Tanja Matic et Tanja-Marija Vujisic
18 août 2003
Traduit par Pierre Dérens
Publié dans la presse : 12 août 2003
Quand Jovan est allé chercher sa prochaine dose, il n’a pas hésité à traverser la barrière ethnique. Ce Serbe du Kosovo avait besoin de trouver des trafiquants albanais.
Jovan se présenta avec une recommandation de ses amis albanais. Une fois acceptée par le réseau local, l’appartenance ethnique ne pose plus de problème.
« Quand on arrive à l’héroïne, la seule chose qui compte au Kosovo est d’être un client régulier et de payer en temps voulu », explique Jovan, qui est un des rares toxicomanes a avoir réussi à se couper de l’héroïne.
Les professionnels de la santé pensent qu’une forte proportion de la jeunesse du protectorat est accrochée aux drogues qui sont en circulation à Pristina et dans d’autres villes.
La situation du Kosovo comme plaque de transit pour les trafiquants orientaux, associée au mal de vivre dans ces villes, accroît le problème.
Le protectorat possède en effet la population la plus jeune d’Europe - à 50% en dessous de18 ans - et il connaît un taux de chômage supérieur à 65%.
C’est de la même manière que les jeunes Serbes et Albanais s’installent dans la dépendance à l’héroïne.
Il y a un an, lorsque des trafiquants albanais ont été pris dans un coup de filet international de la police, leurs clients en manque sont allés voir un Serbe du Kosovo, qui avait des liens avec de puissants trafiquants albanais. Plus tard, il a réussi à approvisionner ainsi ses amis albanais.
On peut souvent voir dans les bars de Pristina un dealer de la région de la Drenica, qui vend quotidiennement de la drogue à Pristina, boire avec ses amis serbes.
L’industrie de la drogue qui va avec le trafic d’êtres humains et celui des cigarettes est bien la seule activité du protectorat où l’appartenance ethnique ne pose pas de problème. D’après un ancien drogué, « l’héroïne et ceux qui la consomment n’ont pas de nationalité ».
Chris Blitz, qui est à la tête de l’unité de la MINUK pour la lutte contre les drogues affirme qu’il est bien connu que Serbes et Albanais coopèrent quand il s’agit d’acheter ou de vendre de la drogue.
« Les Serbes proposent des drogues synthétiques comme l’ecstasy, des médicaments illégaux qui viennent de Serbie, surtout du nord, et les échangent contre de l’héroïne et de la marijuana, que les Albanais apportent en provenance de Macédoine, du sud de la Serbie et d’Albanie ».
Barry Fletcher, porte-parole de la police de la MINUK le reconnaît : « Les drogues qui circulent au Kosovo proviennent d’Afghanistan, du Pakistan, de Turquie, pour être ensuite réparties en Europe occidentale ».
Il ajoute que pour le moment, personne n’est capable de dire combien de substances illégales transitent par la région.
La police a saisi 18 kgs d’héroïne - d’une valeur estimée de 800000 euros - dans le village de Komoglav, près de Gjilane dans l’est du Kosovo, il y a juste deux semaines. Une femme de 29 ans et deux hommes âgés de 24 et de 21 ans ont été arrêtés, à l’occasion de cette prise.
Barry Fletcher affirme que c’était la plus grosse saisie depuis que les Nations Unies ont établi leur protectorat sur le Kosovo en juin 1999.
Dans toute l’année 2000, seulement neuf kilos de drogue ont été saisis, la plupart du temps par petites quantités. Il s’agit d’infimes miettes par rapport aux cargaisons plus importantes qui sont passées par le pays en route vers l’occident.
On pense que la drogue saisie à Komoglav devait être redistribuée en Europe occidentale, ce qui souligne l’importance du Kosovo comme plaque tournante essentielle des barons internationaux de la drogue.
