Poutine, le temps de la revanche est venu

M K Bhadrakumar
24 juillet 2014

Le premier sur le terrain remporte la mise et une personne comme le président Barack Obama qui a grandi sous les tropiques d'Hawaï et d'Indonésie devrait le savoir bien mieux que son homologue russe, Vladimir Poutine de Leningrad. L'empressement avec lequel Obama s'est rué pour prendre très tôt la tête de la guerre de propagande sur l'Ukraine par rapport à Moscou donne presque l'impression qu'il espérait qu'une telle tragédie se produise. Jusqu'à présent, il n'a eu aucune conversation téléphonique avec Poutine - pas même pour établir certains faits avant toute chose.

C'est tout le contraire pour la Chancelière allemande Angela Merkel et les deux chefs d'Etats les plus affectés par la tragédie de ce malheureux avion malais - le Premier ministre néerlandais Mark Rutt et le Premier ministre malais Najib Razak. En fait, Rutt a déjà discuté à deux reprises de cette tragédie avec Poutine et ils se sont mis d'accord sur la suggestion de ce dernier d'une ouvrir une « enquête indépendante et équitable » sur le tragique événement de Donetsk, menée par l'Organisation de l'Aviation Civile Internationale avec la participation de « toutes les parties concernées », et, dans l'attente, d'exiger « un cessez-le-feu inconditionnel et immédiat » en Ukraine de l'Est.

Obama acceptera-t-il une telle approche ? Merkel et Razak ont tout deux été immédiatement d'accord avec Poutine. Or, un cessez-le-feu en Ukraine est la dernière chose qu'Obama a en tête, avec le vive-président Joe Biden qui presse constamment le Président Petro Porochenko à aller de l'avant dans la répression militaire contre la région rétive et rebelle de Donetsk, afin que d'une manière ou d'une autre un point de non-retour soit atteint dans les relations entre la Russie et l'Europe, dont l'équilibre est pour le moins délicat.

Certes, Moscou a perdu la guerre de propagande vis-à-vis de Washington. On en revient à la période de la Guerre Froide. Les USA ont toujours eu des kilomètres d'avance sur l'Union Soviétique en matière d'opportunisme - que ce soit durant la crise des missiles à Cuba, en Afghanistan ou le Dr Jivago de Boris Pasternak.

Pour moi, la Russie est à la faute ici. C'est ce qui arrive à une maison divisée. Tout observateur chevronné a pu s'apercevoir que Moscou a été tiraillé dans des directions opposées par ceux que l'on appelle les « occidentalistes » et ceux que l'on appelle les « orientalistes », ces derniers étant en retrait. La crise ukrainienne devrait être un signal d'alarme. Le fait est que l'histoire n'est pas finie et que la Russie ne pourra jamais faire partie du monde occidental. Elle est trop grande, trop différente, trop puissante et ingérable. La présence de la Russie dans la maison européenne serait un défi au leadership transatlantique des Etats-Unis et remettrait en cause la raison d'être de l'Otan, et avec elle l'euro-atlantisme comme leitmotiv des stratégies mondiales des USA.

Il est grand temps que les « occidentalistes » au sein des élites moscovites réalisent que ce à quoi ils s'accrochent n'est qu'une chimère. Il n'y a aucun précédent dans l'Histoire où les USA ont jamais traité un autre pays - y compris la Grande-Bretagne - sur un pied d'égalité. Par conséquent, le destin de la Russie est dicté par le besoin de consolider sa position en tant qu'acteur mondial indépendant. Elle a la capacité de le faire, mais, hélas, la volonté et l'intérêt de discerner qui est un allié potentiel et qui ne l'est pas lui fait trop souvent défaut.

Cela fait de l'appel téléphonique, [samedi dernier], du Président iranien Hassan Rouhani à Poutine une chose des plus intéressantes pour un observateur de la Russie. Bien sûr, Rouhani n'a pas abordé l'Ukraine. Il aurait été surprenant qu'il le fasse.

