau gouverneur, a déjà décidé de donner plus de pouvoirs aux Albanais. A-t-il déjà fait des déclarations en ce sens ?

Sa première déclaration, en arrivant au Kosovo, a été de dire que la question du statut est le problème le plus important pour le Kosovo. Mon impression personnelle est que la MINUK s'est plus ou moins effondrée. Elle a été complètement défaite pendant les événements de mars. Maintenant, ils vivent constamment dans la peur que les Albanais pourraient réitérer la violence, ce qui représenterait un coup terrible pour la communauté internationale. Mars a déjà été un coup terrible, mais cela pourrait être encore pire.

C'est pourquoi je crains que ne prévale au sein de la MINUK, et chez certains gouvernements, l'idée qu'il est préférable de transférer les responsabilités aux Albanais. D'une certaine façon, cela rendrait service à la MINUK et aux pays qui ont pris part à la guerre contre la Yougoslavie, leur permettant de sauver la face, car maintenant ce sont eux qui sont responsables, parce qu'ils ont le pouvoir. De plus, ils croient que le fait de rendre les Albanais responsables aurait pour effet de changer leur conduite ; mais je crains que cette logique ne conduise en réalité les Serbes à une situation encore plus difficile parce que, vous savez, nos droits seront alors violés encore davantage. Maintenant, la MINUK et la KFOR, qui ont beaucoup de pouvoir, pas tous les pouvoirs, mais beaucoup, sont incapables de nous protéger, comment le feront-ils si elles sont réduites à un rôle de surveillance. Elles feront probablement la même chose que M. Nowicki : venir, et exprimer personnellement de la compréhension, déplorer l'inefficience de la communauté internationale, avoir des discussions philosophiques,… Mais M. Nowicki ne peut pas nous aider concrètement, par exemple apporter de la nourriture tous les jours au monastère.

Question sur les standards


Dôme de la Cathédrale Saint Georges, Prizren, soufflé par un charge explosive

La stratégie est en train de changer. On en est maintenant à la formule : « les standards avec le statut », ou « le statut avec les standards », ou quelque chose comme cela 2 . En effet, l'idée s'est imposée dans les cercles internationaux que les standards ne peuvent être atteints sans que le statut soit déjà défini. Mon opinion personnelle est que ce n'est pas très logique. Désormais, il apparaît que la nouvelle stratégie de la MINUK conduit à comprendre que la violence paie. Les institutions albanaises se sont montrées totalement immatures, pour utiliser le meilleur mot possible. Certains ont fait pire que rester passifs, comme Thaci (ancien chef de l'UCK) qui au début a fait des déclarations très négatives, puis a commencé à changer de ton quand il a vu que la communauté internationale condamnait (les événements de mars) . Il semble bien que (le premier ministre kosovar) Rexhepi ait été le seul à avoir eu un peu plus le sens des responsabilités et à avoir essayé de stopper la violence. (Le président) Rugova, au contraire, avait complètement disparu ; il est resté silencieux et, ces jours-là, le fait d'être silencieux signifiait qu'on était du côté de la violence. Et maintenant, ces personnes et ces institutions vont acquérir plus de pouvoirs, elles vont donc être récompensées…

C'est une séquence d'événements complètement illogique, mais cela montre que malheureusement, au Kosovo, la communauté internationale a perdu. C'est pourquoi elle essaie de mettre en place une stratégie de sortie consistant à donner aux Albanais tout le pouvoir, pour ensuite les critiquer de l'extérieur, en disant : vous faites mal ceci, vous faites mal cela.

A Prizren, par exemple, toutes les églises ont été brûlées. Dans ce cas, où est la responsabilité ? Bien sûr, les auteurs immédiats étaient des Albanais du Kosovo. Personne ne sait où était le maire de la ville ce jour-là. Toutes les boutiques avaient fermé à 3 heures de l'après-midi et, à 5 heures, les incendies commençaient. Cela montre bien que tout était organisé. Quand, par la suite, on a demandé à la MINUK et à la KFOR : « avez-vous trouvé qui a organisé cela ? », ils ont répondu : « non ». /…/ Et maintenant, il faudrait donner les pleins pouvoirs à la police de Prizren, bien que nous ayons des plaintes de certains Serbes selon lesquelles ils ont été battus par des policiers du Kosovo, qui les ont sortis de leurs maisons, sans même les laisser prendre leurs papiers. Ceci est tout à fait illogique, mais nous ne pouvons rien changer au cours des événements.

La MINUK a extrêmement peur d'une réitération de la violence. Quand il est annoncé sur Internet que les Albanais organisent une manifestation, elle ne cesse d'envoyer des messages : « n'allez pas ici », « n'allez pas là », « cette zone est très dangereuse », « mouvements restreints »… Les gens de la MINUK montent des murs et font venir des troupes pour se protéger, parce qu'ils ont peur. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point ces responsables ont eu peur en ces jours (de mars) , ils étaient morts de peur, parce qu'ils sont venus ici pour gagner de l'argent, pas pour être tués. Quand ils ont vu qu'ils pouvaient être blessés, ils ont eu une peur terrible. Donc, à la fin, le plus simple est de tout remettre aux Albanais et de dire aux Serbes : « participez aux élections ».

