M K Bhadrakumar
28 février 2014
Les politiciens occidentaux, à commencer par le président US Barack Obama, se montrent particulièrement hypocrite en appelant la Russie à la "retenue". Une certains "retenue" de leur part aurait bien avoir évité la crise qui a commencé en Ukraine. L'Occident a fait une erreur grave en attisant le feu des manifestations avec des représentants des capitales européennes et des USA faisant l'aller-retour à Kiev pendant des semaines pour renforcer les protestations . Des protestations contre quoi?
Pour l'essentiel, contre la décision du président Viktor Ianoukovitch de ne pas signer l'accord d'association avec l'Union européenne, parce que son pays était en faillite et avait besoin de 15 milliards de dollars de renflouement de la Russie. L'Occident a été confrontée au défi d'arriver au même niveau que le plan de sauvetage que la Russie avait mis sur la table.
Mais l'Occident veut l'Ukraine à bon marché. Au lieu de relever le défi russe en faisant une contre-offre à l'Ukraine, l'Occident a opté pour le renversement du président ukrainien, et ainsi créer un fait accompli pour Moscou. Une «révolution de couleur », avec la différence que Ianoukovitch est un dirigeant démocratiquement élu, et que l'Occident avait qualifié les élections de 2010 d'élections «libres et équitables».
En somme, la cinquième colonne de l'Occident a créé une structure de pouvoir illégitime, anticonstitutionnelle, pilotée à Kiev par des gens en qui on peut faire confiance comme «pro-occidentaux» et, plus important encore, comme «anti-russe». L'Occident a mis à peine 24 heures pour accorder sa «reconnaissance» à la nouvelle structure du pouvoir à Kiev.
L'espoir est maintenant de tenir en hâte une autre élection présidentielle en mai, et d'obtenir rapidement les ‘proxies’, des 'mandataires' légitimés comme constitutionnellement élus, qui iraient de l'avant et signeraient l'accord d'adhésion à l'UE.
Autrement dit, l'Occident a jeté un défi à la Russie, en lui signifiant qu'elle n'avait d'autre choix que d'avaler la pilule amère d'une Ukraine hostile à son pas de porte, qui tôt ou tard deviendrait un pays membre de l'OTAN, ce qui amènerait l'alliance militaire occidentale directement aux frontières occidentales de la Russie, pour la première fois depuis 60 ans.
On doit s'attendre à une décision capitale au Kremlin. De toute évidence, la poussée de l'Occident en Ukraine ravive le spectre du démembrement éventuel de la Russie elle-même.
Trois manœuvres sur le front militaire semblent de sinistre augure. Premièrement, le président Vladimir Poutine a ordonné un exercice militaire dans les régions frontalières de la Russie avec l'Ukraine. Deuxièmement, deux navires de débarquement russes, qui avaient été envoyées en mission dans l'est de la Méditerranée au large de la Syrie la semaine dernière, ont traversé le Bosphore et sont retournés en mer Noire. Troisièmement, un navire de renseignement bourré de matériel d'écoute électronique et de missiles sol-air, aurait accosté à La Havane, Cuba.
Cependant des manœuvres diplomatiques sont également en cours. D'abord, les ministres de la défense russe et étatsunien devaient tenir une conversation téléphonique hier soir. Les remarques sur l'Ukraine du secrétaire à la Défense US Chuck Hagel à Bruxelles jeudi semblaient raisonnables. Ensuite, le secrétaire d'Etat américain John Kerry a déclaré à son homologue russe Sergueï Lavrov lors d'une conversation téléphonique jeudi, qu'il était favorable à un dialogue US-russe pour stabiliser la situation en Ukraine.
Le point est : qu'est-ce qu'il y a à "dialoguer" ? La Russie maintient que l'accord de paix signé par l'Ukraine le 21 février devrait être la référence (ce qui était aussi ce que Obama avait suggéré à Poutine). Ceci étant, les USA ont «reconnu» le renversement de Ianoukovitch, et ambitionnent de faire des affaires avec les gens qui ont usurpé le pouvoir. Le vice-président Joe Biden n'a pas perdu de temps en saluant le nouveau «Premier ministre» ukrainien, Arsène Yatseniuk en tant que son homologue à Kiev.
Le hiatus est grand entre les positions russes et étatsuniennes. Moscou se rend compte que Washington est pratiquement en train d'exiger que la Russie accepte sans broncher la réalité géopolitique que l'Ukraine est en voie de faire partie de l'orbite occidentale. La Russie ne peut accepter une telle défaite stratégique.
Moscou a non seulement reconnu que Ianoukovitch est en Russie, mais a également souligné en termes non équivoques que Moscou continue de le reconnaître comme le chef légitime de l'Etat. C'est un pied de nez à Washington, et le début d'une situation anormale où les États-Unis et la Russie traiteraient et agiraient avec deux interlocuteurs différents représentant l'État souverain ukrainien.
Les derniers rapports de Moscou indiquent que Poutine a "demandé au gouvernement russe d'examiner la question de l'aide humanitaire à la Crimée." Une boîte de Pandore s'ouvre si Ianoukovitch cherche de l'aide russe pour calmer la situation en Crimée.
On annonce que Ianoukovitch va tenir une conférence de presse à partir de Russie, plus tard dans la journée (28/02). Le lieu de cette conférence de presse ? Eh bien, la ville de Rostov-sur-le-Don.
Oui, la ville du roman épique de Mikhail Shokolov, et de l'une des œuvres les plus sacrées de la littérature en Russie, "Le Don paisible", situé dans le contexte de la guerre de Crimée (1853-1886) dépeignant la vie des Cosaques du Don, qui ont été les défenseurs traditionnels des peuples russes. Invoquer l'histoire passée cosaque est extrêmement signifiant - surtout pour ceux qui pourraient ne pas savoir tout ce qui lie l'Ukraine à l'âme russe.