Certes, c'est un moment poignant dans les relations russo-iraniennes. Le Kremlin a dû coopérer avec l'administration Obama dans l'esprit de la (tristement) célèbre « réinitialisation » américano-russe pour faire pression sur l'Iran et isoler ce pays à un moment où Téhéran avait le dos au mur. Bien sûr, c'était à un moment où les « occidentalistes » à Moscou faisaient la loi et qu'ils débordaient de confiance, pensant qu'ils avaient un accord avec Obama, en montrant sans retenue qu'ils partageaient les valeurs américaines. Pour eux le monde entier semblait tourner à l'heure américaine.

A présent, la roue a fait tour un complet. La réinitialisation s'est avérée être une farce macabre que l'administration Obama a jouée à ceux du Kremlin. Et la plus grande ironie de toutes est que la Russie est aujourd'hui traitée avec une avalanche de sanctions par les Etats-Unis, à moins qu'elle n'agisse de façon appropriée vis-à-vis de l'Ukraine, de façon très similaire au traitement subi par l'Iran jusqu'à l'année dernière.

Et pourtant Rouhani n'a pas abordé l'Ukraine avec Poutine. Mais il a laissé à Moscou de quoi réfléchir. Le fait est que la Russie est tout simplement un ami sincère et un partenaire stratégique de l'Iran à ce moment précis où les discussions entre les Etats-Unis et l'Iran sont finalement prêtes à avancer. Moscou peut prendre l'avantage sur les Etats-Unis et rendre des coups aux partisans de la guerre froide à Washington là où ça fait le plus mal.

Il est assez évident que l'avantage américain dans les négociations avec l'Iran faiblit. Un retour en arrière (avant que les pourparlers directs n'aient commencé) est impossible ; une frappe militaire contre l'Iran n'est pas réaliste ; si les pourparlers n'aboutissent pas, Téhéran reprendra son programme nucléaire à pleins gaz. En somme, l'Iran a rompu l'encerclement par les Etats-Unis. C'est la signification de la date limite du 20 juillet pour trouver un accord sur le nucléaire. Il n'y a rien d'autre à dire.

A présent, ce que la Russie peut faire est de faire des confettis avec le régime des sanctions américaines contre l'Iran en procédant simplement à étendre à leur pleine capacité ses relations avec ce pays - que ce soit dans le domaine de l'énergie ou en matière de coopération de défense. Après tout, l'argument de la Russie a tout du long été qu'elle se conforme uniquement aux sanctions des Nations Unies. Pour le dire simplement, mettre en pratique ce que prêche Moscou. Par ailleurs, ce sera également la chose correcte à faire vu sous l'angle des relations d'affaires - être à Téhéran avant les entreprises américaines.

On peut le dire autrement : obliger les Etats-Unis à négocier dans l'urgence avec l'Iran qui a le soutien total de la Russie. Il n'y a aucune confrontation ici avec les Etats-Unis de la part de la Russie, d'autant plus que la Russie ne fera que renforcer et élargir ses relations avec un pays ami.

Le fait est que les Iraniens donneront du fil à retordre aux Américains. Il n'y a aucune chance pour que Téhéran renonce à ses énormes actifs qui représentent des centaines de milliards de dollars, que les Etats-Unis ont confisqués dans le sillage de la chute du Shah ; c'était un vol manifeste. Les Iraniens n'oublieront jamais non plus que les Américains ont délibérément abattu un avion civil iranien en 1988 - sachant parfaitement bien qu'il s'agissait d'un avion civil - tuant 300 personnes à bord.

J'ai commencé à m'occuper de l'Iran pour la première fois en 1989, lorsque j'étais un diplomate de carrière, et je me suis rendu dans ce pays de si nombreuses fois que je suis incapable de dresser toute la liste de mes visites dans ce pays. Si je connais bien l'Iran, je peux aller jusqu'à affirmer : Rouhani est venu en aide à Poutine à un moment capital de la politique mondiale de notre époque.