Dans une telle situation, participer aux élections ou ne pas y participer, c'est la même chose. Nous avons déjà participé ces deux dernières années et le résultat est nul. Il y a eu plus de gens qui ont quitté le Kosovo que de retours, nous avons eu les événements de mars au cours desquels des violences supplémentaires ont été commises, il n'y a pas de progrès sur le plan des droits humains ou de la liberté de mouvement, il n'y a aucun progrès nulle part. Le seul progrès qui ait été réalisé est que les Albanais du Kosovo diront qu'ils ont les Serbes du Kosovo dans leurs institutions et que ceci est un pays multiethnique, ce qui est un mensonge.

Il est extrêmement cruel de forcer les Serbes de participer aux élections, et c'est exactement ce que le chef de la MINUK fait pour l'instant. Il accuse les Serbes de poser des conditions. Nous ne posons pas de condition, nous demandons seulement qu'ils mettent en œuvre ce qu'ils ont signé, en fait ce qui a été accepté par la résolution 1244 de l'ONU ( qui mit fin à la guerre de 1999) . Ce ne sont pas des conditions que nous posons, c'est quelque chose qu'ils sont obligés de faire et qu'ils ne font pas. Mais, officieusement, la 1244 a été abolie, même si officiellement elle est toujours là.

Nous sommes plongés ici dans une combinaison de corruption locale des politiciens et institutions albanaises, de coopération avec la mafia, avec les groupes extrémistes, qui sont toujours armés, et, d'autre part, nous avons un problème avec la MINUK qui est très bureaucratisée /…/. L'économie du Kosovo est pratiquement inexistante, il n'y a pas d'économie saine ici. Personne n'investirait ici. Il y a encore des coupures de courant, plusieurs heures par jour. Pourtant, les mêmes centrales électriques fonctionnaient sans coupure quand elles étaient dirigées par des Serbes. Des pièces de rechange disparaissent. Et il y a eu un autre scandale avec l'Allemand qui a été nommé chef de la centrale électrique, il a volé de l'argent, des millions, et l'a mis sur un compte en banque à Gibraltar.

C'est une situation terrible. Amnesty International a écrit un rapport sur l'implication de la KFOR dans le trafic de femmes, la prostitution, sans parler de la MINUK. Et ces riches Albanais, qui ont des activités illégales et qui se font ainsi beaucoup d'argent – vous voyez leurs grandes maisons – gagné simplement en revendant quelque chose, des cigarettes dans le meilleur des cas, de l'héroïne, des femmes, des garçons, dans les pires des cas. Ils se vantent de pouvoir acheter les responsables de la MINUK, en échange d'argent ou de femmes, ou quoi que ce soit. Nous vivons dans une situation de chaos total et d'effondrement, et c'est une grande surprise, un grand miracle, que des Serbes restent ici. Ils restent probablement parce que la situation économique en Serbie est également très mauvaise et ils ne se sentent pas très encouragés d'y aller. Mais, si la situation était meilleure en Serbie, je peux vous assurer que très peu de Serbes resteraient ici, probablement que les moines et les moniales, parce que nous ne recherchons pas un bon niveau de vie.


Monastère démoli, près de Suva Reka, juillet 1999.

Il n'y a pas d'investissement dans les zones serbes. Vous avez vu Velika Hoca, rien n'a été investi là-bas. Ces gens ne travaillent nulle part, ils passent leur temps dans les cafés, à boire du café ou de la bière. Nous avons donné du travail à quelques uns d'entre eux ici à Decani. D'un autre côté, il y a beaucoup de donations dans les zones purement albanaises, qui sont présentées officiellement à vos gouvernements et à vos contribuables comme multiethniques. Par exemple, un projet multiethnique d'hôpital à Orahovac. Demandez aux Serbes de là-bas combien d'entre eux peuvent aller à l'hôpital d'Orahovac ! Très souvent, malheureusement, les Albanais trouvent un ou deux médecins serbes, ils leur donnent quelques centaines d'euros pour une signature signifiant qu'ils travaillent dans l'hôpital, et ensuite ils présentent ceci comme un hôpital dans lequel des médecins serbes travaillent et, officiellement, c'est présenté comme un projet multiethnique. Il y a beaucoup de tels projets au Kosovo, parce que – officiellement – tout doit être multiethnique. Il y a beaucoup de manipulations, mais concrètement, 99,9 % de tous les investissements sont allés exclusivement dans des mains albanaises, sous le prétexte de construction d'une société multiethnique. Par contre, les Serbes ne peuvent pas bénéficier de telles donations parce qu'elles iraient à des communautés monoethniques. Par exemple, quand une ville espagnole a rassemblé de l'argent pour une école dans une village serbe près d'Istok, l'administrateur régional de la MINUK – un Indien – a dit qu'il n'autoriserait pas cela parce qu'il s'agit d'un projet monoethnique, bien que toutes les autres écoles de la municipalité sont exclusivement en albanais. A la fin, une donation a été faite de Serbie, l'église a donné un terrain et nous avons construit l'école, mais l'argent n'est jamais arrivé aux Serbes.

