Une délégation de haut niveau conduite par le mollah Abdul Ghani Baradar, le haut dirigeant des Taliban et son négociateur en chef lors des pourparlers de Doha, a tenu des consultations à Téhéran et à Moscou cette semaine du 26 au 29 janvier dans un climat d'incertitude croissante sur le processus de paix afghan.
Un commentaire de Radio Free Europe - Radio Liberty, média financé par le gouvernement US, disait jeudi que « le sort de l'accord (entre les USA et les talibans) qui a bientôt un an est en jeu », alors que le gouvernement afghan dirigé par le président Ashraf Ghani est « désireux d'exploiter la fractures entre les talibans et Washington, et pousse à tout le moins à perturber l'accord (de Doha) ».
RFE-RL ajoute: « Sentant une opportunité de faire avancer leurs intérêts, les responsables afghans font maintenant pression pour maintenir une force antiterroriste US au-delà de la deadline de mai pour le retrait complet. Biden préconise depuis longtemps le maintien d'une force antiterroriste en Afghanistan comme moyen de dissuasion contre d'éventuelles menaces terroristes. »
En effet, si un alibi est nécessaire pour un déploiement prolongé des troupes US en Afghanistan, l'administration Trump sortante pourrait justement en avoir fournir un, le département du Trésor ayant notifié au Pentagone dans un memo du 4 janvier :
L'accord de Doha de février de l'année dernière prévoyait que les troupes US se retireraient complètement d'ici le mois de mai, mais à condition que les talibans coupent tous leurs liens avec al-Qaïda. Cette conditionnalité est en train de devenir un prétexte de rupture. Les talibans se sentent trompés et ont réagi avec indignation, affirmant que « certains cercles cherchent à prolonger cette guerre imposée à la nation afghane dans la poursuite de leurs intérêts et objectifs malveillants ». Les talibans soupçonnent - avec de bonnes raisons - que les États-Unis modifient leur objectif sur la base des apports des services de renseignement afghans.
En effet, le secrétaire d'État américain Antony Blinken a laissé entendre lors de sa première conférence de presse à Washington après avoir pris ses fonctions le 27 janvier, qu'une révision de la politique sur l'Afghanistan pourrait être envisagée, car « l'une des choses que nous devons comprendre est qu'est-ce qu'il y a exactement dans les accords qui ont été conclus entre les États-Unis et les talibans (à Doha), pour nous assurer que nous comprenons pleinement les engagements que les talibans ont pris, ainsi que les engagements que nous avons pris. »
Le 28 janvier, Blinken a appelé le président Ashraf Ghani et a « partagé avec lui le fait que les États-Unis étaient en train d'examiner l'accord de février 2020 entre les États-Unis et les talibans, et d’examiner si les talibans respectaient leurs engagements de couper les liens avec les groupes terroristes, de réduire la violence en Afghanistan et d'engager des négociations significatives avec le gouvernement afghan et d'autres parties prenantes. »
L'administration Biden est en train de prendre ses distances avec l'engagement explicite d'un retrait total des troupes US d'ici mai, conformément au pacte de Doha. Dès lors, le moment choisi pour le voyage du mollah Baradar à Téhéran peut être mis en perspective comme une tentative effrénée des Taliban de consolider les appuis régionaux. Il est intéressant de noter que Baradar aurait déclaré lors de sa réunion à Téhéran le 27 janvier avec le secrétaire du Conseil suprême de la sécurité nationale iranienne Ali Shamkhani: « Nous ne faisons pas la moindre confiance aux États-Unis, et nous combattrons toute partie qui leur servira de mercenaire. »
Baradar a assuré à Shamkhani que les talibans étaient ouverts à la participation de tous les groupes ethniques pour façonner le futur de l'Afghanistan, et que les talibans maintiendraient la sécurité à la frontière entre l'Afghanistan et l'Iran. Ce sont bien entendu les principales préoccupations de Téhéran. Toutefois, Shamkhani ne s'est engagé à rien - bien qu’il ait exprimé des critiques sur les intentions US. Shamkhani a souligné que l'Iran était totalement opposé à une prise de contrôle par les talibans en Afghanistan. Il a également souligné l'importance du partage du pouvoir et d'un règlement de paix inclusif.
