M K Bhadrakumar
28 janvier 2022
La réponse officielle des États-Unis aux demandes de garantie de sécurité de la Russie a été remise mercredi au ministère des Affaires étrangères à Moscou. Les pires craintes de Moscou se sont réalisées : Washington a tout simplement esquivé sans aborder les principales préoccupations russes – l'expansion de l'OTAN, le retour des déploiements de l'OTAN au niveau d'avant 1997, etc. – et a plutôt proposé de discuter des mesures de renforcement de la confiance.
Néanmoins, Moscou ne prendra que la voie du dialogue, car il est dans l'intérêt de la Russie de ne pas paraître inflexible, bien que, si l'expérience passée est un guide, les « Confidence-Building Mesures » avec les États-Unis ne durent que jusqu'à ce qu'ils les abandonnent.
Le président russe Vladimir Poutine, dans son allocution annuelle devant le Parlement russe en avril dernier, avait clairement tracé les «lignes rouges» : Moscou veut de bonnes relations avec les autres pays et «ne veut vraiment pas couper les ponts… si quelqu'un confond nos bonnes intentions avec de l'indifférence ou de la faiblesse, et projette d'incendier ou même de faire sauter ces ponts, ils doivent savoir que la réponse de la Russie sera asymétrique, rapide et dure. »
Les responsables russes ont depuis souligné à plusieurs reprises, encore cette semaine, qu'il n'y avait aucun compromis possible sur une nouvelle expansion de l'OTAN ou sur les déploiements de l'alliance aux frontières. Dans les faits, la réaction "asymétrique" de la Russie est déjà en cours.
Potentiellement, trois modèles clés sont en jeu. Le premier, bien sûr, est la demande cette semaine du Parti communiste russe d'accorder la reconnaissance aux régions séparatistes du Donbass dans l'est de l'Ukraine, qui a été suivie d'un appel du parti au pouvoir Russie unie exhortant le gouvernement à apporter tout son soutien militaire et économique nécessaires à ces régions pour résister à toute action agressive de Kiev.
Le Parlement russe pourrait bien approuver ces demandes. Dès lors, si Kiev intervenait militairement pour empêcher l'émergence de Donetsk et de Louhansk en tant qu'entités indépendantes et menaçait la sécurité de la population russe de la région, ce serait un casus belli entraînant l'intervention de Moscou, qui n'aurait d'autre choix que de repousser les forces ukrainiennes et de créer une zone tampon jusqu'au fleuve Dnepr.
Un deuxième modèle qui est en train de devenir très vivant, est le front énergétique. Le fait est que le principal exportateur russe d'énergie, Gazprom, a pompé du gaz conformément aux contrats existants avec les pays européens. Mais le flux de gaz vers l'Allemagne via le gazoduc Yamal s'est arrêté le 21 décembre.
Moscou n'a fait aucune annonce à cet égard et s'attend probablement à ce que ce soit une question de temps avant que les autorités allemandes n'approuvent le nouveau gazoduc Nord Stream 2, qui a une capacité massive de fournir 55 milliards de mètres cubes par an.
Le prix du gaz russe est très compétitif. Le prix moyen du gaz russe est d'environ 280 dollars pour mille mètres cubes (alors que le prix du marché au comptant a récemment touché 2 000 dollars). Ainsi, les États-Unis ne peuvent pas concurrencer la Russie sur le marché européen, et il leur est nécessaire d'évincer la Russie de son statut de fournisseur principal.
Cependant, même si les États-Unis trouvaient un moyen d'augmenter les livraisons de GNL vers l'Europe, les prix de l'énergie augmenteraient. De même, d'autres pays exportateurs de gaz - la Norvège, l'Algérie et le Qatar - n'ont pas de capacité excédentaire pour couvrir le déficit d'approvisionnement en gaz russe vers l'Europe.
Ainsi, le Nord Stream 2, que Washington voulait tuer dans l’œuf, est devenu un test de l'autonomie stratégique de l'UE. Washington pense que le retard dans l'autorisation de Nord Stream 2 fera pression sur Moscou pour qu'il recule sur l’Ukraine puisque la Russie devrait gagner plus de 15 milliards de dollars par an grâce au pipeline. (La Russie a investi environ 11 milliards de dollars dans la construction du pipeline.)
