M K Bhadrakumar
19 novembre 2021
N’est-ce pas là une ironie savoureuse ? Le secrétaire britannique à la Défense Ben Wallace s'est précipité à Varsovie jeudi pour élaborer des plans détaillés visant à renforcer la clôture frontalière de la Pologne avec la Biélorussie. La Grande-Bretagne s'était associée aux États-Unis dans l'invasion de l'Irak en 2003, et est désormais le protecteur autoproclamé de l'Union européenne contre les migrants irakiens !
150 Royal Engineers de l'armée britannique seront envoyés pour aider à renforcer la frontière de la Pologne avec la Biélorussie. Wallace a émis l'hypothèse que les troupes britanniques pourraient également aider « potentiellement d'autres États baltes à sécuriser leur frontière ».
Les médias britanniques ont rapporté que des centaines de soldats des forces spéciales britanniques et de parachutistes seraient, selon certaines sources, également prêts à se déployer en Ukraine au milieu des tensions croissantes dans cette région.
Mardi, Wallace s'est rendu à Kiev pour ce qui a été présenté comme une manifestation de soutien à un moment où l'Ukraine et les pays de l'OTAN expriment leur inquiétude concernant les mouvements de troupes russes près des frontières de l'Ukraine.
Dans une déclaration conjointe publiée à Kiev à l'issue de ses entretiens, le ministre ukrainien de la Défense Oleksii Reznikov a déclaré entre autres que résultant d'un accord-cadre intergouvernemental signé à Londres la semaine dernière entre les deux pays, des projets communs seront entrepris pour développer les capacités des forces navales ukrainiennes en mer Noire et pour une interopérabilité accrue.
La Grande-Bretagne et l'Ukraine ont également récemment finalisé un traité qui permettra à Kiev de demander des prêts à Londres pour acheter des navires de guerre et des missiles britanniques. Sky News a rapporté que "sur la liste d'achats de 1,7 milliard de livres sterling par l'Ukraine figurent deux chasseurs de mines, la production conjointe de huit navires lance-missiles et d'une frégate ainsi que l'achat d'armes pour les navires existants".
En outre, la Grande-Bretagne construira deux bases navales pour l'Ukraine en mer Noire. Sans aucun doute, Global Britain s'est emparé de la question des migrants et de l'hystérie guerrière autour de la Russie, en rassemblant des troupes aux frontières de l'Ukraine pour renforcer son positionnement stratégique en Europe centrale et en mer Noire.
Traditionnellement, le Royaume-Uni agit en tandem avec les États-Unis. De fait, ce 10 novembre, le secrétaire d'État américain Antony J. Blinken et le ministre ukrainien des Affaires étrangères Dmytro Kuleba ont signé à Washington un document majeur intitulé Charte américano-ukrainienne sur le partenariat stratégique, affirmant l'engagement de Washington à "renforcer la capacité de l'Ukraine à se défendre contre les menaces à son intégrité territoriale et a approfondir l'intégration de l'Ukraine dans les institutions euro-atlantiques (lire OTAN), [qui] sont des priorités concurrentes."
Du début à la fin, le pacte américano-ukrainien pointe du doigt la Russie directement ou indirectement. Cf https://www.state.gov/u-s-ukraine-charter-on-strategic-partnership/
Dans un communiqué samedi dernier, le ministère russe de la Défense avait allégué « une activité militaire de nature agressive dans la région de la mer Noire » par les navires de guerre étatsuniens, l'avion de reconnaissance stratégique U-2S effectuant une mission de surveillance le long de la frontière russe, un B- 51 bombardiers stratégiques volant près de la frontière russe en mer Noire, etc.
La grande image qui se dégage de tout cela est qu'un arc d'encerclement de la Russie est en train d'apparaître de la région baltique le long de l'Europe centrale jusqu'à la mer Noire et le Caucase. Et contrairement à l'époque de la guerre froide, les déploiements de l'OTAN arrivent directement aux frontières ouest et sud de la Russie.
Les capitales occidentales et Moscou ont des interprétations diamétralement opposées de ce qui est en train de se passer. L'interprétation de l'Occident est que Moscou le soumet à une sorte de test de résistance en espérant que la crise migratoire et le renforcement des forces russes à la frontière de l'Ukraine exposeraient les divisions au sein de l'UE et de l'OTAN, ce qui les obligerait à opter pour des transactions pragmatiques, en accélérant le processus de certification du gazoduc Nord Stream (auquel les Etats-Unis, l'Ukraine et la Pologne s'opposent) . cf nationalinterest.org
En résumé, l'argument est que l'Occident devrait accuser Moscou de bluff. D'un autre côté, le récit de Moscou est que les puissances occidentales alimentent délibérément les instincts revanchards de l'Ukraine en l'armant et en encourageant la direction assiégée du président Zelensky à Kiev qui se bat pour sa survie politique à croire qu'avec le soutien occidental, une fenêtre d'opportunité s'ouvre de reconquérir les territoires perdus du Donbass et de la Crimée et ainsi racheter sa promesse d'être le sauveur de son pays.