La MINUK a le droit de s'opposer à des donations ?

La MINUK a une certaine influence, mais ce projet avait soulevé également l'opposition de l'administration municipale, qui ne voulait pas que l'argent aille aux Serbes. C'est un petit village, où il n'y a qu'une poignée de Serbes et l'école était le seul moyen de garder des enfants.

Question sur les Goranci

A Dragas, les Goranci vont complètement disparaître, par assimilation. D'abord, on leur a imposé qu'ils étaient des Bosniaques. Ils n'ont rien à voir avec la Bosnie, ils sont musulmans, d'origine slave, mais ils ne se considèrent ni Bosniaques, ni Serbes, ni Macédoniens, mais ils disent qu'ils sont Goranci. Mais il y a une forte tendance, via le parti SDA, à faire de tous les musulmans slaves au Kosovo des Bosniaques et de leur imposer le dialecte bosniaque. C'est très étrange. Ce sont des gens tout à fait désespérés. Ils n'ont personne pour les protéger. Au moins les problèmes des Serbes sont mieux entendus, parce que nous avons un gouvernement et des médias. Mais, les Goranci, c'est une tragédie silencieuse, comme les Roms (tziganes), les Ashkalis, les Egyptiens, ils vont disparaître totalement, personne ne veut d'eux.

En fait, ce que nous avons cinq ans après la guerre est que la communauté internationale au Kosovo va créer le territoire le plus monoethnique. Et cela aura été le travail de tous les gouvernements qui ont participé à ce projet. Bien sûr, les gens de vos pays ne savent rien de tout cela parce que les gouvernements, en particulier leurs bureaux ici, envoient de faux rapports et essaient de présenter une réalité tout à fait différente afin de justifier la campagne de bombardements de 1999, pour justifier tous les millions dépensés pour des projets monoethniques, pour justifier tous leurs échecs. Il est impossible de se battre contre cette machine de propagande. Après les événements de mars, bien sûr beaucoup de gens se sont rendus compte qu'il y a de réels problèmes, ce n'est pas seulement des Serbes qui ont des problèmes dans leur tête. Mais je peux vous assurer que dans quelques mois ils vont à nouveau dire que c'est le problème de notre perception. Ce genre de logique est extrêmement cruel, c'est de la mathématique pure. En décembre 2002, la MINUK a décidé d'amener un groupe de vieux Serbes du village d'Osojane à Pec – une ville totalement monoethnique, où ne vit pas le moindre Serbe, à l'exception des nonnes du monastère situé à la périphérie. Ils voulaient les amener en bus pour qu'ils touchent leur pension en ville, pour faire une expérience, comme faire promener un chien dans la rue. L'évaluation de la sécurité était : il n'y a plus eu d'attaque contre les Serbes depuis 1999. Bien sûr, il n'y a pas eu non plus d'attaque contre des Chinois, parce qu'ils ne vivent pas là !

Pec était donc considéré comme une zone très sûre pour les Serbes. Que s'est-il passé ? Ces personnes âgées ont été amenées dans le bus et ont été attaquées avec des cocktails Molotov, avec des pierres, des centaines de jeunes Albanais ont pris le bus d'assaut et les ont presque tuées, plusieurs policiers ont été blessés. Et après cela, pensez-vous que le maire de la municipalité est allé visiter ces gens, ou un représentant quelconque du gouvernement du Kosovo ? Et maintenant, ils doivent voter ! Pec est dans leur municipalité et officiellement ils... Et bien sûr, l'hôpital de Pec a reçu des donations en tant qu'institution multiethnique. S'ils ne veulent pas aller dans cet hôpital, c'est certainement qu'ils ont un problème, dans leur tête ! (rire)

Nous avons donc affaire à beaucoup d'hypocrisie, à beaucoup de mensonges, et c'est extrêmement dur à changer parce que ceux qui sont supposés parler de cette réalité et la changer ne sont venus que pour l'argent. Je suis désolé de dire cela, il y a beaucoup de gens bons, mais l a personne typique de la MINUK est un mercenaire international, qui va en Irak, en Afghanistan, ou ailleurs, et met des milliers de dollars ou d'euros dans la poche, qui s'en fiche des Serbes, des Albanais, des Balkans. Ils veulent simplement rentrer chez eux et mener une vie de riche. Et bien sûr, vous avez des gens d'éducation ou de compétence totalement différentes. Il y a des gens très bien formés à leur travail, mais il y en a d'autres de pays où la démocratie n'a jamais existé. Et ils sont supposés apporter la démocratie ici ! C'est parfois si drôle. Ce serait très drôle si ce n'était pas si tragique.

