M K Bhadrakumar
6 novembre 2012
Le président russe, Vladimir Putin, continue à susciter l’hostilité de l’Occident. En tous cas, le reportage de Reuters* réalisé par un "spécialiste de la Russie" londonien que je viens juste de lire est très sombre. Rien ne semble aller bien en Russie. Et c’est la faute de Poutine.
Lors d’une récente visite à Moscou et Saint Pétersbourg, j’ai entendu encore et encore les mêmes arguments dans la bouche de nombreux intellectuels russes. En fait, le reporter anglais émérite de Reuters qui a voyagé avec moi semble avoir basé son reportage sur ses conversations avec les intellectuels que nous avons tous deux rencontrés.
Putin est-il vraiment un désastre total qui mène inexorablement son pays vers la catastrophe et la destruction ? C’est ce qu’on nous dit depuis la fin de l’ère soviétique. Vous vous souvenez lorsque Madeleine Albright, l’ancienne Secrétaire d’Etat étasunienne, a exprimé sa surprise qu’on puisse tolérer qu’un seul pays détienne toutes ces richesses inexploitées en Sibérie et dans les confins orientaux de la Russie alors qu’elles devraient appartenir au monde entier.
L’idée que la Russie est une catastrophe a précédé Putin en quelque sorte. Mais pour revenir au présent, pendant que j’étais à Moscou une étude a été publiée à partir des données réunies par le Centre de Recherche Stratégique [CRS], un think tank financé par l’occident, sous le nom de deux politiciens russes ambitieux — Alexei Kudrin and German Graf — qui fréquentaient les allées du pouvoir et qui, après être tombés en disgrâce, s’efforcent de remonter la pente.
Reuters indique que l’étude du CRS critique violemment Poutine, mais il passe commodément sous silence ses conclusions. En deux mots, selon cette étude, ni la structure actuelle du pouvoir, ni les demandes de "réformes" de l’opposition, ne satisfont le peuple russe qui croit de plus en plus que c’est une autre révolution qui sauvera le pays en opérant une rupture claire avec le passé et en ouvrant une nouvelle ère.
Et ça, c’est une autre histoire. Quelle sorte de révolution pourrait éclater en Russie ? Il est devenu très difficile de déclencher "une révolution colorée" financée par l’Occident comme en Géorgie (2003) et en Ukraine (2004) et comme cela a été tenté avec des résultats mitigés au Kirghizstan. De nouvelles lois ont été votés pour contrôler les flux d’argent qui arrivent dans les coffres des ONG russes en provenance de l’Occident. En clair, les ONG doivent désormais s’enregistrer et déclarer les montants qu’elles reçoivent de l’Occident. Elle n’aiment pas ça et leurs protecteurs occidentaux non plus mais c’est la loi.
On ne peut pas non plus intégrer la Russie dans le printemps arabe. La "donne sociale" est si différente que le Moyen-Orient semble appartenir à une autre planète. Alors de quelle révolution le CRS parle-t-il ? L’amère réalité est que la Russie et le peuple russe sont beaucoup plus à gauche que le pouvoir actuel, sur le plan politique. Je l’ai constaté encore et encore en échangeant avec des gens ordinaires.
Par conséquent cela dépend de quel secteur de la population on parle. La classe moyenne urbaine de Russie est sans doute comme la nôtre en Inde — ils veulent émigrer aux Etats-Unis et s’ils ne le peuvent pas pour une raison ou une autre, ils voudraient qu’au moins leurs enfants, leurs neveux et leurs nièces puissent le faire. La "carte verte"est l’objet de toutes leur convoitises.
Si les choses s’améliorent au pays, alors certains reviendront peut-être. Mais les Russes sont comme les Indiens, ils sont très différents des Turcs par exemple qui vont aussi en Occident pour y faire leurs études mais qui reviennent toujours chez eux ensuite. Un Turc ne peut pas se résoudre à parler une autre langue et à manger une autre nourriture que celles de son pays. Il refuse de lire Tolstoï ou Balzac dans une autre langue que le Turc même s’il connaît l’Anglais, le Français ou l’Allemand — ce qui est généralement le cas.