Deux trafiquants que nous avons contactés, ayant vendu de l’héroïne dans les régions à majorité serbe du nord ces trois dernières années, pensent qu’il y a en gros entre 600 et 800 habitués de 15 à 23 ans dans le nord de Mitrovica, qui a une population de 16000 habitants.
Beaucoup se droguent par ennui, comme le confie Marko, un jeune Serbe de 20 ans de la région. Il avoue : « j’ai commencé à travailler pour les Nations Unies peu après la guerre, et j’avais un bon salaire. Ici, il n’y a rien pour dépenser son argent, pas de cinémas, pas de clubs ou d’endroits où aller. J’ai commencé l’héroïne il y a trois ans et maintenant je suis pris, mais je veux vraiment arrêter d’ici la fin de l’année ».
Les services sociaux et de santé du protectorat se battent maintenant pour faire face aux conséquences de la place du Kosovo sur la carte internationale du trafic. Les informations médicales que donnent les drogués enregistrés ne traduisent pourtant pas la réalité sur le terrain.
Selon Radica Jefic, psychiatre à l’hôpital du nord de Mitrovica, il n’y a que sept personnes qui suivent une cure de désintoxication pour l’héroïne dans cette région du Kosovo.
« Je sais qu’il ne s’agit là que de la pointe de l’iceberg, puisque la plupart des utilisateurs de l’héroïne ne demandent pas à être aidés. Ils savent que nos hôpitaux ne peuvent même pas proposer le traitement minimal ». Elle ajoute que jusqu’à la fin de l’année dernière, le service de neuropsychiatrie de l’hôpital de Pristina était le seul appelé service de désintoxication du protectorat.
Safet Blakaj, spécialiste du traitement de la toxicomanie, travaillant dans la première clinique spécialisée dans les problèmes de drogue de la région, la clinique Labyrinth, affirme que les services de neuropsychiatrie « ne sont pas équipés correctement ».
« Dans l’hôpital, les drogués sont mis avec les malades psychiatriques, on les garde quelques jours, et on ne leur donne que des tranquillisants. Après avoir été relâchés, ils n’ont pas de suivi médical pour les aider à se réadapter à une vie sans drogue, ce qui peut être beaucoup plus difficile qu’une simple désintoxication physique ».
À l’heure actuelle, la clinique Labyrinth mène une étude pour établir le nombre de drogués au Kosovo et, en attendant les conclusions, Safet Blakaj estime qu’il doit y avoir 7000 héroïnomanes.
Après la guerre, la consommation de drogue a rapidement augmenté et l’âge moyen des drogués a tout aussi rapidement baissé. Pour Labyrinth, beaucoup d’utilisateurs ont leur première expérience vers l’âge de seize ans.
Au contraire du stéréotype occidental du drogué à l’héroïne, sans foyer, au Kosovo il s’agit normalement de jeunes issus de familles de la classe moyenne, menant une vie sociale active.
Perparim, Kosovar albanais de 25 ans, de Pristina, se droguait à l’héroïne et il admet avoir passé les deux dernières années à travailler pour une organisation internationale, tout en consommant quotidiennement cinq grammes d’héroïne.
« Ce n’est que dans les cercles de consommateurs d’héroïne que vous pouvez comprendre que la plupart des gens ne pourront jamais être soupçonnés d’être drogués, par les gens de l’extérieur », affirme Perparim qui ajoute que beaucoup de ses amis occupent encore des postes de haut niveau à Pristina.
Sasa, 19 ans, Serbe du nord de Mitrovica, a tellement envie de fuir le protectorat, qu’il se moque de la façon dont il gagnera l’argent afin de commencer une nouvelle vie ailleurs.
« Je n’oblige personne à en prendre. Je vends de la bonne qualité, suis payé régulièrement et je ne veux pas qu’on me dise que je fais quelque chose de faux. De toute façon, je suis sûr de ne pas être pris, mes contacts sont des gens respectables que personne ne peut soupçonner ».
NdT : Les noms des personnes interviewées ont été changés afin de protéger leur identité.