Pendant longtemps, depuis le début de l'opération militaire spéciale, je me suis senti vraiment seul dans ma compréhension des causes et des responsabilités du conflit ukrainien. La quantité de propagande officielle et non officielle provenant de toutes les sources journalistiques, gouvernementales et des médias sociaux de ma culture européenne, ici en Belgique, et de presque toutes les sources de mon pays d'origine, les États-Unis, me plongeait dans le désespoir. Une fois de plus, après un traitement similaire lors de la pandémie de SARS Cov-19, je me suis retrouvé aliéné de la majorité de "ma" société.
À vrai dire, cette situation n'est pas nouvelle. Toute ma vie d'adulte a été marquée par une opposition fondamentale aux actions internationales et aux positions géopolitiques de mon pays, les États Unis de l’Amérique. La vie en Belgique était tellement plus éclairée que celle de mon pays d'origine que j'ai fini par ne plus prêter attention aux actions internationales de mon pays d’adoption au fil des ans.
Pour moi, tout a changé en 2022, alors que j'observais avec horreur la catastrophe au ralenti qu'a été la descente lente, prévisible, voire mécanique, pratiquement robotique, vers un conflit militaire organisé ici en Europe. Et cette fois, j'ai clairement été témoin de la manipulation prévisible et fourbe de mes chers USA, mais aussi plus troublant, j'ai vu que mon précieux plat pays Belge se joignait comme en chœur au même scénario faux et médiocre dont l'état et les médias américains bombardaient tout le monde au fur et à mesure que le conflit nous envahissait. Oui, mon pays de l'autre côté de l'Atlantique m'a menti et a déclenché une guerre ici en Europe. Oui, ici mon pays de ce côté de la mer du Nord m'a menti et a suivi les signaux de son maître américain.
Il est rare de rencontrer des Ukrainiens ici à Bruxelles et encore plus rare de rencontrer un Ukrainien du Donbass, où a été planté le grain qui est devenu la plante mangeuse d'hommes fertilisée par huit années de bombes, de sang et de larmes. Je suivais un cours de niveau universitaire et l'un de mes professeurs était un francophone non natif à la voix douce nommé Marko, dont j'ai découvert qu'il était originaire de Donetsk. J'ai discuté avec lui avec enthousiasme après les cours, essayant d'obtenir des informations sur sa ville natale, son pays et la vie là-bas. Plus tard, je lui ai demandé si je pouvais l'interviewer afin que d'autres Belges, qui n'ont peut-être jamais rencontré un habitant du Donbas, puissent également avoir l'occasion de s'intéresser à ces personnes oubliées qui ont joué un rôle essentiel dans l'histoire qui nous a tous dépassés. Il a convenu que cela pourrait être une bonne chose à faire et je lui ai donc soumis un certain nombre de questions auxquelles il a gracieusement répondu. (Bud Blumenthal)
Bud: Vous êtes originaire de Donetsk, et vivez et travaillez à l’Ouest depuis dix ans. Pouvez-vous nous dire à quoi ressemblait votre vie en Ukraine pendant votre enfance et votre jeunesse ?
Mikhail: Je suis né dans la ville de Donetsk et j’y ai vécu pendant une trentaine d’années. Mon enfance s’est passée pendant l’époque soviétique. C’était la période où la ville se développait rapidement. Cela concerne l’industrie, la culture et la science. La population a atteint un million d’habitants. Notre famille a obtenu gratuitement un appartement dans un nouvel immeuble de neuf étages. Au cours des années 1980, en URSS on accordait beaucoup d’importance au sport. Comme la plupart de mes amis, j’étais dans une classe de sport. Les entrainements sportifs réguliers étaient combinés avec les horaires scolaires. Les enseignants collaboraient avec les entraîneurs. Tout était gratuit, y compris deux repas par jour à la cantine de l'école. Nous nous sentions habitants de l’URSS. Le russe était pratiquement la seule langue dans la ville, la langue de l’éducation, du travail et de la vie quotidienne. Nous étudiions l’ukrainien à l’école aussi, mais dans une moindre mesure. Dans le domaine culturel (théâtre, chansons, TV, radio), les deux langues coexistaient. Ma mère était bilingue et adorait la littérature et les chansons ukrainiennes.
