M K Bhadrakumar
3 avril 2021
La terrible beauté des «conflits gelés» est qu'il ne faut pas beaucoup d'efforts pour augmenter la température et les faire remonter en violence chaude, mais qu’appuyer sur le bouton «pause» plus tard nécessiterait un consensus, ce qui n'est pas aussi facile. Le conflit gelé dans le Donbass a traversé ce cycle à plusieurs reprises, et il se dirige vers un autre.
Mais, cette fois-ci, de grandes incertitudes surgissent, car l'environnement international est compliqué et un consensus impliquant la Russie d'un côté et la France, l'Allemagne et les États-Unis de l'autre est presque impossible à atteindre. Les relations de la Russie avec l’Europe sont au plus bas, et la suspension volontaire de l’hostilité envers Moscou pourrait ne pas être attirante pour l’administration Biden.
En dehors des violations résiduelles du cessez-le-feu dans le Donbass, Kiev est dernièrement passée à un mode hostile à l'égard de Moscou. L’Ukraine s’est retirée en février des accords sur l’aviation civile et l’utilisation de l’espace aérien, signés dans le cadre de la Communauté d’États indépendants en décembre 1991 à la suite de la dissolution de l’Union soviétique. Kiev a également fortement atrophié son commerce avec la Russie et l'a réduit au minimum
Le Kremlin a regretté le 26 février que les dirigeants ukrainiens «rejettent en fait toute relation et choisissent une voie très inamicale, et souvent même hostile». Coïncidence ou non, cette trajectoire risquée est parallèle à la rhétorique belliqueuse de l’administration Biden à l’égard de la Russie et à la poursuite des déploiements de l’OTAN vers les frontières occidentales de la Russie, en particulier en mer Noire.
Moscou a révélé la semaine dernière que le nombre de vols d'avions espions de l'OTAN près des frontières de l'État russe avait augmenté de plus de 30% au cours des trois premiers mois de 2021 - et que les radars russes avaient suivi 50 avions étrangers qui effectuaient de la reconnaissance aérienne près des frontières de l'État au cours de la seule dernière semaine.
Ce qui est bien sûr le plus inquiétant pour la Russie, c'est que la marine US, avec ses alliés de l'OTAN «a considérablement augmenté une présence maritime en mer Noire, dans le cadre d'une stratégie visant à souligner que la militarisation russe des eaux entre l'Europe et l'Asie depuis l'annexion de la Crimée en 2014 ne restera pas sans réponse », comme le disait un commentaire de la Voice of America début février, quinze jours à peine après le début de la présidence de Biden.
Le commentaire réfléchissait plus spécifiquement sur «le plus grand déploiement de l'US Navy en mer Noire depuis 2017» - le destroyer lance-missiles USS Porter étant entré dans les eaux de la Mer Noire pour rejoindre l'USS Donald Cook et un navire de ravitaillement, l'USNS Laramie, pour patrouiller aux côtés d'autres navires de guerre de l'OTAN et ukrainiens lors d'exercices conjoints en février.
Un porte-parole de l'OTAN aurait déclaré que l'alliance occidentale renforçait sa présence dans la mer Noire «en réponse à l'annexion illégale et illégitime de la Crimée par la Russie et à son renforcement militaire en cours». Il est intéressant de noter que juste avant le déploiement naval US en mer Noire, Biden a averti Moscou qu'il «agirait fermement» contre l'agression russe dans la région.
Sans surprise, la Russie a réagi à ces exercices occidentaux début février, en envoyant un système de défense antimissile ‘Bastion’ en Crimée et en déployant la frégate Amiral Makarov en Mer Noire. Le commentaire de VOA était effectivement assez explicite sur l'orientation générale de l'escalade de l'OTAN dirigée par les États-Unis en mer Noire:
« Le Kremlin veut empêcher la mer Noire ne devienne un « lac de l'OTAN », mais cherche à assurer qu'aucun nouveau corridor énergétique Est-Ouest puisse contourner la Russie, ou affaiblir son emprise sur les exportations de pétrole et de gaz. L'armée russe a également utilisé la mer Noire pour des opérations navales en Méditerranée orientale en soutien au président syrien Bashar al-Assad et pour aider le chef de guerre le général Khalifa Haftar en Libye. »
En bref l'Ukraine est apprêtée comme un outil géopolitique contre la Russie. Bien sûr, c'est du «win-win» pour Washington et Kiev. Le leadership du président Volodymyr Zelensky, arrivé au pouvoir en 2019 avec pour programme de résoudre l'impasse du Donbass et de conduire les relations avec la Russie vers des eaux plus calmes, voit que la situation à l’Est est enlisée et que les liens avec le Kremlin se sont effondrés. Pire encore, l'Europe s'est désintéressée de lui et Donald Trump l'avait juste ignoré.
