Frédéric Saillot
15 mai 2006
Tout d'abord quelques mots sur ce qui m'autorise à prendre la parole ici ce soir: Je suis journaliste depuis peu, depuis les émeutes anti-serbes au Kosovo en mars 2004. En tant que franco-slave, et slave du monde slave orthodoxe je précise, j'avais été attentif aux événements qui ont ponctué l'éclatement de la Yougoslavie et à la désinformation dont ces événements étaient l'objet dans la presse française. Ceci n'était pas nouveau pour moi, depuis toujours je suis attentif à la désinformation concernant le monde slave et particulièrement en France.
Lorsque des émeutes éclatent sur tout le territoire du Kosovo les 17 et 18 mars 2004, des journalistes comme Rémy Ourdan du journal Le Monde ou des politiques comme Kouchner ou comme François Crémieux, l'ancien directeur administratif de l'hôpital de Mitrovica, se mettent à dire et à écrire que si l'on avait donné plus tôt l'indépendance aux Albanais au Kosovo, les non-Albanais auraient été mieux protégés, se faisant ainsi les haut-parleurs de ce que racontaient les responsables albanais de l'époque, comme Bajram Rexhepi, premier ministre des institutions provisoires, complétant ainsi en quelque sorte le travail des émeutiers. Je trouve cela pour le moins paradoxal, voire même suspect. Je décide donc d'aller y voir pour en avoir le coeur net, faisant ainsi mon entrée dans le journalisme dans un premier reportage qui se présente comme un témoignage: " Je reviens du Kosovo ", publié dans le n° 89 de Balkans-Infos.
Heureusement qu'il y a une presse libre en France, avec de petits moyens, mais elle existe, et je rends hommage ici au courage de Louis Dalmas et au Comité de rédaction de Balkans-Infos, dont je fais maintenant partie, pour avoir fondé ce mensuel il y a dix ans contre la désinformation et les menées de l'impérialisme américain dans les Balkans et ailleurs.
Ce premier reportage m'a permis de constater quatre choses:
1) Les Serbes ne sont pas le peuple génocidaire et raciste dont la presse et les médias ont diffusé l'image, indépendamment des exactions qui ont pu être commises par certains, puisque j'ai pu constater, notamment à Mitrovica-nord, c'est à dire du côté serbe, l'existence d'un multiethnisme qui n'existe plus dans les parties du Kosovo où les Albanais sont majoritaires.
2) Les internationaux qui n'étaient pas intervenus pour aider militairement les extrémistes de l'UCK, mais pour mettre fin à un désastre humanitaire avaient complètement abandonné les Serbes et encore plus les Roms et avaient laissé pourrir une situation où les Albanais occupaient toutes les responsabilités dans les nouvelles institutions créées.
3) Une stagnation économique, et c'est un euphémisme, cinq années après les bombardements, alors que le Kosovo est une province riche, notamment en ressources naturelles: le minerai et les métaux précieux, l'agriculture et la production d'électricité. Cette stagnation touche toute la population dont une majorité vit sans emploi et se trouve au-dessous du seuil de pauvreté et notamment les Serbes et les autres non-Albanais.
4) L'existence d'une mafia qui a son centre au Kosovo, qui est la plus puissante d'Europe : dans le marché de la drogue, la prostitution, le trafic d'armes et de voitures, le détournement des fonds attribués au Kosovo par l'Europe et les états membres et le blanchiment d'argent. Elle a d'ailleurs maintenant une tête de pont aux Etats-Unis.
Dans ces conditions, quelle était la fonction des émeutes de mars ?
J'ai cru tout d'abord qu'elles étaient le produit d'une situation, mais en enquêtant davantage au cours de reportages suivants, en recueillant des témoignages aux endroits où se sont produites les émeutes, et en lisant un certain nombre de textes bien informés, je me suis rendu compte qu'elles étaient concertées, pour accélérer le processus d'indépendance et montrer clairement aux Serbes qu'on ne voulait pas d'eux. Je rappelle que ces émeutes ont fait officiellement 19 morts, plus de 900 blessés, 700 maisons détruites, ainsi que 30 églises et 2 monastères, enfin 4000 personnes chassées de chez elles parmi la population serbe.
