M K Bhadrakumar
9 avril 2021
Exactement 10 ans après que les États-Unis aient cherché à faire jouer un rôle de pionnier à la Turquie pour lancer le projet de changement de régime en Syrie, ils sollicitent l'aide d'Ankara pour une autre transition politique dans le Grand Moyen-Orient - en Afghanistan. Les analogies ne tiennent jamais à cent pour cent en politique ou en diplomatie, mais les similitudes sont frappantes.
Si en Syrie, le projet impliquait le renversement du gouvernement établi du président Bashar al-Assad par la force, en Afghanistan, l'ordre du jour est aujourd'hui d'assouplir d’une manière ou d’une autre le gouvernement élu dirigé par le président Ashraf Ghani et de le faire remplacer par un gouvernement intérimaire qui comprend le groupe islamiste militant connu sous le nom de Taliban.
Les deux situations se rapprochent dans la cooptation de groupes jihadistes qui se font passer pour des «mouvements de libération». En Syrie, la Turquie a non seulement fourni la logistique aux combattants jihadistes du monde entier pour entrer dans ce pays y rejoindre l'EI et al-Qaïda, mais elle les a aussi équipés et soutenus- en soignant même les combattants blessés - pour mener une guerre horrible et prolongée contre Assad.
Il existe des preuves irréfutables que la Turquie a encadré les cadres de l'État islamique et d'Al-Qaïda. Une dépêche de CNN en provenance de Turquie de novembre 2013 notait : « il est extraordinaire de voir un tel volume de trafic international en provenance de pays où al-Qaïda a une présence confirmée et consistent, dans État membre de l'OTAN… Beaucoup de ces musulmans dévots pensent rejoindre la finale bataille prophétisée comme se déroulant en Syrie - connue sous le nom d'al-Sham - qui annoncera la fin du monde. Les recrues sont extatiques; ils n'ont jamais pensé que ce combat final viendrait de leur vivant. »
«Nous nous sommes tenus à la frontière turque et avons filmé un spectacle à glacer le sang : le drapeau de l'Etat islamique, volant calmement au-dessus d'un minaret à quelques centaines de mètres de la ville syrienne de Jarabulus - un signe qu'ils contrôlent la ville. La Turquie doit maintenant arriver à concilier le trafic apparemment détendu des jihadistes dans le sud pour se rendre en Syrie - dont beaucoup visent à aider à établir un califat favorable à Al-Qaïda - avec le fait qu'ils peuvent désormais voir Al-Qaïda depuis leur frontière. Ça ne pouvait pas être plus près. »
La Russie et l'Iran ont appelé à plusieurs reprises l'attention sur cette alliance en Syrie entre les États-Unis et la Turquie d'un côté et les groupes ISIS et Al-Qaïda de l'autre. Curieusement, cette alliance malsaine se poursuit encore aujourd'hui. En mars de l'année dernière, la plus grande branche d'Al-Qaïda, qui est son organisation syrienne appelée autrefois Al Nusra - et qui s'appelle désormais Hay'at Tahrir al-Sham (HTS) - a ouvertement félicité le président turc Tayyip Erdogan et son gouvernement pour leur position en faveur d’Al-Qaïda et d'autres organisations jihadistes qui tentaient de renverser le gouvernement laïc syrien.
Dans une interview le 8 mars dernier, James Jeffrey, qui fut ambassadeur des États-Unis sous les administrations républicaine et démocrate, et plus récemment représentant spécial pour la Syrie sous l'administration Trump, déclare que HTS a été un «atout» [« an asset »] pour la stratégie américaine à Idlib, la province du nord-ouest de la Syrie à la frontière avec la Turquie.
Pour citer Jeffery, « Ils (HTS) sont la moins mauvaise option parmi les différentes options sur Idlib, et Idlib est l'un des endroits les plus importants de Syrie, qui est l'un des endroits les plus importants actuellement au Moyen-Orient. » (Lire ici une longue interview de l'ambassadeur Jeffrey à Al-Monitor sur la politique syrienne des États-Unis.)