Et, deuxièmement, aux yeux de Moscou, la montée des tensions avec la Russie est devenue un alibi commode pour impliquer directement l'OTAN dans la sécurité de l'Ukraine et en faire un modèle de la stratégie de confinement de l'Occident contre la Russie.
Les arguments ne manquent pas pour étayer l'une ou l'autre interprétation. Les États-Unis ont informé les alliés européens que Moscou pourrait créer de nouveaux faits sur le terrain et, par conséquent, des contre-mesures sont nécessaires. La France s'est engagée à défendre l'Ukraine si la Russie l'attaque. L'OTAN a également mis en garde la Russie.
En fait, Washington est allé encore plus loin ces derniers temps en enterrant la hache de guerre avec Ankara dans un mouvement déterminé pour le ramener dans le giron de l'OTAN. La Turquie entretient des liens militaires étroits avec l'Ukraine, c’est une puissance majeure de la mer Noire et, surtout, Ankara a l'habitude de tenir tête à Moscou lorsque l’opportunité se présente.
Ainsi, mardi, le Groupe de Défense de Haut Niveau (High Level Defense Group) américano-turc s'est réuni au Pentagone. Laura Cooper, sous-secrétaire du département US de la Défense, qui dirigeait la délégation étatsunienne, a déclaré que la modernisation militaire de la Turquie était devenue une nécessité pour soutenir l'OTAN, et Washington « a reconnu les besoins de modernisation militaire des Forces armées turques ».
Cooper « a souligné la coopération sur la mer Noire ». Les deux parties ont également « discuté d'un large éventail de questions fonctionnelles et régionales » et une réunion de suivi à Ankara a été convenue. Bien entendu, le rapprochement américano-turc peut changer la donne pour la présence de l'OTAN en mer Noire. Cf trtworld.com
En vertu de la Convention de Montreux (1936), la Turquie exerce un contrôle sur le détroit du Bosphore et des Dardanelles et réglemente le transit des navires de guerre entre la Méditerranée orientale et la mer Noire. Cela suffit à montrer combien les opérations de la flotte russe de la mer Noire et les capacités des navires de guerre russes en Méditerranée dépendent de la coopération de la Turquie.
Dans un tel contexte tumultueux, le président russe Vladimir Poutine, dans un discours prononcé jeudi à Moscou lors d'une réunion élargie du conseil d'administration du ministère des Affaires étrangères, a déclaré que l'Occident ne tenait plus compte de « nos avertissements concernant les lignes rouges ». Il a évoqué les bombardiers stratégiques américains volant dans la mer Noire « à une distance de seulement 20 kilomètres de notre frontière d'État », l'expansion de l'OTAN vers l'est, le déploiement de systèmes anti-missiles par l'OTAN « juste à côté de nos frontières », etc.
Mais Poutine a également affirmé de manière énigmatique que « nos récents avertissements ont eu un certain effet ». Il n'a pas développé. Poutine semblait envoyer un message à la Maison Blanche. Il s'exprimait en effet au lendemain d'une conversation téléphonique entre le secrétaire du Conseil de sécurité russe Nikolai Patrushev et le conseiller américain à la sécurité nationale Jake Sullivan.
Une déflagration semble peu probable actuellement. La crise des migrants s'atténue déjà, l'Allemagne proposant d'accepter quelques centaines de réfugiés irakiens. Plus important encore, un sommet russo-américain pourrait avoir lieu en ligne avant la fin de l'année et il est possible qu’il y ait une rencontre en personne entre le président Biden et Poutine l'année prochaine.
L'ambassadeur de Russie aux États-Unis, Anatoly Antonov, a déclaré jeudi à Tass que le troisième cycle du dialogue stratégique entre Moscou et Washington devrait avoir lieu « dans un proche avenir ». L'ambassadeur a noté qu'« il y a des développements positifs dans le domaine de la stabilité stratégique... La nature globale des pourparlers permet de discuter de tous les facteurs importants de la stabilité stratégique, concernant à la fois les armements traditionnels et les nouvelles technologies ».
En effet, le bon côté des nuages sombres de la mer Noire est que la communication stratégique entre Moscou et Washington a repris et que des échanges à différents niveaux de travail ont lieu.
Il est toujours possible qu’il y ait des ‘spoilers’ qui pourraient exacerber les tensions avec la Russie pour leur propre agenda – que ce soit le Royaume-Uni, l'Ukraine ou la Pologne – mais ni le Kremlin ni la Maison Blanche ne cherchent la confrontation.