En enquêtant par exemple sur les émeutes à Kosovo Polje, il est clair qu'elles ont été de véritables opérations de guerre qui visaient ce qui restait de la communauté serbe dans cette banlieue ouest de Pristina, où elle était largement majoritaire avant ‘99. 119 maisons individuelles, le Centre de Santé (Dom Zdrava), l'école Saint-Sava, où se concentraient tous les niveaux comme dans beaucoup d'écoles serbes au Kosovo du primaire à la formation post-bac, la Poste et l'Hôpital, ainsi que l'église brûlée à l'intérieur, tout cela a été détruit en une seule journée.
Cet hôpital et ce centre de soins servaient en fait à tous les Serbes du centre et du sud du Kosovo où il y a d'importantes communautés notamment autour de Gnjilane dans le sud-est et à Strpce et à Brezovica dans le sud. Ce qui était visé, c'étaient les institutions serbes à un endroit stratégique: au centre du Kosovo, à côté de Pristina. Ces institutions étaient, sont , nécessaires à la survie des Serbes au Kosovo après ‘99, parce que rien n'a été fait pour eux, pour les obliger en quelque sorte à s'intégrer à un Kosovo albanais. Alors que le multiethnisme est invoqué par les internationaux et les Albanais, il n'est pas respecté dans les nouvelles institutions mises en place après ‘99: ni du point de vue linguistique, ni du point de vue de l'emploi par exemple : 18 % des emplois publics devraient être réservés aux Serbes, ce n'est pas le cas, et faire une démarche administrative en serbe peut vous coûter la vie (je cite un responsable du Kosovo central).
Dès 2001 donc, ces institutions, conformes par ailleurs à la résolution 1244 de l'ONU qui recommande la mise en place d'institutions et de structures administratives autonomes, sont dénoncées par des fonctionnaires internationaux, notamment français, probablement incités en cela peut-être moins par leur pro-albanisme et leur serbophobie que par leur atavisme jacobin et centralisateur.
Ces institutions, qualifiées d'"institutions parallèles" pour suggérer leur illégalité, sont même dénoncées nommément en disant en quoi elles consistent et où elles se trouvent dans un rapport de l'OSCE d'octobre 2003 : eh bien, ce sont ces institutions, à Kosovo Polje, qui sont brûlées, détruites, en même temps que les maisons individuelles cinq mois après. Il s'agit d'une épuration ethnique. Je ne dirai pas quant à moi qu'il s'agit d'une "épuration ethnique à l'envers", non pas que je nie qu'il y ait eu des exactions contre certains villages albanais, essentiellement au moment des bombardements de l'OTAN, qui porte donc une part de responsabilité, mais parce que quand on observe l'histoire du Kosovo, on se rend compte que les Albanais sont entrain d'y parachever une entreprise séculaire commencée sous le joug ottoman : y usurper la place des Serbes.
Cette épuration ethnique, elle utilise tous les moyens. En juin 2005, j'ai vu l'état des reconstructions des maisons individuelles : elles ont été reconstruites mais elles sont inhabitables. Sanda Raskovic, la présidente du Centre de Coordination du Kosovo, m'a déclaré au cours d'une interview, parue dans le n° 108 de Balkans-Infos, que l'autre technique utilisée était de ne reconstruire que quelques maisons dans les villages où les Serbes étaient majoritaires, de sorte que quelques familles seulement peuvent revenir au lieu de tout le village, ce qui pose un problème de sécurité dans un environnement où les Serbes sont en proie aux exactions.
L'école Saint-Sava a été reconstruite mais elle a été transformée autoritairement en école multiethnique par la municipalité à majorité LDK, au lieu de le faire de façon concertée : cela veut dire que le matin elle s'appelle école Saint-Sava et les écoliers serbes y vont, et l'après-midi elle s'appelle du nom de je ne sais quel héros albanais et elle est fréquentée par des élèves albanais. Les étudiants serbes des formations post-bacs ont été obligés, eux, d'aller ailleurs.