Je suis tout à fait d'accord que la MINUK est vraiment une institution pourrie qui doit être transformée, mais je ne suis pas d'accord que la solution serait de démanteler la MINUK et de tout donner aux Albanais, car ce serait encore pire. Quelles sont les perspectives ? Dans une société où les mafiosi influencent tout ce qui se passe, comment pouvez-vous vous attendre à un développement de l'économie, comment pouvez-vous vous attendre à ce que le Kosovo s'intègre où que ce soit ?

A la lecture des journaux, je crains également que pour la Serbie, l'appartenance du Kosovo n'est plus qu'une rhétorique. Les gens en Serbie, au moins les politiciens, ne pensent pas incorporer le Kosovo en Serbie, que feraient-ils avec deux millions de personnes, avec un chômage et une criminalité extrêmement élevés, avec la persistance de l'organisation terroriste de l'UCK, avec des frontières qui ne peuvent même pas être contrôlées par 20.000 soldats de l'OTAN, que feraient-ils de cela ? Personne ne veut du Kosovo, mais si le Kosovo devient indépendant, je crains que les problèmes s'aggraveront encore.

Pensez-vous que l'on puisse s'acheminer vers une division du Kosovo, le nord restant en Serbie, en échange de la cession à un Kosovo indépendant de la vallée de Presevo, dans le sud de la Serbie ?


Icônes incendiées dans l'église orthodoxe de Mitrovica.

Tout est possible, mais si cela est mis en œuvre, cela signifiera également la fin de la Macédoine et les Serbes de Bosnie demanderaient pourquoi ils doivent vivre avec les Musulmans et les Croates s'ils n'en ont pas envie.

/…/

… et c'est exactement ce qu'ils ne veulent pas donner aux Serbes du Kosovo. Je pense que toute forme de division, bien sûr, est toujours possible, mais cela aurait des conséquences très négatives. Et, en fin de compte, s'il y a un Kosovo indépendant, pensez-vous que la situation dans les Balkans va se calmer, pensez-vous que ce territoire peut prospérer économiquement, que l'Europe ouvrira un jour ses portes à deux millions d'Albanais du Kosovo, dont beaucoup sont profondément impliqués dans le crime organisé et la mafia, les voyez-vous se promener librement à Bruxelles ou ailleurs ? /…/ S'ils ne reçoivent pas d'argent, et il n'en recevront probablement pas à la fin, parce qu'on ne peut pas donner de l'argent perpétuellement, sans économie saine, vous pouvez vous attendre à ce que des gens d'Arabie saoudite ou d'ailleurs arrivent, et les vrais problèmes vont apparaître. La seule chose que je sais est que la politique internationale au Kosovo a été complètement erronée. Le Kosovo est une priorité européenne et il est très important que les Etats-Unis et l'Europe trouvent une approche politique commune entre sur ce sujet. Les Albanais du Kosovo croient qu'ils ont le plein soutien des Etats-Unis, quoi qu'ils fassent, ce qui à mon avis n'est pas vrai, mais en ce moment les priorités américaines sont ailleurs. Il semble que l'ancien soutien de l'administration Clinton aux Albanais, qui ne souffrait pas de la moindre réserve, existe encore maintenant.

La différence entre les approches américaine et européenne est que les Américains sont toujours plus pragmatiques. Je suppose que le plan américain est d'imposer une solution finale le plus tôt possible, quelque chose comme un nouveau Dayton. Donc, le nouveau chef de mission, M. Goldberg, qui a été chef d'état-major à Dayton, n'est pas par hasard au Kosovo actuellement. Il vient de la compagnie de M. Holbrooke, il est un des créateurs de l'accord de Dayton, un des « Albright boys ». Et probablement, le sous-chef de la MINUK sera à nouveau M. Rossim (?), une personne du temps de l'administration Clinton qui a été très impliquée au Kosovo, ancien chef de mission ici. Entre-temps, il a été ambassadeur en Croatie et il va probablement revenir. Je pense que la présence de ces deux personnes ici montre que les Etats-Unis deviennent très frustrés et qu'ils veulent une solution aussi vite que possible. D'un autre côté, les pays européens sont un peu inquiets qu'une solution boiteuse aurait des conséquences très négatives, certains pays s'opposent ouvertement à l'indépendance du Kosovo, ils voudraient non seulement que le Kosovo reste d'une manière ou d'une autre lié à la Serbie-Monténégro, mais aussi que le Monténégro reste lié à la Serbie. Mais je crains qu'il y aura un problème pour faire comprendre aux gens de Serbie pourquoi ils doivent rester avec le Monténégro, parce que de plus en plus de gens pensent qu'il faut les laisser filer, qu'on ne peut rien faire avec eux. La situation au Monténégro est très similaire à celle du Kosovo : pas d'économie, contrebande de cigarettes, etc. Nous avons donc deux régimes qui sont vraiment un très lourd fardeau pour l'économie serbe, qui est elle-même très faible. Malheureusement, beaucoup de gens se disent qu'ils vivront probablement mieux tout seuls. Mais cela peut avoir des conséquences tragiques pour ces gens qui se sentent Serbes, en particulier au Kosovo, mais aussi au Monténégro. J'aimerais voir une solution intégrale qui prenne en considération la région entière et permette davantage de prospérité économique, et non la création de républiques bananières instables, dirigées par des mafieux et représentant un fardeau pour toute la région.

