M K Bhadrakumar
20 mars 2021
Dans le roman La Ferme des Animaux de George Orwell, les porcs au pouvoir dirigés par Napoléon réécrivent constamment l’histoire afin de justifier et de renforcer leur propre pouvoir permanent. La réécriture par les puissances occidentales de l'histoire du conflit en cours en Syrie sort tout droit d'Orwell.
La déclaration conjointe publiée par les ministres des Affaires étrangères des États-Unis, du Royaume-Uni, de la France, de l'Allemagne et de l'Italie la semaine dernière pour marquer le dixième anniversaire du conflit syrien commence par un mensonge éhonté en tenant le président Bashar al-Assad et «ses soutiens» pour responsables de la événements horribles dans ce pays. Il affirme que les cinq puissances occidentales «n'abandonneront pas» le peuple syrien - jusqu'à ce que la mort nous sépare.
La réalité historique, c'est que la Syrie a été le théâtre des activités de la CIA depuis la création de cette agence en 1947. Il existe toute une histoire de projets de «changement de régime» parrainés par la CIA en Syrie, allant des tentatives de coup d'État et des complots d'assassinat aux frappes paramilitaires et aux financement et formation militaire de forces antigouvernementales.
Tout ça a commencé avec le coup d'État militaire sans effusion de sang en 1949 contre le président syrien de l'époque Shukri al-Quwatli, qui avait été conçu par la CIA. Selon les mémoires de Miles Copeland Jr, le chef du poste de la CIA à Damas à l'époque - qui a ensuite écrit un beau livre de haute qualité littéraire sur le sujet - le coup d'État visait à protéger la Syrie du parti communiste et d'autres radicaux !
Cependant, le colonel installé au pouvoir par la CIA, Adib Shaishakli, était un mauvais choix. Comme Copeland le disait, c'était un «voyou sympathique», qui « ne s'était à ma connaissance, jamais prosterné devant une image. Il avait toutefois commis des sacrilèges, des blasphèmes, des meurtres, des adultères et des vols » pour gagner le soutien des Américains. Il a tenu quatre ans avant d'être renversé par le parti Baas et des officiers de l'armée. En 1955, la CIA estimait que la Syrie était mûre pour un autre coup d'État militaire. En avril 1956, un complot conjoint CIA-SIS (British Secret Intelligence Service) a été mis en œuvre pour mobiliser des officiers militaires syriens de droite. Mais alors, le fiasco de Suez a interrompu le projet.
La CIA a relancé le projet et a préparé un deuxième coup d'État en 1957 sous le nom de code Opération Wappen - à nouveau, pour sauver la Syrie du communisme - et a même dépensé 3 millions de dollars pour corrompre des officiers syriens. Tim Weiner, dans son livre magistral de 2008 Legacy of Ashes: The History of the CIA, écrit:
«Le président (Dwight Eisenhower) a dit qu'il voulait promouvoir l'idée d'un djihad islamique contre le communisme impie. "Nous devrions faire tout notre possible pour insister sur l'aspect de 'guerre sainte'", a-t-il déclaré lors d'une réunion de la Maison Blanche en 1957… (Le secrétaire d'État) Foster Dulles a proposé un 'groupe de travail secret', sous les auspices duquel la CIA livrerait des armes américaines, de l'argent et des renseignements au roi Saoud d'Arabie saoudite, au roi Hussein de Jordanie, au président Camille Chamoun du Liban et au président Nuri Said d'Irak.»
«Ces quatre bâtards étaient censés être notre défense contre le communisme et les extrêmes du nationalisme arabe au Moyen-Orient… Si les armes ne pouvaient pas acheter la loyauté au Moyen-Orient, le dollar tout-puissant était toujours l’arme secrète de la CIA. L'argent cash pour la guerre politique et les jeux de pouvoir était toujours le bienvenu. Ca pouvait aider un imperium américain dans les pays arabes et asiatiques.»
Mais ici, certains de ces officiers «de droite» ont plutôt rendu l'argent du soudoiement, et ont révélé le complot de la CIA aux services de renseignement syriens. A la suite de quoi, 3 officiers de la CIA ont été expulsés de l'ambassade US à Damas, forçant Washington à retirer son ambassadeur à Damas. Toute honte bue, Washington a rapidement qualifié la Syrie de «satellite soviétique», déployé une flotte en Méditerranée et incité la Turquie à amasser des troupes à la frontière syrienne. Dulles a même envisagé une frappe militaire dans le cadre de la soi-disant «doctrine Eisenhower» comme représailles contre les «provocations» de la Syrie. Soit dit en passant, le MI6 britannique travaillait également avec la CIA dans la tentative de coup d’État ratée; les détails en ont été révélés accidentellement en 2003 dans les journaux du ministre britannique de la Défense Duncan Sandys plusieurs années après sa mort.
