M K Bhadrakumar
17 avril 2021
Dans son discours historique de politique étrangère prononcé à partir du département d'État US le 4 février, le président Joe Biden avait proclamé que «l'Amérique est de retour. La diplomatie est de retour au centre de notre politique étrangère ». Cette maxime a été mise à l'épreuve la semaine dernière. Et elle n’a pas passé l’examen.
Une image confuse se dégage alors que la diplomatie US envers la Russie ces dernières semaines, en particulier depuis le 13 avril de la semaine dernière, suit un parcours en zigzag. Pour rappel, Washington a tranquillement encouragé Kiev à être belliqueux le long de la ligne de contact avec la région séparatiste ukrainienne du Donbass.
Affirmant à plusieurs reprises «l’attachement indéfectible des États-Unis à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de l’Ukraine» et ses préoccupations concernant «le soudain renforcement militaire russe en Crimée occupée et aux frontières de l’Ukraine», l’administration Biden a régulièrement renforcé la capacité militaire de l’Ukraine pour provoquer la Russie.
Moscou a estimé qu'une situation précipitée pourrait être en train d’être manigancée comme en 2008 lorsque Washington a encouragé le régime en Géorgie à lancer un assaut contre ses régions séparatistes, ce qui a inévitablement conduit à un conflit avec la Russie. Aussi, le 7 avril, le Kremlin a averti que la Russie maintiendrait ses forces militaires près de la frontière avec l'Ukraine et pourrait prendre des «mesures» si une situation précipitée se produisait menaçant le Donbass ou la Crimée.
Dans un renversement de la politique du président Obama qui était de ne pas provoquer la Russie, l'administration Biden a commencé à fournir des armes létales à l'Ukraine, ce qui a enflammé les nationalistes ukrainiens néo-nazis revanchards. En effet, les États-Unis sont pleinement conscients que la question ukrainienne concerne les intérêts fondamentaux de la Russie, et Moscou ne cédera jamais. En termes simples, si l’Ukraine adhère à l’OTAN, la portée de l’alliance s’étend aux portes de la Russie.
Ainsi, l’annonce à Kiev, début avril, d’exercices militaires de grande envergure prévus entre l’Ukraine et les armées de l’OTAN ne tient pas compte des avertissements répétés du Kremlin selon lesquels tout déploiement de troupes de l’OTAN en Ukraine menacerait la stabilité près des frontières de la Russie. De plus, la Turquie a informé la Russie le 9 avril que deux navires de guerre US devaient traverser le Bosphore et entrer dans la mer Noire pour y rester jusqu'au 4 mai.
Au milieu de ces tensions croissantes - avec Washington entraînant l'UE et l'OTAN dans sa stratégie d'endiguement contre la Russie - le président Joe Biden a téléphoné au président russe Vladimir Poutine le 13 avril. Selon le compte-rendu du Kremlin, Biden a exprimé son intérêt pour une coopération avec la Russie sur des questions urgentes telles que «assurer la stabilité stratégique et le contrôle des armes, le programme nucléaire iranien, la situation en Afghanistan et le changement climatique mondial. » Selon le compte-rendu de la Maison Blanche, Biden a proposé une réunion au sommet dans un pays tiers dans les mois à venir pour discuter de «toute la gamme des problèmes» auxquels les États-Unis et la Russie sont confrontés.
La motivation de Biden reste un mystère, puisque seulement deux jours plus tard, le 15 avril, le département d'État a révélé qu'il avait également signé un décret imposant davantage de sanctions contre la Russie et que le Trésor US avait déjà publié une directive interdisant aux institutions financières américaines de participer au marché primaire des obligations russes, libellées en rouble ou non, l'intention étant d'affaiblir et de détruire la monnaie russe. A côté de cela, les États-Unis ont également expulsé 10 diplomates russes.
Ou bien Biden a eu un trou de mémoire et il a oublié qu'il devait signer ce décret quand il a appelé courtoisement Poutine, ou bien il n’était tout simplement pas sincère. (Curieusement, le décret a également délégué le pouvoir exécutif au département d'État en lui donnant carte blanche pour imposer encore plus de sanctions si nécessaire à l'avenir!) Ce comportement étrange a déclenché des spéculations. Certains disent que Biden ne contrôle peut-être pas les politiques russes menées par «l'État profond».
