Métamorphose tranquille : 'The Rest of the World' passe du mode 'Rest', au mode 'World'


22 juillet 2015

L’entrée de l’Inde et du Pakistan comme membres de plein droit dans l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) constitue un grave revers pour les stratégies régionales des États-Unis. Les analystes occidentaux ont considéré l’OCS comme l’Otan de l’Est. Que l’OCS étende son territoire et inclue l’Asie du Sud bouleverse profondément les intérêts états-uniens.

Il est sans doute possible de mettre cela en relation avec la hâte inconvenante avec laquelle les États-Unis font pression sur les États membres du Conseil de coopération du Golfe (GCC) pour permettre le déploiement d’un système unifié de défense antimissile dans la région du golfe Persique. Dans l’idéal, les États-Unis auraient déployé le système ABM en Afghanistan. Le pacte US-afghan de 2014 a fourni le cadre légal nécessaire, mais la réalité aujourd’hui sur le terrain est que tout règlement afghan impliquant les Talibans provoquerait une occupation occidentale à long terme du pays.

Les États-Unis semblent placer beaucoup d’espoir dans le fait que l’entrée de l’Inde et du Pakistan dans l’OCS pourrait être bloquée. Un commentaire émis la semaine dernière par la Radio Free Europe Radio Liberty – fondée par le gouvernement des États-Unis – notait :

Croyez-le ou non, mais cette radio, RFERL, vient de parrainer une table ronde pour débattre sur le thème : «Les pays d’Asie centrale sont-ils les perdants de l’expansion de l’OCS ?»

Les participants américains ont affirmé que le président ouzbek Islam Karimov était manifestement mécontent de la décision de l’OCS d’accueillir l’Inde et le Pakistan comme membres à part entière et a exprimé ouvertement ses doutes, et que «d’autres présidents d’Asie centrale ont évité de faire de tels commentaires, mais ils ont dû aussi les avoir en tête».

Un commentateur américain a pontifié : «Maintenant, avec l’ajout de l’Inde et du Pakistan, je pense que certains pays d’Asie centrale craignent que parfois leurs opinions et leurs décisions soient ignorées.»

A la suite de quoi, un autre éditorialiste a promptement abondé dans ce sens : «Avec l’Inde et le Pakistan, il y a maintenant quatre énormes pays, des puissances nucléaires, et quatre pays d’Asie centrale, assez pauvres, assez petits et pas très puissants, donc je pense qu’il y a un souci légitime qu’ils [ces membres d’Asie centrale] soient neutralisés dans les prises de décisions de l’OCS.»

La RFERL ajoute : «Il est facile de voir pourquoi les pays d’Asie centrale pourraient être inquiets.» Elle estime que c’est le Kremlin qui fait monter l’Inde et le Pakistan à bord comme membres de l’OCS et que «le moment était bon pour la Russie». En effet, elle a vu une concordance des intérêts entre Moscou et Bejing sur cette question aussi.

Écoutez en entier le passionnant enregistrement de RFERL, si vous avez le temps. Quel stratagème propagandiste magistral !

Encore plus fascinant, le commentaire du site web Eurasianet, une publication sœur de RFERL. Il dit que Karimov s’est exprimé avec prudence sur l’expansion de l’OCS, disant que «cela ne fera pas que changer la carte politique, mais changera les équilibres de pouvoir. Ce n’est pas une question simple et elle doit être débattue». Le site a spéculé mélancoliquement en considérant que la présidence de l’OCS a maintenant passé à Tachkent, et qu’il pourrait y avoir loin de la coupe aux lèvres pour l’Inde :

Évidemment, la paranoïa qui frappe l’esprit américain est compréhensible. Le cœur de la question est que l’expansion de l’OCS intervient dans le contexte du fort déclin de l’influence états-unienne dans la région eurasiatique.

Défiant toute propagande occidentale, la Russie et la Chine accélèrent leur coopération et leur coordination des politiques régionales en Asie centrale. De prestigieux groupes de réflexion états-uniens ont produit des douzaines de rapports ces dernières années, analysant les graves contradictions et les conflits d’intérêts entre la Russie et la Chine, qui leur créent des désaccords en Asie centrale. Les analystes états-uniens ont souvent tenté de jouer sur les sensibilités de la Russie en faisant valoir que la Chine remplace systématiquement la Russie comme acteur dominant en Asie centrale.

Par conséquent, la décision d’intégrer le projet d’Union économique eurasienne dirigée par la Russie et l’initiative chinoise Ceinture et Route devient un moment décisif dans la politique de l’Eurasie. Il est tout à fait évident que Moscou et Beijing ont un intérêt commun à faire reculer la présence des États-Unis et de l’Otan dans la région eurasienne.

Est-ce que tout cela renvoie à ce qu’on appelle la Théorie du Heartland de Halford Mackinder, une géo-stratégie qui a beaucoup influencé depuis un siècle les politiques régionales des États-Unis à l’égard de l’Eurasie ?

Oui, comprendre la Théorie du Heartland peut aider à saisir ces développements dans les politiques des grandes puissances dans l’Asie centrale contemporaine. Permettez-moi de ressortir de mes archives sur l’Asie centrale un excellent article que j’ai publié il y a quelques années, intitulé Revisiting the Pivot : The Influence of Heartland Theory in Great Power Politics, écrit avec une grande prescience par deux chercheurs au Macalester College, Minnesota. Vous pouvez le lire ici.

Traduit par Diane, relu par jj pour le Saker Francophone.