M K Bhadrakumar
13 décembre 2021
La Russie réitère ses "lignes rouges", à la recherche de garanties juridiques à long terme contre la poursuite de l'avancée de l'OTAN vers l'Est et le déploiement d'armes aux frontières occidentales de la Russie.
Le ministère russe des Affaires étrangères a publié le 10 décembre une déclaration dans laquelle il a dit s'attendre à ce que des garanties juridiques à long terme soient données « dans un délai précis et sur la base du principe de sécurité globale et indivisible ».
Moscou sent que Washington renverse l'argument, et prétend que le problème concerne la soi-disant concentration de forces sur le territoire russe qui pourrait présager une invasion de l'Ukraine.
Cela a été répété par Biden lui-même le 12 décembre qui a une fois de plus esquivé la question des déploiements de l'OTAN et a préféré s'attarder sur ce qui se passerait si la Russie envahissait l'Ukraine.
Entretemps, les États-Unis ont rallié les pays du G7 derrière eux. La déclaration du G7 du 12 décembre fait essentiellement écho à la position étatsunienne. Le G7 a également choisi d’éluder les "lignes rouges" de la Russie concernant l'expansion de l'OTAN énoncées dans la déclaration du ministère des Affaires étrangères du 10 décembre.
Le département d'État US a annoncé que la secrétaire adjointe du Bureau des affaires européennes et eurasiennes, le Dr Karen Donfried, se rendra à Kiev et à Moscou du 13 au 15 décembre « pour discuter du renforcement militaire de la Russie et renforcer l'engagement des États-Unis envers la souveraineté, l'indépendance et l'intégrité territoriale de l'Ukraine.. »
Donfried se rendra ensuite à Bruxelles les 15 et 16 décembre pour consulter les alliés de l'OTAN et les partenaires de l'UE « sur les efforts visant à rechercher une solution diplomatique ».
L'Occident est hypocrite en transformant cela en une question d'agression territoriale par la Russie, oubliant commodément qu'il y a un contexte compliqué à tout cela qui remonte aux promesses faites par les dirigeants occidentaux (notamment le secrétaire d'État américain James Baker et le ministre allemand des Affaires étrangères Genscher) au dirigeant soviétique Mikhaïl Gorbatchev qu'en aval d'une approbation soviétique pour l'unification allemande, l'Occident garantirait que l'OTAN ne se déplacerait pas « d'un pouce » vers l'Est en direction des frontières de la Russie.
Et en effet, au milieu des années 90, l'administration de Bill Clinton a commencé à ignorer cette assurance, qui était fondamentale pour la sécurité de la Russie, et l'OTAN s'est engagée sur la voie de l'expansion de manière progressive, s'étendant d'abord à l'Europe centrale, puis à la région de la Baltique et aux pays des Balkans qui formaient auparavant la Yougoslavie.
Les nombreuses protestations russes contre l'élargissement de l'OTAN ont tout simplement été ignorées. Moscou était alors en mesure de faire valoir ses intérêts nationaux.
Un moment décisif est survenu lorsque l'OTAN a annoncé en 2008 que la porte était ouverte à l'adhésion de l'Ukraine (et de la Géorgie). La Russie a de nouveau protesté, car l'adhésion de ces deux pays à l'OTAN amènerait les déploiements de l'Alliance jusqu'à ses frontières ouest et sud. Une fois de plus, les États-Unis ont refusé d’y prêter attention.
Cependant, il y a eu un changement de paradigme en 2013-2014, lorsque l'Occident a renversé avec succès le gouvernement du président favorable à Moscou, Viktor Ianoukovitch en Ukraine (qui était d'ailleurs un dirigeant élu) et a installé à sa place une direction pro-occidentale à Kiev. A partir de là, un projet systématique visant à transformer l'Ukraine en un État anti-russe a commencé.
Aujourd'hui, le défi auquel la Russie est confrontée est que même sans admettre l'Ukraine comme membre à part entière, l'OTAN a commencé à se déployer dans ce pays, profitant de l'impasse dans le Donbass et des mauvaises relations entre Kiev et Moscou.
Le porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères a révélé le 12 décembre que l'OTAN injectait des quantités massives d'armes en Ukraine et que « des militants y étaient envoyés en tant d'instructeurs militaires ». (cf CNN)
Face à cela, une confrontation n'est plus à exclure, tout comme Moscou désavoue toute intention de recourir à la force.
