Georges Berghezan
24 mars 2009
Le 24 mars 1999, les bombardiers de l’OTAN entamaient 78 jours de raids sanglants sur la République fédérale de Yougoslavie (RFY), y compris la province serbe du Kosovo en proie à des violences séparatistes depuis trois années. Si les bombes occidentales n’eurent que peu d’effet sur la capacité militaire de l’armée serbo-monténégrine – 13 tanks détruits, notamment -, elles s’avérèrent dévastatrices pour la population civile : ponts, écoles, usines, marchés, trains, convois de réfugiés, stations et émetteurs de radio-télévision, et même l’ambassade chinoise, furent particulièrement visés.
Révoltés par ces attaques brutales qu’encensaient des médias intoxiqués par une vision manichéenne des conflits dans les Balkans, quelques militants décidèrent de briser le silence complice d’une majorité de pacifistes. Ils proposèrent à la signature de la population l’appel d’un groupe de juristes belges dénonçant, au nom du droit international, cette agression. Ces militants, de diverses sensibilités de gauche, continuèrent à se réunir après la guerre et donnèrent bientôt naissance au Comité de surveillance OTAN.
C’est donc ce conflit, il y a dix ans, qui est directement à l’origine du CSO. Une décennie plus tard, il est donc légitime de se demander ce que sont devenues les entités qui constituaient alors la RFY, et en particulier le Kosovo, au cœur du conflit.
Découpage balkanique
Le Monténégro a totalement rompu les amarres avec la RFY en proclamant son indépendance en 2006, et entraînant la dissolution de la fédération et l’indépendance – non souhaitée – de la Serbie. Le pouvoir reste – depuis près de 20 ans ! – sous la coupe de l’inamovible Djukanovic, dont un éventuel retrait du pouvoir signifierait la fin de l’immunité et un possible mandat d’arrêt de la justice italienne qui le suspecte d’être un des principaux alliés étrangers de la Sacra Corona Unita et d’autres mafias locales. Vendue aux milliardaires russes, les dirigeants de la petite république – 300.000 habitants – promettent d’en faire le Monaco de la côte adriatique.
Après le renversement de Milosevic en 2000, la Serbie s’est fortement rapprochée de l’Union européenne et même des Etats-Unis, tout en intensifiant ses relations avec la Russie. Si l’adhésion à l’OTAN continue à être rejetée par la population et n’est officiellement pas à l’ordre du jour, celle à l’UE est l’objectif prioritaire du gouvernement de Belgrade, avec – bien sûr – la défense de l’intégrité territoriale du pays. La fin de l’année 2008 a connu une double victoire diplomatique de la Serbie, des succès qui semblent mettre fin à une très longue période d’ostracisme. D’une part, l’Assemblée générale de l’ONU a adopté une résolution demandant l’avis de la Cour internationale de justice sur la légalité de la proclamation d’indépendance du Kosovo. D’autre part, la mission européenne EULEX, qui entendait se substituer à la mission de l’ONU en place depuis 1999, a dû se soumettre aux conditions de Belgrade pour obtenir un minimum de légitimité et se faire adouber par le Conseil de sécurité, où la position ferme de la Russie a été décisive.
Ainsi, EULEX n’aura pas pour mandat de bâtir un Etat indépendant au Kosovo, mais d’y assurer « la loi et l’ordre », en coordination avec le KFOR, force de l’OTAN dont le mandat n’a guère changé depuis la fin des bombardements et dont le niveau actuel s’élève à quelque 16.000 hommes. Bien que, un an après la proclamation d’indépendance, le nombre d’incidents graves reste assez limité, le Kosovo demeure un baril de poudre, dont la mèche semble localisée dans la ville divisée de Mitrovica. Le nord de la région continue à vivre au rythme de la Serbie, bien qu’EULEX tente timidement d’y établir sa présence. Le reste de l’entité, où la majorité albanaise est plus écrasante que jamais, connaît le taux de chômage le plus élevé d’Europe et est totalement dépendante de l’aide extérieure, Etats-Unis et Allemagne en tête, ainsi que des contributions de l’importante diaspora albano-kosovare. Les enclaves, serbes ou d’autres minorités, sont de véritables ghettos qui n’ont guère changé depuis la mission d’enquête organisée par le CSO durant l’été 2004. La sécurité, l’emploi, la liberté de mouvement, et même l’accès au courant électrique, continuent d’être des notions de plus en plus abstraites pour les habitants de ces enclaves.