Ce genre de solutions aurait dû intervenir il y a 10 ou 15 ans, maintenant n'est-ce pas un peu tard ?

Il n'est jamais trop tard, simplement parce que je ne peux pas imaginer à quoi ressemblerait le Kosovo s'il devenait vraiment indépendant. Ses relations avec la Serbie ne seraient jamais bonnes, la Macédoine le considérera toujours comme une menace parce que les Albanais du Kosovo ont des prétentions sur la Macédoine, ce qu'ils ne cachent pas. Et, à la fin, le Monténégro aura des problèmes avec sa communauté albanaise. Elle est très silencieuse pour l'instant, mais elle peut facilement commencer à demander certaines parties du territoire, notamment la région d'Ulcinj. Et cela pourrait même s'étendre à la Grèce, bien que là ce soit un peu plus difficile, parce que la Grèce est membre de l'Union européenne.

La situation des Serbes du Kosovo est très précaire, très morne. Je ne vois vraiment pas comment cela va se passer.

Vers une indépendance formelle du Kosovo, à l'irakienne ?

Tout est possible. Je ne sais qu'une chose, que les politiciens du Kosovo disent maintenant que, le lendemain de l'indépendance, tout ira bien, il y aura soudainement du courant électrique, de riches Américains et Européens viendront investir des millions, cela sera l'Eldorado. Quelqu'un doit dire à ces gens que cela ne se passera pas ainsi, mais que le pire arrivera. Ils ne pourront plus compter sur le personnel de la MINUK, parce que – quel que soit le niveau de corruption au sein de la MINUK – il y a des gens qui ont de l'expertise, de l'expérience et qui sont capables d'aider ou d'organiser certaines choses. Mais si tout est donné aux Albanais, qui n'ont aucune tradition de diriger un pays, je crains que cela sera terrible. Ils auront des institutions officielles, avec M. Rugova faisant office de président, mais en coulisses, ce sera le règne de certains clans et groupes qui utiliseront le Kosovo comme base de leurs activités dans toute l'Europe et, en particulier, dans les Balkans. Ils gagnent beaucoup d'argent. Quand vous voyez que l'on construit tellement d'immeubles sans voir de cheminée d'usine ou d'industrie, il doit y avoir des sources d'argent. Officiellement, ils disent « nous avons des cousins qui travaillent en Allemagne ». /…/


Maison serbe dévastée lors des pogroms de mars 2004

Il y a des articles qui disent que près 80 % des narcotiques arrivant en Europe occidentale sont passés par le Kosovo. Si c'est vraiment vrai, je crains que ce soit tout à fait assez pour un tel développement. Mais ce développement ne touche qu'un certain nombre de personnes, parce qu'il y a aussi des gens pauvres. Dans la municipalité de Decani, 40 % des ménages n'ont pas d'eau courante. J'ai parlé avec le représentant de la MINUK à Decani et il m'a dit qu'il serait très important d'améliorer l'infrastructure. La municipalité voudrait construire un grand centre touristique dans les montagnes, avec un golf. Elle espère que les touristes viendront ici dépenser leur argent, alors qu'il n'y a pas le moindre restaurant correct où vous pouvez être sûr de ne pas attraper une maladie. Il y a une terrible absence de contact avec la réalité. Au lieu de se concentrer sur les problèmes réels et d'essayer de les résoudre pour développer l'économie… Mais il n'est possible de développer l'économie que si règnent la loi et l'ordre. Comment le faire ici quand, s'il pleut, c'est probablement parce que M. Haradinaj en a décidé ainsi (?) . Ce qui se passe ici est à la fois terrible et surprenant.

Avez-vous remarqué le grand nombre de stations d'essence ? Pourquoi ? Est-ce parce qu'il y a tellement de véhicules ? Même dans les pays très développés, il n'y en a pas autant, il n'y a aucun besoin d'en construire autant. Elles sont avant tout destinées à blanchir l'argent sale L'argent vient du trafic d'armes ou d'explosifs à Pristina, ou encore de trafics réalisés en Europe.

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Ces bureaux pourraient dire ce qui se passe vraiment, mais je crains que beaucoup ont reçu des tas de critiques parce que l'information correcte n'a pas été envoyée du Kosovo aux capitales occidentales, et c'est pour cela que tout le monde a été surpris. Je n'ai pas été surpris. J'ai été seulement surpris que la réaction internationale ait été si faible, mais je n'ai pas été surpris par ce qui est arrivé. Cela peut se reproduire demain. Il y a un potentiel de violence et les leaders n'ont qu'à donner le signal du départ. Cela a été loin d'être spontané.