Moscou a averti que la prise en otage de Nord Stream 2 serait « contre-productive ». Et il est douteux que le Kremlin puisse être intimidé au point de renoncer à des préoccupations vitales en matière de sécurité – l'élargissement de l'OTAN, etc. – dans le seul but de sauver les exportations de gaz vers l'Europe.
La Russie possède d'énormes réserves de devises et peut se permettre de subir des pertes financières. En outre, la Russie signera prochainement l'accord pour le pipeline Power of Siberia 2 vers la Chine d'une capacité massive de 55 milliards de dollars. En cas de besoin, la Russie remplacera les acheteurs européens par des clients asiatiques tels que le Japon, la Corée du Sud et l'Inde.
Le troisième modèle de réponse asymétrique de la Russie concerne un domaine tout à fait intrigant : la politique intérieure de l'Ukraine. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky dirige un régime instable avec une base de pouvoir érodée. Les éléments de droite ultra-nationalistes décident à Kiev. Dans l'état actuel des choses, les perspectives de Zelensky d'obtenir un second mandat à l'élection présidentielle de mars 2024 ne semblent pas bonnes.
Si l'Ukraine subit une défaite militaire, le sort de Zelensky est scellé. Cela dit, les groupes paramilitaires extrémistes violemment antirusses présents sur la ligne de contact avec le Donbass pourraient juger opportun de provoquer un conflit, encouragé par les services de renseignements occidentaux, déclenchant l'intervention de Moscou.
De toute évidence, l'annexion du territoire ukrainien ou une invasion pure et simple de l'Ukraine n’entre pas dans les calculs russes, mais si la sécurité de millions de Russes dans le Donbass est compromise, Moscou ne peut pas rester indifférent.
Les États-Unis le savent, et Zelensky le sait. C'est pourquoi Zelensky et son ministre de la Défense, Oleksiy Reznikov, sont récemment sortis des sentiers battus et ont commencé à apaiser les tensions, déclarant même que Moscou n'envisageait pas d'agression.
Reznikov (qui a déjà servi dans l'armée soviétique) aurait déclaré le 24 décembre après une réunion avec des législateurs à Kiev : « À ce jour, l'armée russe n'a pas formé de groupe de frappe qui serait en mesure de mener une invasion. Il n'y a aucune raison de penser qu'une invasion aura lieu demain d'un point de vue militaire. »
Les choses ont atteint leur paroxysme aujourd'hui avec le reportage de CNN selon lequel le président Biden a eu une conversation difficile de 80 minutes avec Zelensky pour tenter de le convaincre qu'une invasion russe était imminente et que Moscou avait l'intention de le destituer du pouvoir.
Selon CNN, dans la conversation "longue et franche", Zelensky n'était pas d'accord et a estimé que la menace de la Russie reste "dangereuse mais ambiguë", et qu'il n'est pas certain qu'une attaque aura lieu.
Une deuxième analyse de CNN rapporte en outre aujourd'hui "de nouveaux signes de fracture entre les États-Unis et l'Ukraine face à l'imminence d'une éventuelle invasion russe... La frustration à Kiev s'est accrue ces derniers jours face à l'escalade de la rhétorique américaine sur la crise".
Ce qu'il faut prendre en compte ici, c'est que Zelensky a remporté les élections de 2019 avec un large soutien des électeurs russes de souche sur une plate-forme électorale qui visait à améliorer les relations avec la Russie et un règlement dans le Donbass.
Bien sûr, après son arrivée au pouvoir, sous l'immense pression des nationalistes ukrainiens de droite qui commandaient le pouvoir de rue et la manipulation dans les coulisses par les puissances occidentales, Zelensky a changé de cap et a commencé à poursuivre des politiques anti-russes.
Zelensky se rend compte qu'il est certain d'être le bouc émissaire si l'impasse actuelle avec la Russie mène à une guerre. Le drame, c'est qu'il ne contrôle plus la ligne de contact avec le Donbass où sont présents des mercenaires US. Sa priorité sera de survivre et de récupérer le terrain politique perdu avant l'élection de 2024.
Moscou a une excellente compréhension des courants sous-jacents de la politique ukrainienne. De manière significative, le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a réitéré aujourd'hui à travers les médias d'État que « le président russe a dit : si Zelensky veut discuter de la normalisation des relations bilatérales…, nous sommes prêts pour cela, pas de problème. Qu'il vienne à Moscou, Sotchi ou Saint-Pétersbourg. »