Maintenant, pour en revenir à l'histoire actuelle, il suffit de dire que depuis 2006, les États-Unis financent des dissidents syriens basés à Londres, et l'unité de la CIA responsable des opérations secrètes a été déployée en Syrie pour mobiliser des groupes rebelles et déterminer de potentielles routes d'approvisionnement. On sait que les États-Unis ont formé au moins 10 000 combattants rebelles pour un coût de 1 milliard de dollars par an depuis 2012. Le président Barack Obama aurait reconnu à un groupe de sénateurs l'opération visant à insérer ces combattants rebelles formés par la CIA en Syrie.
Le célèbre journaliste d'investigation et écrivain politique américain Seymour Hersh a écrit, sur la base d'informations d'agents du renseignement, que la CIA transférait déjà des armes de sa station à Benghazi (Libye) vers la Syrie à cette époque. Obama a été le premier dirigeant mondial à appeler ouvertement à la destitution d'Assad. C'était en août 2011. Ensuite, le chef de la CIA, David Petraeus, a effectué deux visites inopinées en Turquie (en mars et septembre 2012) pour persuader Erdogan d'intervenir en tant que porte-drapeau du projet de changement de régime des États-Unis en Syrie (sous la rubrique «lutte contre le terrorisme».)
En fait, les alliés clefs des États-Unis dans le golfe Persique - l’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis - ont reçu le signal d’Obama pour desserrer les cordons de leur bourse afin de recruter, financer et équiper des milliers de combattants jihadistes à déployer en Syrie. De même, dès les premiers stades du conflit en Syrie, les principales agences de renseignement occidentales avaient fourni un soutien politique, militaire et logistique à l'opposition syrienne et à ses groupes rebelles associés en Syrie.
L’intervention russe en Syrie en septembre 2015 était en réponse à une défaite imminente des forces gouvernementales syriennes face aux combattants jihadistes soutenus par les alliés régionaux des États-Unis. L'Arabie saoudite ne s'est retirée de l'arène qu'en 2017 après le retournement de la guerre, grâce à l'intervention russe.
La déclaration conjointe publiée la semaine dernière par les États-Unis et leurs alliés de l'OTAN appartient au monde de la fiction. En réalité, il y a du sang syrien sur les mains de ces pays de l’OTAN (dont la Turquie) et des alliés des États-Unis dans le Golfe. Regardez la destruction colossale que les États-Unis ont causée: selon les estimations de la Banque mondiale, un total cumulé de 226 milliards de dollars de produit intérieur brut a été perdu pour la Syrie en raison de la guerre, rien que de 2011 à 2016.
Le conflit syrien a été l'un des conflits les plus tragiques et les plus destructeurs de notre temps. Des centaines de milliers de Syriens sont morts, la moitié d'une nation a été déplacée et des millions ont été plongés dans une pauvreté et une faim désespérées. Selon les estimations du HRC, après dix ans de conflit, la moitié de la population syrienne a été forcée de fuir de chez elle, 6,7 millions de Syriens ont été déplacés à l'intérieur du pays, plus de 13 millions de personnes ont besoin d'une aide humanitaire et d'une protection, 12,4 millions souffrent d'un manque de nourriture (soit 60% de la population totale), 5,9 millions de personnes vivent une urgence de logement et près de neuf Syriens sur 10 vivent en dessous du seuil de pauvreté.
Et la Syrie avait avant le conflit l'un des niveaux de formation sociale les plus élevés de tout le Moyen-Orient musulman. C'était un pays à revenu intermédiaire jusqu'à ce que les États-Unis décident de la déstabiliser. Depuis la fin des années 40, les projets de changement de régime successifs des États-Unis étaient motivés par des considérations géopolitiques. L'ordre du jour est sans équivoque: les États-Unis ont systématiquement détruit le cœur, l'âme et l'esprit de «l'arabisme» - en Irak, en Syrie et en Égypte - en vue de perpétuer la domination occidentale sur le Moyen-Orient.
L'ancien président Donald Trump avait l'intention de retirer les troupes américaines de Syrie et de mettre fin à la guerre. Il a essayé deux fois, mais les commandants du Pentagone ont saboté ses plans. Ce que Joe Biden propose de faire, on ne sait pas. Il ne semble pas pressé de retirer les troupes américaines.
L’aspect le plus inquiétant est que les États-Unis facilitent méthodiquement une balkanisation de la Syrie en aidant les groupes kurdes alignés avec eux à se tailler une enclave semi-autonome dans le nord-est du pays. En fait, la population arabe du nord-est de la Syrie ne veut pas être sous la gouvernance des Kurdes, ce qui pourrait finalement devenir une nouvelle source de recrues pour l’État islamique. Pendant ce temps, la Turquie s'est emparée de l'axe américano-kurde comme alibi pour occuper de vastes territoires dans le nord de la Syrie.
La triste partie de la déclaration conjointe des États-Unis et de leurs alliés européens n'est pas tant qu'elle réécrive l'histoire et qu'elle répande le mensonge, mais qu'elle transmette le sentiment désespéré qu'il n'y a aucun espoir de lumière au bout du tunnel dans le conflit syrien dans un futur imaginable.