Durant les semaines qui ont précédé le 17 mars, il y avait pourtant eu plusieurs événements qui auraient dû alerter la KFOR et la MINUK.

Ils vivent dans le rêve que tout est sûr, que leur mission est un succès. J'ai été vraiment malade de lire leurs rapports bourrés d'optimisme irréaliste. Nous les avons averti que la situation est mauvaise. Lors du Nouvel An 2004, ils ont tiré pendant une demi-heure avec toutes sortes d'armes. C'est assez pour la KFOR sache qu'il y a tellement de…

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Nous avons besoin d'autres personnes, de personnes avec une vision, qui aient aussi certaines idées pour sortir de cette situation économique, et je pense que cette implication de M. Surroi 3 dans le processus politique est très intéressante. C'est un intellectuel qui voit, non seulement la corruption de la MINUK, mais aussi celle de la scène politique albanaise, qui mène le Kosovo vers un très sombre avenir. C'est pourquoi il a appelé son parti « Ora », ce qui veut dire « temps, heure ». Mais je crains qu'il ne reçoive pas beaucoup de soutien (aux prochaines élections) parce que ceux qui reçoivent le plus de soutien sont ceux qui ont la rhétorique la plus forte. Surroi est une personne éduquée, un des principaux intellectuels parmi les Albanais du Kosovo. Il voit que le Kosovo s'embarque pour un très sombre avenir avec ces gens. Dans une de ses dernières déclarations, il dit que si ces gens de l'UCK gagnent à nouveau (les élections) , il y aura à nouveau des violences au printemps. C'est très vraisemblable, parce qu'ils ne pourront pratiquement rien changer. Pour atteindre les réels standards pour l'indépendance, il serait nécessaire d'appliquer des réformes vraiment démocratiques. Vous ne pouvez pas vous attendre à ce que des gens qui ne peuvent imaginer de payer des taxes ou d'arrêter leurs activités illégales, comme Thaci et Haradinaj, s'engagent dans des réformes démocratiques. Ils voudraient avoir l'indépendance en cadeau. Bien sûr, il est très possible que la communauté internationale dise « vous ne pouvez pas la recevoir si vous vous comportez comme cela » et ils répondront « OK, nous pouvons faire descendre les gens dans la rue et, quand vous verrez un danger de nouvelles émeutes, vous nous la donnerez ». C'est donc un développement possible si, bien sûr, tout ne se passe pas comme ils le voudraient. Je ne vois aucun espoir, politiquement, je ne parle pas d'espoir spirituel, ce qui est une catégorie tout à fait différente, qui ne dépend pas – merci à Dieu – des réalités politiques (rire).

Je considère donc la situation politique comme extrêmement difficile. La communauté internationale essaie de trouver une réponse appropriée, mais elle a beaucoup de mal à la trouver. Je n'ai pas pu soutenir entièrement le rapport sur le Kosovo du représentant spécial de M. Kofi Annan. Il y a des parties très problématiques, parce qu'il insiste pour que l'on transmette de l'autorité aux institutions du Kosovo. Mais, d'un côté il est possible de voir que nous approchons d'une phase cruciale de la crise du Kosovo et nous faisons face à la possibilité de nouveaux troubles, meurtres et actes de violence. D'un autre côté, la communauté internationale fait preuve d'un manque de position politique unie, l'Europe n'a pas encore fait du Kosovo sa priorité, bien que cela soit plus important pour elle que l'Afghanistan, l'Irak et le Moyen-Orient. L'OTAN avertit constamment qu'elle veut réduire le nombre de ses soldats, ce qui signifie qu'il n'y aura pas de retours (de réfugiés serbes) , parce que les Serbes ne reviendront pas dans des endroits où il n'y aura pas de KFOR. Le processus de retours sera donc arrêté l'année prochaine, il n'y a pas de raison de s'attendre à ce qu'il puisse continuer normalement, à supposer que processus ait existé.

En essayant d'être un peu optimiste, parce que vous me semblez fort pessimiste…

J'essaie d'être réaliste. Je peux vous dire que mon analyse était la même avant les événements de mars. Des gens me disaient que je suis très pessimiste, que je dois avoir un problème. Mais, malheureusement, j'avais raison.

En essayant d'être optimiste, nous avons pu constater que, après les événements de mars, pour la première fois en près de cinq ans, les médias occidentaux ont parlé du Kosovo. Et, pour la première fois depuis le début des guerres des Balkans, les médias occidentaux ont parlé des Serbes comme de victimes.

C'est exact, mais nous n'avons vu aucune conséquence positive de cette attitude.


Scène des pogroms de mars
(Église St. Andrew à Podujevo)

Une conséquence positive pourrait, par exemple, être que, à l'entrée du village de Velika Hoca, la KFOR a rétabli le check-point qu'elle avait supprimé l'an passé. Dans d'autres endroits également, la KFOR a un peu augmenté les contrôles.