Qu'est-ce qui vous a amené en Belgique ? Était-ce étrange pour vous de déménager ici ? Qu'est-ce qui est le plus différent ici en Belgique par rapport à votre ville d'origine ? Quels sont les meilleurs aspects de la vie ici ? Qu'est-ce qui manque ?
La crise économique a conduit à l'effondrement de l'Union soviétique et ça a continué en Ukraine indépendante. Étant un jeune spécialiste diplômé, j’ai commencé de travailler à Donetsk. Mais le salaire était bas et insuffisant. J’ai continué mon éducation (grâce aux programmes gratuits) et mon travail en Europe de l’Ouest. Finalement, j’ai trouvé un travail en Belgique. Il n’était pas étrange pour moi de déménager ici. Avant, j’avais déjà une expérience de vie à l’étranger. La Belgique est un pays bien organisé, avec une bonne attitude envers les étrangers qui ne maitrisent pas bien les langues du pays. Lorsque tu as un travail que tu aimes et le cadre de vie qui te convient, qu’est-ce que te manque ? Principalement, les membres de ta famille, tes amis et l’ambiance de ta langue maternelle. Mais avec les moyens de communication actuels, tu ne te sens plus détaché de tout ça.
Quel est votre sentiment sur l'avenir ici en Belgique ? Que pensez-vous de l'avenir de l'Europe en général ?
Aujourd’hui, l’escalade militaire s’intensifie. L’Occident s’est radicalisé contre la Russie et l’Ukraine russophone. Il y a un risque sérieux d’un conflit en dehors de l’Ukraine.
Avez-vous un sentiment d'allégeance envers l'État ukrainien ? Si non, pourquoi ?
Depuis le coup d’État à Kiev en 2014, qui a tué une centaine de gens, beaucoup d’événements tragiques ont eu lieu en Ukraine russophone. Une cinquantaine d’Ukrainiens a été tuée à Odessa le 2 mai 2014 (la plupart brûlés vifs). Plusieurs personnes ont été tuées par les paramilitaires nationalistes à Marioupol le 9 mai 2014. Ces massacres ont été commis dans le territoire sous le contrôle du régime de Kiev. Ces massacres restent impunis et aussi ignorés et oubliés par les pays occidentaux.
Le régime de Kiev ne s’est pas arrêté là. Une guerre civile a éclaté dans l’est du pays. Entre 2014 et 2021, le nombre de victimes est estimé à environ 14.000. Plusieurs milliers d’entre eux sont les civils des républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk tués par l’artillerie ukrainienne pendant les bombardements des villes. Sur le territoire contrôlé par Kiev, un régime de terreur s’est établi. Entre 2014 et 2021, les meurtres des députés d’opposition et des journalistes ukrainiens restent impunis. Plusieurs milliers des citoyens ukrainiens sont mis en prison à cause de leurs sympathies politiques opposées au régime de Kiev. Finalement, en ignorant délibérément les accords de Minsk, le régime nationaliste a choisi une guerre avec la Russie. Après tous les crimes impunis commis par ce régime pendant neuf ans, l’État ukrainien actuel est mort pour moi.
Lorsque vous viviez en Ukraine, quels étaient vos sentiments à l'égard de la Russie ? Vos voisins et concitoyens avaient-ils des sentiments que vous pouvez décrire avec confiance ?
À l’époque soviétique, il y avait peu de différences entre l’Ukraine de l’Est et la Russie. Il n’y a pratiquement pas de différences, par exemple, entre Donetsk et Rostov, avec le même dialecte régional. Dans la région de Donetsk, il y a beaucoup de liens familiaux avec la Russie.
Quels étaient vos sentiments à l'égard de l'Occident, c'est-à-dire de l'Union européenne, de l'OTAN et des États-Unis lorsque vous étiez en Ukraine ? Vos sentiments à l'égard de l'Occident ont-ils évolué au fil du temps ?
Au cours des années 1990, nous étions naïfs. Il était très intéressant de découvrir ce monde peu connu, qui se basait sur les principes de la démocratie et de la liberté, comme on nous disait. Le premier dégrisement a eu lieu en 1999, lorsque l'OTAN dirigée par les États-Unis a bombardé la Serbie impunément et puis a changé ses frontières.