L'"inconnu connu" est jusqu’à quel point la politique intérieure étatsunienne oriente la future ligne de conduite de Biden. (Poutine avait recherché une réunion en face à face avec Biden.) Après l'Afghanistan, la cote de Biden a considérablement chuté ; moins de trois Américains sur 10 approuvent la gestion par Biden de la crise de l'inflation, et la plupart lui donnent des notes faibles sur chaque grand problème autre que la pandémie de Covid-19.
Un sondage d'ABC News a révélé qu’après le sommet vidéo de Biden le 7 décembre avec Poutine, seul 15% des personnes interrogées ont déclaré avoir une "grande" confiance dans le président pour négocier avec Poutine au nom de l'Amérique (à comparer aux 26% dans un sondage ABC en juin).
En d'autres termes, cela peut arranger Biden de montrer qu'il est « dur » avec la Russie. Les dirigeants au bilan médiocre ont tendance à utiliser les questions de politique étrangère pour renforcer leur image. 2022 est une année électorale cruciale aux États-Unis, les prévisionnistes prédisant que les démocrates pourraient perdre le contrôle du Congrès, ce qui affecterait sérieusement la présidence de Biden et sa candidature à la réélection en 2024.
Biden pourrait perdre la face s'il s'asseyait à la table des négociations pour discuter des « lignes rouges » de Poutine. Plus important encore, c'est l'une de ces situations où, après avoir pataugé à mi-chemin, il devient trop tard pour faire demi-tour.
Le fait est que l'Ukraine est une « affaire inachevée » et que tout le projet occidental d'affronter la Russie pourrait échouer si l'OTAN est bloquée sur sa voie d'expansion. La diabolisation de la Russie est déjà allé très loin et profondément dans la rhétorique occidentale. En même temps, l'Occident observe que la Russie a retrouvé la parité stratégique avec les États-Unis et les devance dans le domaine des forces conventionnelles en développant des armes hypersoniques avancées. Poutine lui-même en a parlé dans une interview accordée aux médias ce week-end.
Les signes indiquent que la Russie préfère toujours une solution diplomatique et politique mais qu'il est très peu probable qu'elle dilue ses exigences et accepte à nouveau une nouvelle expansion de l'OTAN, cette fois jusqu'à ses frontières. La déclaration du ministre des Affaires étrangères du 10 décembre aborde les questions fondamentales de la défense nationale de la Russie.
Dans une interview accordée aujourd'hui au journal Izvestia, le vice-ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Ryabkov a déclaré : « Ce n'est pas comme si les problèmes avaient commencé hier. Ils sont liés, pour la plupart, à l'aspiration des États-Unis à nier la Russie en tant que facteur clé indépendant de la vie internationale, et à nous imposer ses propres approches sur toute une série de problèmes, y compris la façon dont nous devrions vivre dans notre propre pays. »
Ryabkov a déclaré que l'Ukraine « est avant tout le projet géopolitique de Washington, une tentative d'élargir la sphère de sa propre influence, d'élargir ses outils pour renforcer ses positions qui, selon les aspirations étatsuniennes, les aideront à dominer dans cette région du monde. C'est, bien sûr, une méthode pour nous créer des difficultés, empiétant sur notre sécurité. Nous disons ouvertement : nous avons certaines lignes rouges que nous ne permettrons à personne de franchir ; nous avons une exigence très claire… Moscou a besoin de garanties juridiques des plus fiables possibles pour sa propre sécurité. »
Il a conclu en avertissant que Moscou continuera de souligner aux membres de l'OTAN que la sécurité de l'Alliance n'augmentera pas en cas d'élargissement, et que les conséquences de cette mesure seraient graves. (Lisez ici la transcription complète de cette importante interview de Ryabkov avec Izvestia.)
Séparément, Ryabkov aurait également déclaré aujourd'hui à l'agence de presse officielle RIA Novosti que « Notre réponse sera militaire » si l'OTAN ne garantit pas à Moscou la fin de son expansion vers l'Est. « Il y aura des affrontements. Il n'y a fondamentalement aucune confiance dans l'OTAN. Par conséquent, nous ne jouons plus à ce genre de jeu et ne croyons pas aux assurances de l'OTAN. »
En termes clairs, la Russie rejette les sophismes des États-Unis concernant une menace d'invasion russe de l'Ukraine afin de détourner l'attention de ce qui est vraiment en jeu ici, à savoir le refus de Moscou d'accepter toute nouvelle expansion de l'OTAN vers l'Est dans l'espace post-soviétique.
Le moment critique arrive maintenant que la Russie a appris à ses dépens une amère leçon, que les assurances verbales des Occidentaux n'ont rien de sacré. L'ironie suprême est que Gorbatchev et Baker sont toujours en vie.