M K Bhadrakumar
8 décembre 2021
Ce doit être un des rares cas où le président russe Vladimir Poutine, au cours de ses 18 ans au Kremlin, n’est pas sorti gagnant d'une rencontre avec un président américain. Et cela devait tomber sur la président Joe Biden qui n'a pas encore terminé un an de mandat. Pourtant, Poutine a rencontré tous les présidents étatsuniens en exercice depuis Bill Clinton, dans des circonstances pénibles, remplies de silences gênants, de regards glacials et de professions de confiance.
Les responsables du Kremlin ont apparemment mal lu les augures et ont parié sur une forte probabilité que Poutine et Biden concluent un accord à un niveau égal sur les "lignes rouges" de la Russie en Ukraine - pas d'adhésion à l'OTAN pour l'Ukraine, pas de déploiements occidentaux proches des frontières de la Russie.
Mercredi dernier, Poutine a expliqué ce à quoi le Kremlin s'attendait lors des pourparlers. S'exprimant lors d'une cérémonie au Kremlin, Poutine a souligné que la Russie cherchera « des garanties de sécurité fiables et à long terme ».
« Dans un dialogue avec les États-Unis et leurs alliés, nous insisterons sur l'élaboration d'accords spécifiques qui excluraient tout nouveau mouvement de l'OTAN vers l'est et le déploiement de systèmes d'armes qui nous menacent à proximité immédiate du territoire russe », a déclaré Poutine.
« Les menaces sont en train de s’accroître sur notre frontière occidentale » a-t-il accusé, avec une OTAN rapprochant son infrastructure militaire de la Russie, et il a proposé à l'Occident d'engager des pourparlers de fond sur la question, ajoutant que Moscou aurait besoin pas seulement d'assurances verbales, mais de « garanties juridiques ».
Mais Poutine n'a rien obtenu de tout cela. Il n'a même pas obtenu de tête-à-tête avec Biden. Les médias d'État russes ont rapporté que « les deux dirigeants devaient continuer l'appel vidéo en tête-à-tête » après la séance de photos, et Poutine a dûment fait asseoir son interprète dans une pièce séparée pour respecter le format strictement ‘en tête-à-tête’ , mais seulement pour découvrir plus tard que Biden avait de la compagnie – la photo de la Maison Blanche publiée après l'appel montrait l'interprète, ainsi que le secrétaire d'État Antony Blinken, le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan et le directeur principal du NSC pour la Russie Eric Green assis dans la Situation Room aux côtés du président.
La confusion est emblématique de la mauvaise interprétation par le Kremlin de ce à quoi s'attendre lors de la réunion, et de son amnésie sur le fait que la stratégie US envers l'Ukraine ne concerne pas vraiment l'Ukraine - cela ne l'a jamais été - mais a toujours consisté à contenir la Russie.
Le point de presse donné par le conseiller à la sécurité nationale de Biden, J. Sullivan, a souligné que de manière « franche et directe », le message suivant a été adressé à Poutine :
A. Si la Russie intensifie sa montée en puissance ou menace l'Ukraine, les États-Unis et leurs alliés européens
B. Les livraisons d'armes US à l'Ukraine se poursuivront et pourraient même être renforcées en fonction de l'évolution des circonstances.
C. Washington utilisera le gazoduc Nord Steam 2 comme moyen de pression sur le comportement de Moscou, « car si Vladimir Poutine veut voir du gaz circuler dans ce gazoduc, il ne voudra peut-être pas prendre le risque d'envahir l'Ukraine ».
D. Biden ne fait pas de « menaces en l’air ». Les circonstances sont très différentes de 2008 lorsque « Poutine, en 2008, se tenant derrière le président de l’époque Medvede, a envahi la Géorgie », car à cette époque les États-Unis étaient préoccupés par l'Irak et l'Afghanistan.
E. Cependant, il existe une autre voie pour la Russie : la « désescalade », auquel cas,
Sullivan a déclaré que les États-Unis prévoyaient toutes les éventualités – « des réponses spécifiques, robustes et claires » à toute escalade russe.