Vous avez entièrement raison, mais cela va durer quelques mois, puis une autre personne viendra et dira qu'il n'y a plus eu d'incident depuis 5-6 mois et qu'il faut supprimer le check-point. Par exemple, j'ai parlé il y a quelques jours avec un colonel de la KFOR qui m'a dit que le gouvernement suédois veut retirer ses troupes. Il doivent maintenant emprunter des hommes de brigades italiennes et allemandes et ils subissent une importante pression parce qu'ils disent qu'ils n'ont pas assez d'hommes pour s'occuper de nos check-points. En ce moment, l'OTAN dit qu'elle ne réduira pas ses troupes au moins jusqu'aux élections, mais je pense qu'elle le fera juste après, à la fin de cette année ou au début de la suivante. Elle a vraiment des problèmes pour recruter des hommes : les Britanniques sont maintenant partis, les Suédois partent aussi, les Italiens et les Allemands sont probablement les plus forts dans cette région, les Américains ont bien sûr un nombre d'hommes à peu près constant. En particulier, le centre du Kosovo est un problème, parce qu'une brigade britannique y était déployée, puis une scandinave, qui est en train de se retirer progressivement, ils ont amené des Tchèques et des Slovaques et disent qu'ils vont faire venir des Bulgares, des Roumains et des Ukrainiens. Les Ukrainiens sont déjà déployés dans le secteur américain.

Quel a été le résultat de l'action des troupes russes ?

Pour dire vrai, elles n'ont pratiquement rien fait, parce qu'elles étaient déployées presque exclusivement dans des zones peuplées seulement d'Albanais. Et bien sûr, elles avaient des problèmes financiers qui les ont poussées à partir.

A propos d'un possible transfert du commandement de la KFOR de l'OTAN à l'UE, comme en Bosnie

C'est un développement possible dans le futur, mais je ne sais pas comment cela se passera. Le commandement de la KFOR est un problème très particulier, parce que les événements de mars ont montré qu'il s'est complètement effondré. A la fin, le général américain a amené des troupes dans une autre zone, qui n'est pas supposée être sous son contrôle. Le commandement s'est effondré en zone française, par exemple, où certains emplacements ont été simplement abandonnés, un village a été abandonné bien qu'il soit situé à côté d'une base, l'église du sud de Mitrovica a été incendiée bien que 50 soldats étaient présents. En zone italienne, à 300 mètres de la base, 37 maisons ont été incendiées…

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Probablement au sein de la police de la MINUK parce que j'ai vu ces séquences vidéo. Ils ont réussi à repousser les Albanais du pont avec beaucoup de succès. La police de la MINUK a utilisé quelques véhicules blindés et des gaz lacrymogènes, ainsi que des balles en caoutchouc. Mais, à dire vrai, je ne pense que les Albanais étaient prêts à pénétrer dans le nord de Mitrovica, parce qu'ils savaient que les Serbes étaient armés et qu'ils leur tireraient dessus. Ils n'ont attaqué nulle part où ils s'attendaient à une riposte serbe. Ils ont attaqué les personnes isolées, âgées, où ils étaient sûrs qu'il n'y aurait pas de réaction.

Les lieux à attaquer auraient alors été sélectionnés à l'avance ?


Cathedrale de St. George à Prizren, incendiée en mars 2004

Je pense, oui. Il est très difficile maintenant de tout reconstituer, c'est ce que nous pensions que la MINUK ferait, ainsi que l'identification des principaux organisateurs de ces émeutes. Mais cela n'ait pas été fait. Environ 200 personnes ont été arrêtées, et c'est tout. Je ne sais pas combien ont été condamnées, mais 200 personnes ont été arrêtées en attendant la suite de l'enquête, parce qu'ils ont été reconnus sur des films. Mais le problème est, à nouveau, le témoignage, car qui osera témoigner devant un tribunal, en particulier contre des gens de l'UCK ? /…/

Bien sûr, ce qui est très important de mentionner, c'est qu'il n'y a absolument aucun empressement d'assumer des responsabilités parmi les internationaux. Personne n'a accepté de responsabilité. La MINUK a dit qu'elle a été surprise, et elle accuse les Albanais, les Albanais accusent la KFOR, la KFOR accuse je ne sais qui …

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Fin de la transcription. Ci-dessous, un résumé de la fin de l'entretien, sur base de notes.

Au fond, personne ne veut prendre de responsabilité au Kosovo : ni la MINUK, ni la KFOR, ni la Serbie. Le gouverneur est complètement dépassé et désire s'en aller. L'officier commandant les internationaux à Prizren a été décoré pour ce qu'il n'a pas fait : sauver des vies. Ses hommes sont restés enfermés dans leur base, ils ne sont pas intervenus.

Sur le rôle de l'église.