Et en effet, dans une récente interview au réseau de média public US Public Broadcasting Service, Abu Mohammad al-Jolani, leader du HTS à Idlib, a cherché à convaincre le public américain que son groupe ne constituait pas une menace pour les États-Unis, mais au contraire, qu’il partageait des intérêts communs.
Certains experts américains - par exemple, Nicholas Heras, analyste sénior et chef de programme au Newlines Institute for Strategy and Policy, think tank basé à Washington - ont décrit le HTS comme «un atout du renseignement turc, et via la Turquie des États-Unis». Heras a déclaré la semaine dernière au journal turc Ahval: « HTS ne peut pas survivre sans le soutien turc, c'est aussi simple que cela. L’important investissement militaire de la Turquie pour protéger Idlib est le facteur clé qui empêche cette région de retomber sous le contrôle d’Assad et de ses alliés. »
En effet, la Turquie a déployé d'importantes forces militaires à Idlib depuis fin 2017 et contrôle également les routes de transit les plus importantes pour les parties d'Idlib contrôlées par le HTS. Heras a déclaré à Ahval: «HTS est l'acteur dominant à Idlib, et il serait assez coûteux en termes de pertes et de destructions pour la Turquie et les groupes proxies syriens soutenus par la Turquie, de retirer HTS du pouvoir. HTS est littéralement le seul acteur syrien local à pouvoir contrôler Idlib à faible coût pour la Turquie. La Turquie et ce groupe syrien lié à Al-Qaïda entretiennent une relation symbiotique, et HTS est un atout pour Ankara. »
L'expert américain bien connu sur la Syrie, le professeur Joshua Landis, directeur du Centre d'études sur le Moyen-Orient à l'Université de l'Oklahoma, partage également cette opinion. Selon Landis, les États-Unis soutiennent la Turquie à Idlib, et ils veulent transformer la Syrie en un bourbier pour la Russie et l'Iran en trouvant des groupes alliés qui peuvent empêcher Damas de reprendre le nord du pays. En outre, « l’atout » HTS et la Turquie «servent tous deux la politique US d’empêcher Damas d’accéder au pétrole, à l'eau et à la plupart des meilleures terres agricoles de Syrie», dit-il.
Compte tenu de tout ce qui précède, c’est la mère de toutes les ironies qu’en Afghanistan, les États-Unis sont en train de recruter la Turquie pour intégrer encore un autre groupe jihadiste, les talibans, et l’accueillir au sein de la structure du pouvoir de ce pays. Incidemment, l'ONU a documenté que les talibans conservent toujours leurs anciens liens avec Al-Qaïda.
La partie peut-être la plus bizarre est que Joe Biden lui-même avait une fois dénoncé ouvertement la Turquie pour ses liens honteux avec Daech et al-Qaïda en Syrie. En octobre 2014, lors d'une session à la Kennedy School of Government de l'Université d’Harvard, Biden avait déclaré: « Nos alliés dans la région étaient notre plus gros problème en Syrie. Les Turcs étaient de grands amis, et j'ai une très bonne relation avec Erdogan… Que faisaient-ils?… Ils ont versé des centaines de millions de dollars et des dizaines de tonnes d'armes à quiconque se battrait contre Assad - sauf que les gens qui étaient ainsi ravitaillés, c’était al-Nosra, et al-Qaïda, et les éléments extrémistes des jihadistes qui venaient d'autres parties du monde.
Biden avait poursuivi: « Maintenant, vous pensez que j'exagère? Regardez. Où tout cela est-il allé? Alors maintenant, cela que ça arrive, tout d'un coup, tout le monde s’est réveillé parce que ce groupe appelé ISI (État islamique), qui était al-Qaïda en Irak, quand il a été pour l’essentiel expulsé d'Irak, a trouvé un espace ouvert et un territoire en Syrie, travaille avec al-Nusra, que nous avions déclaré groupe terroriste très tôt. Et nous n'avons pas pu convaincre nos collègues (Turquie) de cesser de les fournir. »