Le centre de soins a été reconstruit, mais la municipalité y a installé à proximité immédiate une institution pour malades mentaux albanais. Ce qui, vu l'état des relations entre communautés, est un moyen particulièrement pervers d'empêcher les Serbes de venir s'y soigner. Ils continuent donc de le faire dans deux bus aménagés à Ugljare, une petite commune voisine. Enfin le personnel qui travaillait dans le centre de santé avant, et qui a échappé à l'incendie, notamment alimenté par de l'essence contenue dans un camion-citerne des pompiers, selon le témoignage recueilli dans le mémorandum de l'évêché du Kosovo, ne bénéficie pas de priorité pour être réembauché m'a déclaré le porte-parole du président de la municipalité.
Peut-être les émeutiers, et ceux qui sont derrière, ont-ils réussi en partie leur projet puisque cela a décidé les internationaux à entamer le processus de négociations, qui a commencé par l'incitation à respecter des standards qui n'ont jamais été mis en place, hormis le dernier. Ils sont au nombre de huit : des institutions qui fonctionnent, l'état de droit, la liberté de circulation, le droit au retour et le droit des minorités, l'économie de marché, le droit de propriété, le maintien du dialogue avec Belgrade et le développement du KPC (Kosovo Protection Corps, force de protection civile mise en place avec les anciens de l'UCK en principe démantelée et démilitarisée).
Ceux qui sont derrière, et qu'aucune enquête sérieuse n'a permis de déterminer, qui sont-ils ? L'OSCE a publié un rapport en décembre 2005 établissant que des membres du KPS (Kosovo Police Service, formé au départ également avec des anciens de l'UCK, et en principe multiethnique) avaient commencé à témoigner de la présence de meneurs liés à la mafia et à l'ex-UCK dans les manifestations à Pec et à Decani dans l'ouest du Kosovo, la Métoxhia, auprès de la police internationale de la MINUK (Mission des Nations Unies au Kosovo). Ensuite, au cours des instructions judiciaires, ils se sont rétractés : preuve de la loi du silence qui règne au Kosovo jusque dans la police.
Par ailleurs, le KPS a été vu par des témoins prenant une part active dans les émeutes, notamment à Kosovo-Polje et à Lipljan. A Mitrovica la Kfor (force internationale sous commandement OTAN) française, probablement sur la base de renseignements, a cantonné le KPS local dans ses locaux pendant les émeutes.
Mais les émeutes de mars 2004 ont aussi eu l'effet inverse de celui recherché par les émeutiers et leurs commanditaires. Elles ont permis de prendre conscience :
1) de la réalité de la situation des Serbes et des autres non-Albanais, notamment les Roms ;
2) de la réalité de l'existence d'une mafia et d'une corruption passant par la structure sociale traditionnelle que les Albanais conservent : les clans familiaux aux larges ramifications, micro-sociétés aux prérogatives économiques et juridiques, concurrençant les institutions que les internationaux tentent de mettre en place et qui ne sont qu'une façade. Les fonctionnaires internationaux, souvent cantonnés à Pristina et allant peu sur le terrain, ont en effet une répugnance naturelle à considérer cet état de fait.
Ainsi, alors que la communauté internationale était intervenue pour un prétexte humanitaire, la situation humanitaire existante au terme de cinq années de présence internationale démontrait, soit l'échec de cette intervention, soit qu'elle avait d'autres mobiles et notamment, pour aller vite : casser un état, une économie et une armée qui se trouvaient géographiquement dans la zone d'influence de l'OTAN après la chute du mur de Berlin et l'adhésion de la Pologne, de la Hongrie et de la Tchécoslovaquie à un système auquel n'adhérait pas la Yougoslavie, assurant ainsi l'implantation américaine dans les Balkans.
Dans ces conditions, que signifie la revendication d'indépendance ? Elle se justifierait éventuellement sur le plan démographique. Entre parenthèses, je travaille sur le conflit du Kosovo en 98-99 : dans la presse française les Albanais sont déjà 90 %. Se justifie-t-elle sur le plan du droit international et de l'histoire ?