En ce qui concerne les lignes rouges de Poutine sur l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN et les garanties juridiques, Sullivan a souligné que Biden « n'a pris aucun engagement ni n’a fait aucune concession de ce type. Il soutient la proposition selon laquelle les pays doivent pouvoir choisir librement avec qui ils s'associent. »
En revanche, l'offre occidentale de discuter avec la Russie de questions stratégiques sur le théâtre européen était sur la table. « Quel est le bon mécanisme pour cela, quel est l'ordre du jour et ce qui en résulte – tout cela doit être élaboré à mesure que nous verrons comment les choses se déroulent dans les prochains jours. »
Il est certain que la prestation de Sullivan visait l’opinion publique nationale. Néanmoins, ce qui ressort de son discours dur, c'est que les positions US et russe restent éloignées, presque diamétralement opposées.
Le compte-rendu du Kremlin laisse entendre que dans sa réponse, Poutine « a mis en garde contre le transfert de la responsabilité sur la Russie, car c'était l'OTAN qui tentait dangereusement de prendre pied sur le territoire ukrainien et de renforcer ses capacités militaires le long de la frontière russe. C'est pour cette raison que la Russie est désireuse d'obtenir des garanties fiables et juridiquement contraignantes excluant l'éventualité d'une expansion de l'OTAN vers l'Est et le déploiement de systèmes d'armes offensifs dans les pays voisins de la Russie. »
Ce compte-rendu affirme encore que Poutine et Biden « avaient convenu de demander à leurs représentants de s'engager dans des consultations significatives sur ces questions sensibles ».
L'ensemble du briefing de Sullivan a été scénarisé de manière à cibler personnellement Poutine. Le langage de Sullivan était à peine respectueux. Il a parlé comme si Poutine faisait face à une enquête.
L'équipe Biden a organisé cette réunion le dernier jour du mandat de la chancelière allemande Angela Merkel. La confrontation avec la Russie est cyniquement exploitée pour réaffirmer le leadership transatlantique des États-Unis à un moment où l'axe franco-allemand est dans une phase de transition.
En créant un récit binaire – escalade contre désescalade – les États-Unis se sont positionnés dans une situation gagnante à tous les coups. L'agenda de la Russie n'a jamais été d'envahir l'Ukraine, mais seulement de clarifier ses lignes rouges et d’amener les États-Unis à un dialogue.
La demande de « désescalade » est absurde car les déploiements de la Russie se font uniquement sur ses territoires, et, en plus, à une distance de plus de 200 kilomètres de la frontière ukrainienne.
Mais en exacerbant délibérément les tensions, les États-Unis ont renforcé leur propre position pour faire progresser la présence occidentale, en particulier celle de l'OTAN, en Ukraine et ont laissé Moscou voir à quoi s'attendre si la situation se détériorait.
C'est-à-dire que le fardeau de la « désescalade » repose désormais uniquement sur les épaules de la Russie. La balle est désormais dans le camp de la Russie et le Kremlin doit montrer sa capacité à répondre aux allégations étatsuniennes. Fondamentalement, la question ukrainienne et l'élargissement de l'OTAN peuvent déclencher une nouvelle crise.
Les demandes de Moscou de garanties juridiquement contraignantes contre l'expansion de l'OTAN vers l'Est sont raisonnables, étant donné les assurances occidentales non tenues à cet égard à Mikhaïl Gorbatchev il y a plus de trente ans et, ces derniers temps, les inquiétudes de la Russie concernant les actions provocatrices de Kiev contre le Donbass ainsi que l'utilisation par l'alliance occidentale du territoire ukrainien à des fins militaires.
Le nœud du problème est que les États-Unis continueront d'utiliser l'OTAN comme principal outil pour dissuader la Russie, tout en essayant de transformer l'Ukraine en un État anti-russe juste à sa frontière occidentale. Si les États-Unis continuent de pousser à l'expansion de l'OTAN, menaçant de plus en plus la Russie, Moscou sera acculé à prendre des contre-mesures. Ce n'est peut-être qu'une question de temps. Les prochaines semaines vont être cruciales.