Le désir d’émigrer en Occident, celui de consommer davantage et de gagner plus d’argent comme si c’était tout ce qui comptait dans la vie — sont des caractéristiques qui ne sont pas spécifiques aux classes moyennes russes et en rendre responsable la politique de Poutine est un peu curieux.
Quant à la "fuite" de capitaux mentionnée par Reuters, il est vrai que les firmes russes investissent énormément à l’étranger. Mais la monnaie russe circule librement sur le marché des changes ; les hommes d’affaire russes ont un excellent sens des affaires et ils savent où placer leur argent ; et surtout, c’est le meilleur moment d’acheter des biens aux Européens qui sont complètement fauchés.
De plus, la Russie veut à tout prix se mondialiser et s’intégrer à l’Occident et par conséquent c’est presque un objectif gouvernemental que les hommes d’affaires russes investissent en Occident (Il y a évidemment des moutons noirs comme partout ailleurs, qui mettent leur argent dans des banques suisses mais ce n’est pas la majorité).
Au fait, le méga accord entre Rosneft et BP a été conclu pendant que j’étais en Russie. Ironiquement, Reuters déplore la fuite des capitaux russes mais ne dit pas que BP a fait une excellente affaire en acquérant 20% des parts de la première firme pétrolière russe. Pourtant personne ne peut convaincre un Anglais de se séparer d’un shilling à moins d’être convaincu que cela lui rapportera beaucoup. La BP sait que le Kremlin lui fait une grande faveur en la laissant acquérir des parts dans l’industrie russe du pétrole.
Il est clair que le climat qui préside aux investissements n’est pas aussi désespéré que Reuter le prétend. La visite du premier ministre japonais, Yoshihiko Noda, à Moscou, le mois prochain, laisse présager un bond dans les relations économiques entre la Russie et le Japon. Une usine de gaz naturel liquéfié, un pipeline de gaz de Sakhalin à Tokyo, des investissements japonais dans des infrastructures en Sibérie et aux confins orientaux russes : ces gros contrats sont sur la table.
Bref quel est le problème de la Russie ? A mon sens l’élection de Poutine — et encore plus, le climat explosif qui l’a entourée — ont suscité l’espoir, dans la classe moyenne et dans l’intelligentsia, que les réformes politiques allaient être accélérées. C’est vrai que la Russie a besoin de changer et son système politique aussi. Mais il n’y a pas eu de changement.
D’abord aucun système ne change tout seul. La tendance est de laisser les choses suivre leur cours aussi longtemps que possible. Nous savons tous que malgré tous ses efforts Arvind Kejriwal (militant indien anti-corruption ndt) ne parvient pas à contraindre le gouvernement indien à changer ses pratiques. C’est pareil en Russie.
De plus le fait est que la Russie ne se débrouille pas si mal — elle n’est pas menacée par une crise économique — et cela engendre une sorte de laisser aller et d’inertie alors qu’il y aurait une réelle opportunité de restructurer l’économie. La croissance de la Russie est fantastique (4%) si on la mesure à l’aune de celle de la zone euro. Ses coffres sont pleins de devises étrangères et d’or.
Jim O’Neill de Goldman Sachs pense que la Russie est une des briques les plus solides des BRICS et une destination idéale pour les investissements occidentaux. Poutine nous a déclaré, lors du dîner de sept plats servi à sa résidence (celui dont parle Reuters) que la Russie avait élaboré un budget qui serait équilibré même si le pétrole descendait à 92 dollars le baril. (Il est à un peu plus de 115 dollars en ce moment).
On se demande donc bien pourquoi Poutine suscite tant d’hostilité chez les Occidentaux. Pour moi il y a trois bonnes raisons : D’abord Poutine a la réputation d’être un leader fort. Il a ramené la Russie au rang des grandes puissances. La fermeté de la Russie commence déjà à donner des migraines à l’Occident. La Syrie en est un bon exemple.