Après 1999, il semblait que la vie était revenue à son cours. Pourtant, l’élargissement de l’OTAN était toujours un signal d’alarme permanent indiquant que cette expansion pourrait se terminer mal.
Je suis arrivé en Europe occidentale pour travailler il y a plusieurs années, c’était bien avant les évènements tragiques en Ukraine. En Occident, tout m’intéressait : la culture, l’histoire, les opinions, la presse, etc. Bientôt, j’ai compris que dans ce monde dit « libre », la presse n’est pas neutre, surtout en ce qui concerne les questions cruciales des relations internationales, de la guerre et la paix. J’avais l’impression que tous les médias occidentaux du mainstream étaient bien dirigés d’un seul centre. Tous les articles et tous les reportages décrivant la Chine ou la Russie étaient rédigés de manière négative. Les Russes et les Chinois étaient toujours présentés par la presse occidentale comme les « bad guys ». La même chose partout en Occident, sans différence entre les médias de gauche ou de droite. Je me suis posé la question : pourquoi la propagande occidentale est systématiquement antirusse ?
Selon la presse occidentale du mainstream, il était nécessaire de bombarder la Serbie, l’Irak et la Lybie, avec le prétexte de protéger les civils/les minorités/les peuples. Dans ces cas, les médias occidentaux oublient les principes de souveraineté et de l’intégrité territoriale. En ce moment, les forces armées occidentales, y compris belges, mènent une guerre sur le territoire de la Syrie sans consentement du gouvernement syrien, mais personne n’appelle cela agression. Cependant, lorsque la Russie a commencé son opération militaire en Ukraine, les médias de l’Ouest ont appelé cela agression et déclaré vouloir respecter l’intégrité territoriale. Cette hypocrisie est répugnante. Un autre point important : la Belgique fédérale ne voulait pas entendre parler de l'Ukraine fédérale. C'est décevant.
Depuis le commencement de la guerre civile en Ukraine en 2014, au cours de huit ans, j’ai vu dans la presse belge beaucoup de mensonges, manipulations et désinformations. Le biais médiatique belge était toujours pro-régime-de-Kiev et antirusse. À quelques reprises, en tant qu’Ukrainien, j’essayais de contacter les journalistes belges, en les demandant de vérifier des informations publiées et d’utiliser d’autres sources. Toujours sans résultat.
En ce moment, le régime de Kiev attaque l’église ukrainienne principale, parce qu’elle est historiquement liée avec la Russie. Les prêtres sont expulsés de la Lavra de Kiev-Petchersk, le principal sanctuaire religieux de l'Ukraine. L'abbé est assigné à résidence. Dans la presse belge, je ne vois pas un seul mot sur ces persécutions religieuses. Aujourd’hui, j’ai l’impression de vivre dans la société décrite par Orwell dans son fameux livre « 1984 ».
Comment avez-vous vécu la révolution orange ? Votre pays a-t-il changé à la suite de cet événement ? Comment votre pays a-t-il évolué entre la révolution orange et les manifestations de Maïdan ?
Pour moi, les événements à Kiev en 2004-2005, appelés « la Révolution orange », étaient hostiles et russophobes.
En Ukraine, deux langues principales, l’ukrainien et le russe coexistaient pendant des centaines d’années. Le russe est la langue maternelle d’environ la moitié de la population. Plusieurs millions d’Ukrainiens sont bilingues. Depuis l’indépendance en 1991, l’État ukrainien systématiquement attaquait la langue russe et l’église ukrainienne liée avec la Russie. Après 2004, la politique de Kiev a polarisé la société ukrainienne. Le pays était profondément divisé en Est et Ouest bien avant 2014.
Au cours de la décennie 2004-2013, l'Ukraine progressivement devenait une anti-Russie. Chaque année, le nationalisme a été encouragé de plus en plus et la pression sur l'Ukraine russophone a été augmentée.
Comment avez-vous vécu les manifestations sur le Maïdan ? Considérez-vous qu'il s'agit d'une révolution ou d'un coup d'État ?