Sordides trafics
Par ailleurs, des faits monstrueux, commis essentiellement il y a dix ans, mais relégués alors parmi les rumeurs les plus fantaisistes, trouvent aujourd’hui leur confirmation et rendent encore plus abject le soutien apporté par les bombardiers et les fantassins de l’OTAN aux indépendantistes de l’Armée de libération du Kosovo, aujourd’hui au pouvoir à Pristina. Une enquête sur les trafics d’organes de prisonniers serbes et peut-être de prostituées « usagées » de divers pays de la région a été lancée par le Procureur pour crimes de guerre de Belgrade après les révélations de Carla Del Ponte, son homologue au Tribunal de La Haye, dans son livre « La Caccia », toujours non traduit en français plus d’un an après la sortie de son édition italienne. Des victimes sont maintenant identifiées, de même que des exécutants et divers lieux dans le nord de l’Albanie où se pratiquaient ces morbides prélèvements, jusqu’à ce que mort s’en suive pour les « donneurs ». Une enquête a également été commandée par le Conseil de l’Europe à Dick Marty, le sénateur suisse qui s’était illustré en mettant à jour les fameux « vols secrets » de la CIA. Par ailleurs, fin 2008 à Pristina, une clinique pratiquant illégalement des prélèvements et des greffes d’organes – sur base « commerciale » ici – a été démantelée et on s’est vite aperçu qu’un des médecins arrêtés avait déjà été cité par des témoins impliqués dans les trafics des années 1999-2000.
Il apparaît aussi que la Mission de l’ONU au Kosovo a bel et bien enquêté sur cette affaire en 2003, ce qu’elle niait il y a quelques mois encore, et que le Tribunal de La Haye a détruit des preuves (matériel chirurgical…) trouvées en Albanie lors de cette enquête. Il est significatif que Del Ponte ait révélé ces crimes juste après son départ du Tribunal et que ce dernier a déjà avancé diverses justifications pour ne pas s’y intéresser, car ils n’auraient pas été commis sur le territoire de l’ex-Yougoslavie ou pendant une période de guerre. La complicité d’officiels de l’ONU en poste au Kosovo, qui auraient couvert ce trafic ou empêché toute enquête sérieuse, est de plus en plus souvent avancée.
Certes, treize mois après sa proclamation, 56 pays ont reconnu l’indépendance kosovare, mais il s’agit essentiellement de membres de l’OTAN et de micro-Etats. C’est sans surprise qu’on apprend que certaines reconnaissances ont été achetées : ainsi, le pot-de-vin au ministre des Affaires étrangères des Maldives, le dernier pays à reconnaître le Kosovo, se serait élevé à 2 millions de dollars. Mais il reste 138 Etats qui n’ont pas reconnu le Kosovo et parmi eux pratiquement tous les poids lourds d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine.
Transformer le trou noir de l’Europe en un Etat crédible, telle est l’improbable mission que UE et OTAN se sont arrogée. Le moins que l’on puisse dire est que dix ans de présence occidentale n’ont guère amélioré le sort de la population albanaise, à l’exception du crime organisé, infiltré jusqu’à la tête du gouvernement. Quant aux Serbes et autres minorités, ceux qui sont restés – une petite moitié de la population d’avant les bombardements – doivent souvent vivre dans des conditions infrahumaines, difficilement imaginables à deux heures de vol de Bruxelles. Non seulement illégale et meurtrière, la glorieuse « intervention humanitaire » de l’Occident a permis un nettoyage ethnique sans doute irréversible et plongé le Kosovo dans une absence totale de perspective de développement.