Comme la situation semble le montrer aujourd’hui, l’Occident s’est heurté à un mur dans sa quête pour un "changement de régime" à Damas ; une guerre contre l’Iran est impensable sans l’accord de la Russie (et elle ne donnera pas son accord) ; l’expansion de l’OTAN dans l’espace eurasien dont ce dernier aurait besoin pour s’arroger le monopole du maintien de la sécurité mondiale (et perpétuer ainsi l’hégémonie occidentale sur la politique mondiale) se heurte à une farouche résistance de la part des Russes.
Il est cependant impossible de qualifier la Russie "d’ennemi". La Russie n’est pas une entité "idéologique", on ne peut pas non plus la considérer comme l’antithèse de l’Islam ou du capitalisme. Elle a de solides ramifications internationales qui traversent les clivages régionaux — Chine/Japon ; Iran/Israel — et elle a des réseaux considérables qui s’étendent de Cuba, du Brésil et du Venezuela à la Corée du sud, au Vietnam, à l’Italie, la France et l’Allemagne.
Mieux encore, la Russie parvient à éviter la confrontation avec l’Occident sans toutefois changer d’un iota sa position. Elle ne se laisse pas non plus entraîner dans le financement excessif d’états clients qui ponctionnerait son économie. Ce qui ne l’empêche pas de se comporter amicalement en aidant l’OTAN en Afghanistan par exemple.
La Russie répugne à former une alliance avec la Chine et sa priorité est de s’intégrer à l’Europe. Mais quand son partenariat stratégique avec l’Allemagne, l’Italie ou la France progresse, la Russie menace l’Euro-Atlantisme et le leadership étasunien trans-Atlantique.
L’idéal pour les Etats-Unis serait de coopter la Russie, Washington aurait alors plus de facilité à gérer la montée en puissance de la Chine. Malheureusement la Russie veut rester indépendante et elle en a les moyens car elle est aussi la seule puissance mondiale à avoir la capacité de détruire les Etats-Unis.
C’est là que Poutine entre en scène. Tant qu’il est aux commandes, la Russie ne fera pas le compromis historique d’abandonner sa résistance aux efforts que déploient depuis 70 ans les Etats-Unis pour établir leur supériorité nucléaire, ce qui est l’unique but du système de défense anti-missiles.
L’énorme budget de la défense russe — 700 milliards de dollars pour la décennie qui s’ouvre — et la remise à niveau générale de son industrie de défense signifie que Poutine a l’intention de maintenir l’équilibre stratégique mondial en vigueur. C’est le fond du problème.
Ma chambre d’hôtel à Moscou dans le bâtiment de style gothique stalinien qui s’appelait l’hôtel d’Ukraine quand je vivais dans l’ancienne Union Soviétique (et qui s’appelle maintenant le Radisson Royal) se trouvait en face de la Maison Blanche, le siège du Parlement Russe. Un universitaire chinois qui était autrefois soviétologue (et qui voyageait avec moi) m’a dit qu’il se trouvait à Moscou le jour où Boris Yeltsin a envoyé les tanks attaquer la Maison Blanche pour en chasser les législateurs renégats qui s’y cachaient.
Il m’a raconté qu’en regardant les ruines du Parlement encore fumantes, il s’était dit que le voyage difficile de la Russie vers la démocratie de type occidental prendrait sûrement au moins deux ou trois générations — en admettant qu’elle y parvienne jamais.
Il a ajouté que l’Occident était hypocrite lorsqu’il condamnait le déficit démocratique de Poutine après avoir célébré en Yeltsin le père de la démocratisation russe. En réalité Yeltsin a étouffé la démocratie russe naissante, mais comme cela servait les intérêts géopolitiques de l’Occident et favorisait le pillage massif des richesses nationales de la Russie par l’Angleterre et d’autres nations occidentales, il figure au panthéon des héros de l’Occident. Je suis tombé d’accord avec le politologue chinois.