Mais Moscou a vivement réagi. La porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Maria Zakharova, a averti que «les actions hostiles de Washington élevaient dangereusement le niveau de risque de confrontation» et que la seule explication plausible à un comportement aussi étrange est que les États-Unis «ne sont pas prêts à accepter la réalité objective d'un monde multipolaire dans lequel l'hégémonie américaine n'est pas possible. Ils placent tous leurs paris sur la pression des sanctions et l'ingérence dans nos affaires intérieures. »
Mais il y a eu une autre surprise lorsque, en quelques heures, le 15 avril même, Biden a comparu personnellement devant les médias pour faire ce qui semblait être une déclaration de conciliation sur Poutine et la Russie. Il a insisté: «Les États-Unis ne cherchent pas à lancer un cycle d'escalade et de conflit avec la Russie. Nous voulons une relation stable et prévisible ... Lorsque j'ai parlé au président Poutine, j'ai exprimé ma conviction que la communication entre nous deux, personnellement et directement, était essentielle pour avancer vers une relation plus efficace ...
«Il est maintenant temps de désamorcer. La voie à suivre passe par un dialogue réfléchi et un processus diplomatique. Les États-Unis sont prêts à continuer de manière constructive à faire avancer ce processus. Voici ce que je veux dire: là où il est dans l'intérêt des États-Unis de travailler avec la Russie, nous devrions et nous allons le faire. Là où la Russie cherche à violer les intérêts des États-Unis, nous répondrons. »
Cependant, il s'est avéré que ces mots enrobés de sucre cachaient une pilule amère à avaler - que la Russie devrait accepter gracieusement les sanctions et simplement se réconcilier avec l'idée d'un engagement sélectif avec Washington chaque fois que cela convenait aux intérêts des États-Unis.
Au milieu de ces contradictions, un dégel des tensions américano-russes ne peut pas être une possibilité réaliste. Il est peu probable que Moscou transige sur des intérêts fondamentaux. D'un autre côté, Biden sait également que la participation de la Russie est vitale pour résoudre de nombreux problèmes mondiaux majeurs et, dans cette mesure, Biden voudra peut-être apaiser les tensions. En effet, une relation de travail pragmatique ne peut pas non plus être exclue, car les États-Unis sont bien conscients que la Russie est intéressée à ce que les tensions avec l'Occident s’apaisent, compte tenu des défis auxquels elle est confrontée concernant son économie nationale, ses lignes de production et la stabilité au Moyen-Orient.
En termes simples, les tensions actuelles ont des conséquences imprévisibles. Les deux parties peuvent interagir sur des questions telles que la stabilité stratégique et le contrôle des armements, la question nucléaire iranienne, l'Afghanistan ou le changement climatique. Par-dessus tout, la Russie tient également à être un acteur sur la scène mondiale. Mais un sommet ne peut produire des résultats substantiels que s’il s’appuie sur des préparatifs adéquats et des échanges approfondis concernant les intérêts et les préoccupations de chaque partie. Alors que l'état actuel des choses ne laisse pas de place à une diplomatie constructive.
La Russie a depuis mis sur liste noire huit responsables US actuels et anciens, et renvoyé dix diplomates en réponses aux sanctions US. De toute évidence, comme le dit la déclaration russe, il ne s’agissait «qu’une fraction des capacités à notre disposition». Néanmoins, le département d'État a rapidement déploré cette «escalade» et a averti qu'il pourrait réagir. Les États-Unis insistent en effet sur leur prérogative d'imposer des sanctions, mais la Russie ne doit pas riposter.
Il reste à voir jusqu'où cette pantomime continuera sous la rubrique «diplomatie». Les attentes doivent rester faibles. De toute évidence, l’administration Biden n’a aucun intérêt à utiliser la diplomatie pour détourner la Russie d’une alliance avec la Chine, comme Kissinger l’avait conseillé un jour, afin d’isoler et de cerner la Chine, le principal rival archétypal des États-Unis sur la scène mondiale. Biden s'attend à la place à ce que la Russie se soumette aux directives américaines, et refuse ainsi une profondeur stratégique à la Chine.
Mais est-ce que la Russie, une nation qui a tenu bon contre Napoléon et Hitler, se soumettra à l'hégémonie US ? Non, elle ne le fera jamais. La question de l'Ukraine restera donc une poudrière, qui peut exploser à tout moment, et devenir une plaie sur le corps politique de la Russie, qui la contamine et l'affaiblisse - ce qui, bien sûr, est aussi la logique ultime du changement de régime à Kiev lors de la Révolution de couleur de 2014 orchestrée par les responsables du département d'État US, dont Victoria Nuland, qui a refait surface en tant que sous-secrétaire d'État aux affaires politiques dans l'actuelle administration Biden.