Malgré les tensions entre les Etats-Unis et l'Iran, Téhéran attache la plus haute importance à la stabilisation de l'Afghanistan et ne cherchera pas à saper les efforts pour un règlement négocié. En fait, l'Iran estime que les États-Unis sont aujourd'hui une puissance bien diminuée et qu'ils ne sont plus en mesure d'imposer leur volonté ou d'agir unilatéralement dans les conflits régionaux.
Un éminent expert iranien des questions afghanes et pakistanaises, Pir Mohammad Mollazehi, a récemment évoqué un accord en coulisse entre l'administration Trump et les talibans pour mobiliser les forces islamiques radicales locales en Afghanistan qui ont combattu en Irak et en Syrie, et pour les utiliser contre la Russie, la Chine et l'Iran. Mais selon lui, l'équipe de Biden ne permettrait pas une telle prise de contrôle à part entière par les talibans, et elle pourrait avoir des plans pour s'engager avec la Russie et la Chine ou même l'Iran.
Comme il l'a déclaré, Biden tentera également de distribuer le pouvoir entre les trois principaux courants - Abdullah Abdullah, Ashraf Ghani et les talibans - et si cela se produit, il y aura un nouveau gouvernement dans lequel toutes les factions auront une part de pouvoir. Curieusement, Téhéran est convaincu que le Pakistan est également enclin à encourager les talibans à partager le pouvoir à Kaboul.
Après Téhéran, la délégation talibane s'est rendue à Moscou, et elle s'est entretenue avec des responsables russes le 29 janvier. Un communiqué de presse du ministère russe des Affaires étrangères a déclaré: « La partie russe s'est prononcée en faveur de lancement de pourparlers intra-afghans substantiels et constructifs dès que possible, afin de mettre fin à la guerre civile sanglante et créer un véritable gouvernement national en Afghanistan. »
Ici aussi, en dépit des tensions dans les relations russo-américaines, Moscou s'est jusqu'à présent abstenue de contrarier la diplomatie US vis-à-vis des talibans. Lors de la conférence de presse hebdomadaire du ministère des Affaires étrangères à Moscou, le 16 décembre, la porte-parole Maria Zakharova a spécifiquement abordé cet aspect, en disant:
« Ces dernières années, la Fédération de Russie et les États-Unis ont établi un dialogue constructif sur le règlement pacifique en Afghanistan. Nos envoyés spéciaux sont restés en contact et, depuis 2019, avec nos partenaires chinois et pakistanais, nous avons mis en place le format d'une "troïka" élargie qui s'est avérée efficace pour promouvoir un règlement pacifique dans le conflit intra-afghan.
Nous espérons qu'une fois que le nouveau président des Etats-Unis entrera en fonction, les contacts russo-américains pour parvenir à la paix en Afghanistan se poursuivront dès que possible, de même que les efforts visant à neutraliser les menaces de terrorisme, d'extrémisme et de trafic de drogue émanant de ce pays.»
A priori, la Russie est favorable à la pression US sur les talibans pour qu'ils renoncent à leurs liens avec tous les groupes terroristes, ce qui comprend les militants de Tchétchénie et d’Asie centrale, et qu'ils acceptent un cessez-le-feu afin que les pourparlers de paix puissent avoir lieu dans une atmosphère propice. La position de la Chine ne peut pas être différente, étant donné ses préoccupations concernant la présence de militants ouïghours sur le sol afghan. Et ça continuera d’être le cas en dépit de l’attitude contradictoire de l’administration Biden envers la Russie et la Chine.
L'un dans l'autre, si l'administration Biden tient parole de forger « une stratégie collective pour soutenir un avenir stable, souverain, démocratique et sûr pour l'Afghanistan », - comme Blinken l'a promis à Ghani jeudi - ses efforts pour amener les talibans à la table de négociations « pour engager des négociations significatives avec le gouvernement afghan et d'autres parties prenantes » bénéficiera du soutien international.
Le fait est que personne ne souhaite que l’ampleur actuelle de la violence se poursuive en Afghanistan. Autrement dit, les talibans sont à nouveau confrontés au spectre de l'isolement international, comme cela s'était produit dans les années 1990, bien que le gouvernement Ghani lui-même soit extrêmement impopulaire, et ait la réputation d'être une clique de personnes corrompues, dénué de toute base ou légitimité politique