Aujourd'hui, l'ex-comédien Zelensky n'a rien à perdre en faisant un doigt d’honneur à la Russie. Il contentera son public national qui est déçu de sa performance aux affaires, en se rendant disponible pour l'équipe de Biden à Washington en tant qu’indispensable ‘groom’ [bell boy] en Eurasie, et, peut-être, il pourrait même en tirer quelque chose en terme de soutien US - politique, militaire et financier.
Le déploiement de troupes russes à la frontière ukrainienne, reporté la semaine dernière, semble être une mesure de précaution de peur que Zelensky ne fasse quelque chose d’irréfléchi comme Mikhaïl Saakashvili l’avait fait en Géorgie en 2008 à l’instigation d’Hillary Clinton, ce qui avait conduit à une pénible confrontation avec la Russie et au démembrement de la Géorgie. En fait, le Ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov a ouvertement averti jeudi que toute tentative menée par l’Occident pour lancer un nouveau conflit militaire dans l’est de l’Ukraine aboutirait à la destruction de l’Ukraine.
Lavrov a déclaré que la plupart des militaires ukrainiens semblaient comprendre le danger d’un «conflit chaud» dans le Donbass. «J'espère vraiment qu'ils ne seront pas incités par les politiciens, à leur tour incités par l'Occident, conduit par les États-Unis. Le président Poutine l'a dit il n'y a pas longtemps, mais cette déclaration est toujours d'actualité, que ceux qui tenteront de déclencher une nouvelle guerre dans le Donbass détruiront l'Ukraine », a ajouté M. Lavrov.
Le Kremlin ne peut être que sur ses gardes, étant donné les prochaines élections législatives en Russie. Mais mis à part les inquiétudes concernant le comportement erratique de Zelensky, selon l’Institut pour l’Etude de la Guerre basé à Washington, «il est peu probable que la Russie se prépare à une offensive majeure ou localisée en ce moment.» C'est aussi le sentiment que David Ignatius, du Washington Post, a obtenu des responsables du Pentagone qui voient dans les déploiements russes (environ 4 000 soldats) plus «la preuve d'une opération d'entraînement que les préparatifs d'une invasion» de l'Ukraine.
Mais le problème avec les conflits gelés à caractère géopolitique, c'est qu'une fois qu'ils se réchauffent, ils acquièrent une dynamique qui leur est propre. Ignatius cite un haut responsable de l'administration Biden: «Nous ne cherchons pas à réinitialiser nos relations avec la Russie, ni à les envenimer. Notre objectif est d'imposer des coûts pour des actions que nous jugeons inacceptables, tout en recherchant la stabilité, la prévisibilité, en abaissant la température. S'ils sont enclins à augmenter la température, nous sommes prêts pour cela. » Ignatius indique que les options US incluent «une assistance accélérée à l'Ukraine et des sanctions».
C'est là que réside le piège. Le dernier appel lancé par Zelensky pour des déploiements de l’OTAN en Ukraine pourrait être plus important qu’il n’en a l’air. La rafale d'appels téléphoniques de Washington à Kiev - du secrétaire d'État et du secrétaire à la Défense jusqu’au président Biden lui-même - au cours des 2-3 derniers jours jurant de défendre l'Ukraine, transmet un signal fort à Moscou, qui a décrit à plusieurs reprises l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN et le déploiement des troupes là comme une ligne rouge.
De manière significative, RT, la chaîne financée par le Kremlin, note dans un commentaire que «la situation fait écho à la crise des missiles cubains de 1962… qui a conduit les deux superpuissances près de la guerre nucléaire.» Le Kremlin semble chercher un dénouement comme cela s'était produit en 1962. Mais ici, contrairement à Kennedy, Biden veut-il vraiment un dénouement alors que le nom de ce jeu c’est ‘piquer l'ours’ ?
Considérez les possibilités ici pour l'administration Biden de mettre en place un «piège à ours» pour le Kremlin. Une impasse prolongée enlisera la Russie, et enlèvera quelque éclat à Poutine pendant une importante année électorale en Russie, tandis que Washington aura les mains libres pour jouer Kiev contre Moscou, rallier les alliés de l'OTAN et consolider son leadership transatlantique sur l'Europe. L’un dans l’autre, Biden n'est peut-être pas pressé d'appuyer sur le bouton ‘pause’ et de ramener l'Ukraine à un mode de conflit gelé.