J'ai interviewé Veton Surroï en décembre pour lui demander quel contenu il donnait à cette revendication. Je rappelle que Veton Surroï était le directeur de Koha Ditore et qu'il vient de fonder un parti, ORA, l'heure, se référant explicitement aux valeurs démocratiques européennes, m'a-t-il dit, sans vraiment développer le propos, d'ailleurs. On peut porter également à son crédit le fait qu'il ait dénoncé "l'épuration ethnique à l'envers" en juin 99. Et bien Surroï a eu l'air très étonné de ma question. Je renvoie à l'interview que j'ai faite de lui parue dans B.I. n° 109.
On peut supposer, par rapport à ce que nous avons évoqué précédemment, et cela nous a été confié une première fois par Xavier Raufer, du Centre de Recherche sur les Menaces Criminelles Contemporaines de l'Université de Paris II, que la nébuleuse mafieuse/Uckiste, pardon ex-Uckiste, appuyée sur les réseaux claniques veut se payer une zone franche en Europe, le rêve de toutes les mafias.
Cette indépendance de plus, nous le disions, ne viendrait pas au terme d'un mouvement politique et militaire de libération nationale. Rugova n'a repris ce mot d'ordre qu'assez tard, début ‘98, et l'UCK, qualifiée de "mystérieuse organisation" par les commentateurs avertis de l'époque, était en fait largement sponsorisée par les Etats-Unis en utilisant les méthodes éprouvées dans la contre-guérilla en Amérique Centrale.
Cette indépendance voudrait donc dire, surtout si elle s'accompagne d'un parachèvement de l'épuration ethnique contre les Serbes, les Roms, les Gorans, les Croates, les Bosniaques, voire même les Albanais catholiques, que l'OTAN a fait la guerre pour l'UCK. Ce qui est vrai objectivement, mais n'était pas le prétexte affiché. Le prétexte était humanitaire. Pour en finir avec le mensonge qui sous-tend sa politique dans les Balkans, elle est donc tenue de respecter ses engagements.
Car que signifierait l'indépendance du Kosovo?
Le rapport Eide, délégué l'été dernier par Kofi Annan pour évaluer le degré de réalisation des standards, publié en novembre, est un rapport courageux et il résulte, il faut le souligner, d'une enquête de terrain. Il reconnaissait pour la première fois officiellement de la part d'un haut fonctionnaire international, l'existence d'une mafia puissante et d'une corruption généralisée appuyée sur les réseaux claniques. Mais paradoxalement, il recommandait l'ouverture de négociations, justifiées il est vrai par la stagnation économique qui ne fait qu'aggraver la situation.
Et le rapport le dit : la justice et la police au Kosovo ne sont pas mûres pour garantir la sécurité et la justice pour tous les citoyens d'un Kosovo indépendant. Il observe la prise en charge progressive par le KPS d'un nombre croissant de tâches, mais il constate cependant "qu'il n'est pas en mesure de combattre les crimes d'une nature plus grave, comme le crime organisé, la corruption ou les crimes ethniques". Quant au système judiciaire, "Il est considéré comme l'institution la plus fragile du Kosovo". Et il en indique les raisons, je cite : "La loi des clans, les menaces contre les témoins aussi bien que contre l'application de la loi et contre les fonctionnaires de justice". Il met donc en garde contre un transfert de compétences prématuré, ce que la MINUK de Petersen, le délégué permanent de l'ONU, s'est empressé de réaliser dès décembre 2005, soit un mois après la publication du rapport Eide, prenant ainsi parti dans des négociations dont la MINUK n'est pas partie prenante, dans la création de deux nouveaux ministères délégués aux institutions provisoires du Kosovo, c'est-à-dire aux Albanais (voir mon article dans B.I. n° 107). Par ailleurs, on vient de reprocher à M. Petersen de fermer les yeux sur les trafics illicites transitant par l'aéroport de Pristina.
