Michel Collon
28 mai 2004
Lundi 14 juin, à 8 h 45, Palais de Justice de Bruxelles, 50ème chambre correctionnelle
Les coups pleuvent. Ils m'ont menotté et jeté sur le sol de la camionnette. Impossible de bouger. Le premier se met à me frapper sur la tête. Très violemment. Des coups réguliers, incessants. Portés d'une façon caractéristique : poing serré, phalanges à plat. Plus tard, je comprendrai : on leur enseigne comment faire très mal sans laisser de traces.
L'autre s'y met aussi et me décoche de terribles coups de pied dans le ventre et les côtes. Je hurle de douleur : « Arrêtez, je vous en prie !» Mais ils continuent de plus belle. «Sale anarchiste, tu vas voir ce que c'est de vouloir manifester ! Ici, il n'y a plus de caméras ? Eh bien, justement, nous on y va ! » Ils sont déchaînés. Terrorisé, je me dis que je vais mourir ou rester infirme.
Ce tabassage va durer tout le temps du trajet qui m'amène au commissariat. Les minutes les plus longues de mon existence.
Au commissariat, je devrai réclamer longtemps avant d'être enfin conduit à l'hôpital. Quatre côtes fracturées, contusions multiples, état de choc. Plusieurs semaines cloué dans un fauteuil.
Ce lundi 14 juin 2004, cinq ans plus tard, ils comparaissent enfin au tribunal correctionnel de Bruxelles, pour « coups et blessures » et « arrestation arbitraire ».
Flash-back. Ces violences se sont déroulées le 3 avril 1999. Dix jours plus tôt, l'Otan a commencé à bombarder la Yougoslavie. Avec quelques amis, j'ai introduit une demande pour manifester à proximité du siège de l'Otan. Refusé. Le bourgmestre libéral de Bruxelles, De Donnéa, prend un arrêté ahurissant. Il interdit toute manifestation pour la paix à Bruxelles. N'importe où, n'importe quand.
Violation évidente de la Constitution et de la liberté de manifester ses opinions. Immédiatement, nous introduisons un recours au Conseil d'Etat. Lequel, en procédure d'urgence, annule la décision du bourgmestre. Manif autorisée. Qu'à cela ne tienne, le bourgmestre reprend tout de suite le même arrêté et, avec l'aide du ministre de l'Intérieur Vanden Bossche, envoie sur place des centaines de policiers, des autopompes, des blindés, un hélico. La violence policière sera incroyable : 141 personnes arrêtées, de nombreux blessés. Plusieurs journalistes et photographes arrêtés aussi. Silence, on cogne !
Il paraît que l'Otan bombarde la Yougoslavie pour lui apporter la démocratie. L'exemple donné à Bruxelles n'est pas très convaincant !
En tant qu'organisateur de la manif, je suis le premier arrêté. Avec une brutalité extrême et gratuite : aucun incident n'a eu et n'aura lieu, à part les violences policières. Manifestement, il y a des instructions pour intimider quiconque voudrait protester contre la guerre. Et pour me mettre hors d'action. Des témoins entendront des policiers dire : « On l'a bien eu, le journaliste ! » (C'est ma profession).
Heureusement, les diverses télés belges ont bien couvert l'affaire. Des images impressionnantes ont montré la brutalité policière. Et l'indignation générale a vite forcé le bourgmestre à revenir sur son interdiction. Les manifestations suivantes furent autorisées.
Les innombrables messages de sympathie m'ont aidé à surmonter le choc. Et aussi, le fait de reprendre peu à peu mon activité pour la paix. Agir aide beaucoup. Dès que j'ai été suffisamment rétabli, je me suis rendu en Yougoslavie avec 15 Belges, pendant les bombardements, afin de témoigner sur les ravages de la « guerre propre » de l'Otan.
Nous avons pu vérifier sur place combien il était juste de manifester contre cette guerre... L'Otan bombardait ponts, usines, infrastructures électriques civiles, bâtiment de télévision, colonnes de réfugiés, ambassade de Chine... Crimes de guerre évidents. L'Otan bombardait des installations pétrochimiques importantes, avec toutes les conséquences pour la santé des populations ! Crimes de guerre évidents. L'Otan utilisait des armes à uranium qui provoquent une explosion de cancers et leucémies parmi les populations civiles. Crimes de guerre évidents. L'Otan utilisait sur des marchés et des places publiques des bombes à fragmentation qui se dispersent en centaines de petites bombes à retardement, tuant ou mutilant les enfants qui les prennent pour des jouets. Crimes de guerre évidents.
Bref, bien avant Bush, les Etats-Unis mais aussi l'Europe violaient systématiquement la Charte de l'ONU (interdiction du recours à la guerre) et les Conventions de Genève (interdiction de s'en prendre aux civils).
Tous ces gouvernements européens, aujourd'hui si vertueux face à Bush, ont veillé à ce que les manifestants pour la paix soient marginalisés, censurés, diabolisés, voire agressés. Mais aujourd'hui, le bilan de cette guerre est accablant et chacun peut voir qu'il était juste et important de défendre le droit de manifester.
