Vladimir Caller
1 février 2001
A la manière d’un serial killer imaginé par un méchant scénariste, les cas de décès enregistrés aux USA, en Italie, en France, en Belgique, au Portugal, de militaires ou de fonctionnaires ayant servi dans les récentes expéditions de l’OTAN, commencent à générer un sentiment d’inquiétude sur les risques, présents et à venir, dérivés de la présence de l’uranium appauvri dans la composition des armes employées.
En quelque sorte, la collatéralité des dégâts, pour reprendre l’expression chère à Monsieur Shea, élargit encore ses horizons. Ainsi, pour une fois, la météo médiatique est en train de souffler dans le mauvais sens pour les stratèges de la néo-géopolitique mondialisée, et ce malgré tous les efforts mis en œuvre par leurs services pour distraire ou banaliser la gravité de l’enjeu.
Ceci s’explique, peut-être, parce que nous vivons une époque dont le sentiment d’assurance sanitaire est devenu le premier des commandements : « touche pas à ma santé » (y compris dans l’usage des outils meurtriers) semble être le mot d’ordre de notre temps, et voilà qu’une nouvelle inquiétude parcourt l’Europe. Inquiétude qui tend à mobiliser l’opinion avec, comme axe de réflexion quasi exclusif, la question de l’usage de ces matières dangereuses et de la légitimité de cet usage.
Pourtant, cette approche risque de cacher l’essentiel du débat, le limitant à une discussion quasi technique sur la gestion de l’apport technologique dans les opérations militaires, alors que le vrai débat est ailleurs. En effet, si l’on devait suivre la logique de ces prémisses, on risquerait de conclure que si l’intervention des alliés en Irak ou de l’OTAN en Yougoslavie eut employé, à la place de l’U 238, des métaux propres, ni radioactifs ni toxiques, alors il n’y aurait rien à redire ni à questionner. Et peut être même pas de débat en vue.
Or le réel problème de ces interventions ne se trouve pas dans le choix de telle ou telle technologie, de tel ou tel type d’armement. Il se trouve dans le choix conscient d’une politique bien déterminée qui est à l’origine de ces interventions militaires.
Paradoxalement il est revenu, lors d’un débat ce 17 janvier au Parlement européen à Strasbourg, à un certain Monsieur Javier Solana, ancien patron de l’OTAN, architecte ad hominus de ces interventions et aujourd’hui dessinateur de la nouvelle géopolitique pan-européenne, de mettre les choses à leur place et ses interlocuteurs face à leurs responsabilités. Invité par des parlementaires pour s’expliquer sur l’usage de l’uranium appauvri, notre important personnage répondit « mais c’est vous-mêmes, dans cette salle, qui m’aviez pressé d’agir », laissant entendre que sous ces pressions, lui ou son administration n’avaient pas eu de temps de s’occuper de telles broutilles, de réviser les détails techniques de l’armement utilise, de faire le contrôle-qualité du matériel à fournir.
Merci donc à don Javier de situer les vrais termes du débat. Merci de nous rappeler que l’enjeu n’est tant celui de juger sur les instruments d’un crime mais sur le crime lui-même et ses vraies motivations. Parce qu’à quoi bon assurer, pour l’avenir, que les fusées n’aient plus d’U 238, que les projectiles ne soient plus en mesure de dégager des poussières toxiques, si le nettoyage de ces instruments ne les empêchent pas d’accomplir le sale crime. Bien sur qu’il incombe aux résistants à la nouvelle hégémonie de dénoncer ce grave mépris additionnel qu’implique l’absence de toute précaution dans l’emploi de ces engins de mort. Mais, surtout, qu’ils ne laissent pas tomber dans l’oubli le fait que les projectiles de l’OTAN sur le sol balkanique n’ont pas laissé que des restes d’uranium. Ils ont, surtout, consacré le début de la fin du système des Nations Unies et des mécanismes de protection de la paix du Conseil de sécurité. Ils ont porté atteinte à la prééminence ou, pour le moins, à la participation des parlements nationaux dans les grandes et graves décisions touchant aux questions du maintien de la paix et de la guerre, ils ont démoli les options de négociation et de dialogue au profit d’une logique d’agression et d’arrogance militaire.
Qu’ils n’oublient pas non plus que ces interventions ont érigé l’imposture en credo et praxis : sous prétexte de motivations humanitaires, on a mis en œuvre des visés géopolitiques, dont des pays tiers devront payer les conséquences. Les faits de l’agression contre la Yougoslavie sont peut être encore trop frais et trop grands pour qu’on puisse vraiment calibrer sa réelle gravité. Mais on peut attribuer sans grand risque d’erreur à ce que le monde a connu au printemps 99, une certaine symétrie historique avec ce que l’Europe – et le monde – vécurent en 1936 lors de la guerre civile espagnole, c’est à dire le préface d’un nouveau modèle de gestion des conflits, l’avènement de nouvelles hégémonies avec toutes les séquelles que le monde a connues.
En ce sens, le cri d’Alexandre Zinoviev d’avril 99 mérite toute notre attention : il annonçait le début d’un nouveau totalitarisme post-démocratique et dénonçait, que par ses procédés, l’Occident était en train de dépasser, avec l’hypocrisie en plus, les comportements staliniens et nazis. Il ne s’agit nullement pour ce chroniqueur de chercher une personnalisation du problème. Mais il se fait qu’au-delà de la nature et de l’évaluation de ses services Javier Solana, par ses réalisations et son itinéraire, semble bien illustrer (ainsi que, par exemple, ses amis Joschka Fischer ou Daniel Cohn-Bendit), un certain désordre moral qui caractérise notre fin du siècle. Parce que l’ancien militant anti-OTAN de ses années de fac, chargé d’activer le bouton des missiles de la même entité quelques années plus tard, a eu bien une place de choix dans l’inspiration et l’exécution de l’ensemble des dégâts mentionnés ci-dessus. De sorte que, le vrai problème, si l’on devait résumer, n’est peut-être pas le syndrome des Balkans, mais le syndrome Solana.