M K Bhadrakumar
30 octobre 2019
Personne n’aurait imaginé que la décision prise il y a trois semaines par le Président américain Donald Trump de retirer toutes les troupes américaines de Syrie se transformerait en engagement militaire vigoureusement renouvelé dans ce pays. Les troupes américaines ont d’abord été envoyées en Irak, mais seulement pour retourner en Syrie avec des blindés lourds et des armes. Des plans sont en cours pour renforcer les déploiements.
Les propos tenus par le Secrétaire américain à la défense Mark Esper à Bruxelles en marge de la réunion des Ministres de la défense de l’OTAN le 25 octobre, puis lors d’un point de presse détaillé au Pentagone le 28 octobre jettent une lumière plus précise sur les intentions des États-Unis (ici et ici). De nouveaux modèles sont en cours d’apparition. L’approche des États-Unis suit trois directions principales.
Pour commencer, Washington étudie le rôle que ses alliés occidentaux pourraient jouer. Pour citer Esper : « J’ai discuté avec nos alliés [de l’OTAN] de la situation en Syrie. J’ai […] appelé les autres pays, qui jouent gros, à offrir leur soutien pour aider à atténuer la crise actuelle en matière de sécurité. […] Un certain nombre d’alliés ont exprimé leur désir de contribuer à la mise en place d’une zone de sécurité le long de la frontière entre la Syrie et la Turquie. »
De toute évidence, ce sont des idées naissantes, en particulier le plan allemand pour la Syrie du Nord, et le 14 novembre, Washington accueillera une réunion de la coalition menée par les États-Unis en Syrie.
Moscou a mis en garde contre toute intervention de l’OTAN en Syrie et il est peu probable que l’UE agisse sans une forme quelconque de mandat de l’ONU, qui exigera l’accord de la Russie. Mais comme la zone de sécurité a une incidence énorme sur le problème des réfugiés dans l’UE, les capitales européennes pourraient chercher à jouer un rôle dans son fonctionnement.
Le deuxième aspect de la réorientation stratégique américaine concerne les déploiements militaires. Bien que les États-Unis aient retiré leur « 50 soldats ou moins de la zone immédiate d’attaque (turque) », le déploiement demeure inchangé à la base Al Tanf, au point tri-frontière sud de la Syrie avec l’Irak et la Jordanie, par lequel passe l’autoroute stratégique M2 entre Bagdad et Damas.
Washington a ignoré les protestations répétées de la Russie au sujet de la base d’Al Tanf et estime qu’elle permet de contrer l’influence résiduelle de la coalition Russie-Syrie-Iran dans la région.
Toutefois, et c’est le troisième aspect de l’approche américaine qui ouvrira probablement la boîte de Pandore : la décision de Trump de s’emparer des champs de pétrole dans le gouvernorat de Deir ez-Zor près de la frontière syrienne avec l’Irak et le long de l’Euphrate.
Esper a confirmé qu’un nombre indéterminé de soldats et de matériel américains sont actuellement déployés pour garder les champs de pétrole tenus pour le moment par les forces kurdes. Il a indiqué le repositionnement de « ressources supplémentaires dans le voisinage de Deir ez-Zor », y compris des forces mécanisées et « d’autres types de forces » et a ajouté que les renforts « se poursuivront jusqu’à ce que nous estimions avoir une capacité suffisante. »
Esper a averti catégoriquement que les États-Unis « réagiront avec une puissance militaire écrasante contre tout groupe qui menace la sécurité de nos forces là-bas. »
Il ajoute :
« Ces champs pétroliers constituent également une source essentielle de financement pour les Forces démocratiques syriennes, ce qui leur permet d’accroître leur capacité. »
L’avertissement implicite à Moscou et l’intention des États-Unis de poursuivre l’alliance avec les Kurdes, de renforcer leurs ressources financières et leur capacité militaire, et d’être un garant de sécurité pour leurs terres natales dans l’est de l’Euphrate : ce sont tous des éléments d’une escalade controversée. Ils ont déjà mis la Russie, l’Iran et la Turquie sur la même longueur d’ondes.
Les champs de pétrole sont vitaux pour Damas car la majorité du pétrole provient des champs du nord-est du pays. Les États-Unis, au contraire, sont déterminés à bloquer toute possibilité que les forces kurdes de la région et le régime Assad concluent un accord (sous surveillance russe) pour remettre les champs pétrolifères sous le contrôle de Damas.
En termes simples, la lutte pour le contrôle des champs pétroliers de l’est de la Syrie a peu à voir avec la lutte contre le terrorisme mais forme un motif crucial d’affrontement géopolitique.
Sans aucun doute, les États-Unis renforcent leurs relations avec les Kurdes et constituent une alliance autofinancée. Mais comment Moscou et Damas pourraient-ils accepter le fait que les États-Unis contrôlent environ 30 % du territoire syrien ?
De même, la Turquie contemple dorénavant le spectre d’une patrie kurde : sa consolidation parrainée par les États-Unis, à seulement 30 kilomètres de sa frontière avec la Syrie, est à un point d’accélération. Trump et Esper ont tous deux trouvé une place pour les Kurdes comme héros du folklore américain.
Les États-Unis trouvent dans les Kurdes syriens quelque chose de rare au Moyen-Orient : des alliés, de fougueux combattants et aussi de bons amis d’Israël. Il est clair qu’on ne détournera pas les États-Unis de leur objectif de créer un Kurdistan autonome en Syrie, qui deviendra une base pour les stratégies régionales américano-israéliennes.
La Turquie y verra une menace pour sa souveraineté et sa sécurité territoriale, considérant que la milice kurde syrienne (YPG) est une franchise du PKK. Ankara a fortement réagi contre toute initiative visant à accueillir le patron du YPG, le général Mazloum Kobane, à Washington.
Inutile de dire que les projets de Trump pour le bassin de l’Euphrate riche en pétrole vont saper les perspectives d’un rapprochement turco-américain sérieux. La Turquie n’en deviendra que plus redevable à la Russie et à l’Iran dans l’après-guerre syrien.
Michael A. Reynolds, éminent chercheur et auteur d’études sur la Russie et l’Eurasie à l’Université de Princeton, a ainsi conclu un récent essai tout à fait fascinant, intitulé Turquie et Russie, un rapprochement remarquable :
« L’incapacité ou le refus des décideurs américains d’élaborer des politiques qui tiennent compte des préoccupations et des sensibilités fondamentales en matière de sécurité d’un pays qui, depuis des décennies, est un partenaire clé des États-Unis au Moyen-Orient, dans les Balkans, la mer Noire, le Caucase et en Eurasie doivent être placés au centre de toute explication du tournant actuel des relations turco-russes. La volonté mutuelle de Washington et d’Ankara de rebâtir leurs liens sera le facteur clé de l’avenir de la relation entre la Turquie et la Russie. »
Traduit par Stünzi, relu par Kira pour le Saker francophone