Car, depuis cinq ans, le Kosovo est soumis au nettoyage ethnique, à la terreur des milices UCK protégée par les USA. Une terreur qui d'ailleurs frappe aussi de nombreux Albanais. Le Kosovo est aujourd'hui une terre sans droit, sans justice. La maffia avec qui les Etats-Unis « ont fait un mariage de circonstance » selon un expert canadien, a fait de cette province la plaque tournante du trafic de la drogue, des armes et de la prostitution vers l'Europe. De plus, comme vient de le confirmer Amnesty, les bases Otan ont développé une énorme industrie d'esclaves sexuels. Le vrai but, atteint, était d'installer une énorme base militaire US, Camp Bondsteel, sur le tracé du projet US de pipe-line à travers les Balkans. Avec des pistes pour bombardiers !
A l'époque de cette guerre, menée pour des objectifs économiques et stratégiques cachés, et vendue à l'opinion sous des prétextes humanitaires et des médiamensonges qu'on n'avait pas le droit de mettre en doute, à cette époque, il ne faisait pas bon organiser des manifs pour la paix. A Paris, un professeur serbe de la Sorbonne, organisateur d'un grand rassemblement pour la paix, s'est fait assassiner sur le palier de sa porte. Deux mois plus tard, au Kosovo, une autre personnalité active contre l'Otan, le journaliste Daniel Schiffer, échappera par miracle à un bombardement ciblé de l'aviation US contre son véhicule. Son chauffeur et un autre journaliste seront tués. Il en réchappera par miracle. Vraiment il ne faisait pas bon manifester en ces temps-là...
Voilà pourquoi je réclame justice aujourd'hui. Je réclame le droit de continuer à manifester contre ces guerres injustes. Bush nous en promet une accumulation, seule la résistance des peuples, irakien et autres, l'a empêché d'aller plus vite. Mais ce que la France fait en Afrique n'est pas non plus 'humanitaire' et n'inspire pas confiance quant à l'usage qui sera fait de l'Euro - Armée en construction. Une Euro - Armée nullement défensive, qui se prépare à intervenir au Moyen-Orient, au Congo et ailleurs.
Sur la guerre contre la Yougoslavie, chacun avait le droit d'avoir son opinion, et elles étaient diverses à l'époque. Mais le droit de manifester est un droit fondamental.
Je réclame donc justice. Non seulement contre ces deux policiers qui m'ont agressé, mais aussi contre leurs chefs, le bourgmestre de Bruxelles et le chef de la police. Car de deux choses l'une : ou bien ces policiers ont violé leurs instructions ou bien ils ont agi sur instructions.
S'ils ont violé les instructions, leur chef, le bourgmestre de Bruxelles, aurait dû les blâmer, les sanctionner et les retirer de la voie publique puisqu'ils sont dangereux. Et si ce bourgmestre De Donnéa avait eu un soupçon d'humanité ou de politesse, il aurait peut-être pu s'excuser ou au moins prendre de mes nouvelles ? Il n'en a rien fait. Il a protégé ses flics brutaux.
Le Parquet aussi s'est d'abord montré bien indulgent à l'égard de ces deux brutes. D'abord, le juge d'instruction Collignon jugeait impossible les identifier. Formidable ! Des arrestations sont effectuées, sous les caméras, avec des dizaines de témoins, avec des P-V, et pas moyen de retrouver ces policiers ?
Ensuite, il prétendait ne pouvoir déterminer à quel moment précis j'avais été blessé, donc ne pas pouvoir poursuivre ces policiers. Autre stupidité ! J'entre intact dans une camionnette, devant les caméras et des dizaines de témoins, j'en ressors avec quatre côtes cassées, et le juge Collignon ne comprend pas quand cela s'est produit ? Incompétence ou mauvaise volonté ?
Heureusement, mes avocats, Maîtres Jan Fermon et Selma Benkhelifa, se sont battus pied à pied. Grâce à eux, j'ai finalement pu être confronté à mes agresseurs dans les locaux de la police des polices. Ils mentent toujours, mais leurs déclarations se contredisent et cela éclatera à l'audience. Le dossier est accablant.
En fait, je veux me battre aussi pour toutes ces victimes anonymes de violences policières. Particulièrement à la Ville de Bruxelles. Des associations des droits de l'homme ont déjà souligné combien il est difficile de faire juger des policiers brutaux. Les victimes d'arrestations arbitraires, de tabassages gratuits, de démonstrations cow-boys n'ont généralement pas ma « chance ». Quand ça leur arrive, il n'y a pas de caméras. C'est aussi pour eux que je réclame justice.
Le droit de mentir, le droit de frapper, le droit d'arrêter arbitrairement, le droit d'empêcher de manifester, le droit à l'impunité ? Pas question de l'accepter!
L'audience a lieu ce lundi 14 juin, à 8 heures 45 au Palais de Justice de Bruxelles, 50ème chambre correctionnelle. Ceux qui peuvent se libérer, sont les bienvenus. Je pense qu'il est important de nous mobiliser ensemble aujourd'hui pour faire respecter et garantir nos libertés politiques de demain.