Georges Berghezan
31 mars 2006
Slobodan Milosevic est mort, alors que son procès entrait dans sa dernière ligne droite. Sans entrer dans la polémique entourant son décès, il est cependant clair que l’ancien président serait encore en vie si le Tribunal pénal international (TPI) sur l’ex-Yougoslavie n’avait pas rejeté sa demande d’être soigné à Moscou.
Ce qui était annoncé à son lancement – le 12 février 2002 – comme le « procès du siècle » a rapidement disparu des journaux télévisés et des manchettes des journaux. Sa longueur n’explique pas tout. En fait, avec Milosevic cumulant les rôles d’accusé et d’avocat, à la grande fureur de l’accusation, le procès a été un formidable retour sur les événements des années ’90 dans les Balkans. Ce qui permit à l’accusé de donner également sa vision du démantèlement de la Yougoslavie et d’embarrasser significativement les procureurs et les médias. CNN a arrêté la retransmission en direct du procès quand Milosevic a fait projeter – lors de son discours d’ouverture – des vidéos montrant les « dégâts collatéraux » des bombardements de l’OTAN.
Rappelons que le président de Serbie, puis de Yougoslavie, était accusé de crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis au Kosovo, en Croatie et en Bosnie-Herzégovine. En outre, pour le massacre de Srebrenica, il était accusé du crime suprême, le génocide. Or, le moins que l’on puisse dire est que l’accusation – dirigée par le procureur Nice, adjoint de Carla Del Ponte – n’a pas réussi à établir de lien entre le pouvoir de Belgrade et les crimes commis par l’armée des Serbes bosniaques, commandée par le général Mladic. Des documents annoncés comme « irréfutables » n’ont jamais été produits ou n’ont rien prouvé, comme cette vidéo montrant des paramilitaires serbes exécutant des prisonniers musulmans de Srebrenica. Par défaut, l’accusation a confirmé les conclusions de l’Institut néerlandais de documentation de guerre (NIOD), qui a publié en 2002 son rapport sur les événements de Srebrenica, rapport demandé par le gouvernement néerlandais et qui provoqua sa chute (l’enclave était supposée être protégée par des Casques bleus bataves). Sa confection a nécessité plusieurs années de travail et il constitue, encore aujourd’hui, l’étude la plus fouillée sur le massacre. Alors qu’il faisait porter la responsabilité de la tuerie sur Mladic, il affirmait n’avoir « identifié aucun lien entre Srebrenica et Belgrade », donc avec Milosevic.
Au contraire, ce n’est que l’inculpation de Mladic, ainsi que de Karadzic, dirigeant politique des Serbes bosniaques, par le TPI en juillet 1995 qui permit à Milosevic de prendre le contrôle de ceux-ci et de signer en leur nom l’accord de Dayton, qui mit fin au conflit bosniaque. Jusqu’à ce moment, les relations entre la Serbie et ses cousins de Bosnie étaient tumultueuses, Belgrade leur imposant même un blocus à la mi-1994.
L’influence de Milosevic sur l’éphémère « république serbe de Krajina », proclamée en Croatie par les insurgés serbes, était probablement plus nette. Le premier président de cette entité, Milan Babic – retrouvé mort dans sa cellule une semaine avant Milosevic – avait été un des principaux témoins de l’accusation contre ce dernier. Son témoignage visait surtout à démontrer que Milosevic contrôlait les dirigeants politiques de la RSK. Et Babic donna comme principal exemple l’acharnement du président de Serbie à le forcer à signer un accord de cessez-le-feu et de permettre le déploiement de troupes de l’ONU. Donc, si Milosevic a été impliqué dans les guerres de Croatie et de Bosnie, il a le plus souvent eu un rôle modérateur face à des dirigeants locaux beaucoup plus radicaux et d’idéologie nettement plus nationaliste.
Un des principaux points marqués par la défense fut inscrit le 25 août 2005 quand l’accusation reconnut que Milosevic n’avait jamais promu le projet de « Grande Serbie », fil rouge de l’acte d’accusation imputant à Milosevic et d’autres une « entreprise criminelle commune » visant à créer une « Grande Serbie ». Cela se passa durant le témoignage du leader nationaliste Seselj, également emprisonné à La Haye et convoqué comme témoin de la défense. Alors que Seselj a revendiqué seul le projet « grand-serbe » et qualifié Milosevic d’adversaire politique sans cesse porté au compromis, son interrogatoire a révélé la vacuité du dossier du procureur Nice, qui tenta finalement de signifier que le désir de maintenir la fédération yougoslave équivalait à une Grande Serbie, car dans l’une comme l’autre tous les Serbes vivaient dans un même Etat. Il ne précisa pas qu’également Croates et Musulmans avaient l’avantage de vivre dans le même Etat yougoslave. Peu convaincu, le juge Robinson trouva ce revirement « assez ahurissant ».
Cette confusion, voulue par le TPI et entretenue par les grands médias, entre le désir de maintenir la Yougoslavie et la chimère de la Grande Serbie explique aussi pourquoi l’armée fédérale, puis les milices serbes de Croatie et Bosnie, ont été cataloguées comme des agresseurs et des envahisseurs. Quel autre Etat a été accusé de vouloir maintenir son intégrité territoriale ? Ou comme le remarquait ironiquement Milosevic : « Si M. Nice accuse quelqu'un d'avoir voulu sauvegarder un Etat qui a été un Etat souverain et reconnu internationalement et l'un des fondateurs des Nations Unies, je suppose qu'il y a une liste immense de personnes qu'il faudrait accuser ».
Il ne fait pas de doute que – s’il avait survécu – Milosevic aurait été condamné à la prison pour le reste de ses jours, comme Del Ponte l’avait déclaré bien avant l’ouverture du procès. Il aurait suffi qu’il soit reconnu coupable d’un seul des 61 chefs d’accusation à son encontre. Mais des juges impartiaux auraient probablement dû abandonner les plus sérieux d’entre eux, en particulier l’accusation de génocide.
La mort de l’accusé permet au TPI de ne pas devoir se prononcer sur une convocation de Bill Clinton et d’autres dirigeants occidentaux que Milosevic voulait faire témoigner pour sa défense. Nous aurions alors été au cœur de la face cachée de la tragédie yougoslave, celle des ingérences, des manipulations et des bombes occidentales. Ce que le TPI a justement été chargé d’occulter, en attribuant à Milosevic le si classique rôle de bouc émissaire. Et d’épargner les puissances occidentales et leur bras armé, l’OTAN, intouchables, comme en témoigna crûment le refus du TPI de ne fut-ce ouvrir une enquête sur les bombardements de 1999, ses 2.000 morts civiles et l’utilisation d’uranium appauvri et de bombes à fragmentation.