J’étais en Belgique en hiver 2013-2014. Dès le début, j'avais l'impression que quelque chose d'hostile était en cours. J'ai essayé de regarder TSN News (la principale chaîne ukrainienne), mais je n'ai pas pu continuer. La chaîne se contentait de promouvoir le nationalisme, de blanchir les manifestants et d'accuser les adversaires de tous les maux. Après les premiers décès, la propagande nationaliste est devenue frénétique. Une sorte de la "radio des Mille Collines".
Les protestations à Kiev étaient très bien planifiées, financées et organisées de l’étranger. Sous prétexte de lutter contre la corruption, un coup d'État sanglant s'est produit. Une centaine de gens a été tuée à Kiev. Bientôt, l’État ukrainien a été transformé profondément sous une forte influence des structures fascistes et néonazies.
Pensez-vous que la guerre dans votre pays aurait pu être évitée ? Si oui, comment ?
La fédéralisation avec deux langues officielles et le statut militaire neutre de l’Ukraine pouvait être une solution. L’Occident ne la voulait pas.
Avant 1991, nous ne pouvions pas imaginer des problèmes linguistiques et culturels russo-ukrainiens. La coexistence était naturelle, personne ne pensait à cela en Ukraine de l’Est. Après l’indépendance de l’Ukraine, cet équilibre invisible a été perturbé. Lorsqu’un groupe linguistique de la population veut conserver tous les droits, mais en priver un autre groupe de la population, c’est très dangereux. Cela concerne tous les pays multilinguistiques et multiculturels. Et c’est encore plus dangereux lorsque le nationalisme sauvage est cultivé et généreusement financé par les fonds étrangers. Fragile et corrompue, l’Ukraine n’a pas pu retrouver une solution d’équilibre. En 2014, les Ukrainiens russophones voulaient défendre leurs droits à leur langue maternelle. La réponse des nationalistes de Kiev était claire : « Valise, gare, Russie ! ». On dit que finalement, les Criméens sont partis en Russie avec ces valises, mais aussi avec ces gares.
La Belgique a trouvé une bonne formule fédérale qui fonctionne assez bien. À mon avis, l’application des mêmes principes en Ukraine aurait été appropriée. Mais ce n’était pas dans l’agenda des nationalistes ukrainiens et leurs patrons anglo-saxons. L’expérience belge pour l’Ukraine reste une perspective inaccessible pour l’Ukraine d’aujourd’hui. La leçon ukrainienne pour la Belgique montre qu’il faut rester prudent, car les aspects de coexistence multilinguistique sont très délicats et dangereusement fragiles. Une explosion peut se produire n’importe où, si cela est bénéfique pour quelqu’un.
Vous avez de la famille et des amis dans le Donbass et ailleurs en Ukraine avec lesquels vous êtes en contact. Pouvez-vous décrire la manière dont ils vivent le conflit ?
Ma ville natale de Donetsk est toujours sous bombardement ukrainien depuis 2014. Le premier raid aérien de l’aviation militaire ukrainienne à Donetsk a eu lieu le 26 mai 2014. Depuis cette date, la ville compte les morts. Les années 2014 et 2015 ont été terribles pour ma ville. Ensuite, après les accords de Minsk I et II, il y a eu une période d’espoir pour la paix. Pourtant, les accords étaient sabotés par Kiev. La situation à Donetsk s’est aggravée depuis 2022. Chaque jour sans exception les missiles et les obus ukrainiens et fournis par l’Otan tombent dans la ville en tuant les civils. Récemment, j’ai appris une triste nouvelle, le beau-père d’un de mes amis a été tué sur son lieu de travail pendant un bombardement ukrainien. Depuis mars 2022, le régime de Kiev a coupé l’eau potable à Donetsk (1 million d’habitants avant la guerre). Les nationalistes pratiquent cette stratégie de coupure d’eau partout depuis très longtemps : pour la Crimée depuis 2014, pour Marioupol depuis printemps 2022, etc.
Êtes-vous optimiste pour l'avenir dans 2 ans ? Êtes-vous optimiste pour l'avenir dans 10 ans ?
Non. Je pense que le risque d’une guerre nucléaire est plus élevé que jamais.
Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?
Je vous remercie pour votre intérêt aux problèmes de notre région.