C'est de prier, et de prendre spirituellement soin des gens. C'est de dire la vérité : nous l'avons dite du temps de Milosevic, nous la disons au temps de l'UCK. Certes nous sommes aujourd'hui des cibles, mais nous sommes aussi des gardiens de l'histoire. Nous avons aidé tous les réfugiés : les Serbes d'abord, en 1998, et les Albanais plus tard. Nos Albanais ne viennent pas nous remercier parce qu'ils ont peur. Quand j'en rencontre à Pristina ils me parlent en anglais (ils parlaient serbe ici), parce qu'en parlant serbe en public, on risque la mort.

Il existe une différence entre les Albanais musulmans et les Albanais catholiques. Ils ne vivent pas en très bonne harmonie les uns avec les autres. Les musulmans utilisent les catholiques pour prouver qu'ils sont des Européens. Ibrahim Rugova a une photo du pape dans son bureau, mais il n'est pas croyant.

Les Albanais, qui par ailleurs ne sont pas très rigoureux dans leur islam, détruisent les églises, brisent les croix, les tombes. Ben Laden était présent en Albanie en 1994, alors que l'UCK se créait (officiellement, elle a été créée en 1996).

Sur la Yougoslavie d'autrefois.

Nous pouvons toujours nous plaindre de la Yougoslavie, mais je dois dire que j'ai eu une enfance très paisible. J'étudiais à Belgrade, j'allais en vacances… Il n'y avait alors qu'un pays, maintenant il y en a cinq. A l'époque, on espérait que le pays allait se développer, on était heureux. Aujourd'hui, certains se plaignent de la corruption, alors qu'ils ne s'en plaignaient pas quand ils étaient au pouvoir…

Sur les hommes politiques.

Rugova n'est qu'une ombre. Il parle en permanence d'indépendance, car pour lui il n'existe aucun autre problème. Il ne s'agit pas, pour ces politiciens albanais, de construire un Kosovo. Et Belgrade s'en désintéresse de plus en plus. Tous les liens sont coupés depuis que Kostunica est au pouvoir comme premier ministre. Durant la période Djindjic il arrivait de l'argent pour l'église, mais maintenant il n'y a pas d'assistance à l'église, alors qu'il faudrait aider les gens de Belo Polje, et les moniales de Devic qui vivent dans des containers depuis le mois de mars dernier. Ces gens de Belo Polje sont très désespérés, « encore plus désespérés que moi » (petit sourire) . Si Mgr Artemije n'a pas voulu bénir la collecte qu'on aurait pu faire en Occident pour reconstruire l'église, disant : « ce n'est pas le moment » c'est parce qu'il veut que les Serbes conservent les meilleures relations avec l'Occident.

A Gorazdevac et Velika Hoca, des enfants devaient aller en Grèce pour les vacances. J'ai demandé que les taxes sur les passeports soient prises en charge, pour que les familles n'aient pas à les supporter ; mais on n'a pas répondu à ma lettre.

Kostunica est un homme honnête, il n'est pas mauvais ; mais c'est un professeur, il n'a pas de contact avec la réalité. Il est entouré de conseillers qui ne vont jamais au-delà du pont de Mitrovica.

La coalition gouvernementale G 17 – Kostunica – Draskovic, soutenue par les socialistes, est très artificielle. On est en présence d'une attitude irresponsable de Belgrade. Le gouvernement serbe n'a aucune solution. Si on lui demande ce qu'il veut faire, il répond toujours : garder le Kosovo ; mais il ne soulève jamais la question du statut. Quant à la KFOR, elle veut retirer ses troupes, et les Albanais crient victoire.

Ce qui arrive est terrible. Nous vivons des temps très difficiles. Mais ce n'est que de l'éphémère. Tout finit : nous mourrons, ce monastère même doit finir, mais il y a la Résurrection et la vie éternelle.

Si les internationaux s'en vont, ce sera un bain de sang et les monastères - et, parmi eux, celui-ci - seront détruits. Il n'y aura plus un seul Serbe au Kosovo.

Pour les responsables de la MINUK, il est temps de déléguer le pouvoir aux Albanais. Bernard Kouchner et Richard Hollbrooke continuent à suivre le dossier, puisqu'ils se sont rendus récemment à Belgrade. La teneur des entretiens n'a pas filtré, mais il semble bien qu'ils organisent le lâcher du Kosovo, et que Belgrade se soit rallié à cette solution.

Propos traduits (de l'anglais) et transcrits par Georges Berghezan et Dominique Frey

1. Il s'agit du site http://www.kosovo.com/ , où l'on trouve notamment une importante banque de données sur les événements des dernières années.

2. La doctrine officielle de l'ONU et des gouvernements occidentaux était que les standards (en matière de respect des droits humains principalement) devaient précéder la discussion du statut final du Kosovo, ce qui était résumé par la formule « les standards avant le statut ».

3. Veton Surroi est éditeur de Koha Ditorre, le principal quotidien du Kosovo (en albanais). En 1999, il avait dénoncé la « fascisation » de la société albanaise, avant de se rétracter.

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