Pire, l'OSCE, chargée de la mise en place des institutions et de la démocratisation, a rendu public en décembre 2005 le rapport que j'ai cité tout à l'heure intitulé: "La réponse du système judiciaire aux émeutes de mars 2004". Ce rapport conclut qu'en ne distribuant que quelques peines légères après de longs délais d'instruction, les cours de justice impliquées, "ont failli à leur devoir d'envoyer un message clair de condamnation de ces violences... et contribuent non seulement à donner l'impression dans la population d'une impunité concernant de tels crimes ethniquement motivés (comme le formule joliment le texte du rapport) mais pourraient également conduire à considérer comme inutile d'avoir à prévenir de tels actes de désordre public dans un proche avenir".
J'ajoute que cette loi des clans, de la mafia et des extrémistes, pour citer toutes les faces de la réalité du pouvoir au Kosovo, si elle en reçoit des miettes, la majorité silencieuse albanaise la subit aussi. Sait-on que les victimes albanaises d'avant ‘99, comme me l'a confié Gabriel Keller, responsable en second de la KVM (Kosovo Verification Mission, mise en place par l'OSCE au Kosovo d'octobre ‘98 à mars '99), étaient en majorité victimes des exactions de l'UCK qui enlevait, torturait, assassinait qui ne s'impliquait pas dans son projet sécessionniste ? L'UCK enrôlait de force et rançonnait les populations. L'UCK armée et entraînée, je le rappelle, par des mercenaires allemands, turcs et américains. Et où ont transité des réseaux islamistes déjà actifs en Bosnie, impliqués dans les attentats de Londres en juillet 2005. L'UCK qui faisait donc régner un régime de terreur pas seulement auprès des fonctionnaires serbes ou albanais et auprès des Serbes du Kosovo dans les villages isolés. L'UCK qui était donc au sens propre une organisation terroriste, ce qu'atteste son démantèlement par l'OTAN, après la campagne d'exactions et de destructions menées sous son nez à Gnjilane, Prizren, Orahovac, Pec et Mitrovica l'été qui a suivi la fin des bombardements et le retrait de l'armée yougoslave.
Dans ces conditions le TPI (Tribunal pénal international, basé à La Haye) montre son vrai visage en libérant Fatmir Limaj, dont l'affiche géante était placardée sur toutes les routes du Kosovo quand j'y suis allé en décembre, sur lequel pesaient des charges très graves, parce que les témoins se sont rétractés. Il montre son vrai visage en libérant provisoirement Haradinaj, accusé d'exactions d'une sauvagerie inouïe, et en l'autorisant, ce qui est pire, à reprendre ses fonctions publiques. Haradinaj au Kosovo, c'est l'activation de tous les réseaux mettant en oeuvre l'intimidation des témoins. Un responsable de la MINUK me disait en décembre qu'un appel d'offre international avait été lancé sur la protection de témoins : personne n'a répondu.
A côté de cela, dans les geôles du TPI, les prisonniers serbes meurent de façon étrange : Milosevic aurait absorbé de la Rifampicine, antibiotique utilisé en traitement complémentaire de la tuberculose qui, d'après les spécialistes, n'accélère pas une pathologie cardio-vasculaire, mais annule les effets du traitement qu'on administre. On se demande comment Milosevic se serait procuré de la Rifampicine. Je ne défends pas politiquement Milosevic, mais je constate que les charges qui pesaient contre lui étaient une à une démontées par le prévenu qui assurait lui-même sa défense. Le faire disparaître empêche, pour le moment, de mettre en cause la communauté internationale sur la façon dont elle est intervenue au Kosovo et, plus généralement en ex-Yougoslavie.
J'ajouterai une dernière chose à ce sujet : il est curieux que la communauté internationale s'acharne autant sur les Serbes alors qu'elle blanchit Ceku, devenu Premier Ministre du Kosovo, sur lequel pèsent des charges énormes de crimes de guerre contre plusieurs centaines de civils serbes en Croatie, alors qu'il était général de l'armée croate, avant de diriger l'UCK et être ainsi à nouveau responsable de l'épuration ethnique contre les Serbes et les Roms en juin ‘99, sans compter l'enquête qui n'a pas été faite sur ses responsabilités lors des émeutes de mars 2004 alors qu'il dirigeait le KPC. Il est curieux qu'elle blanchisse également Djukanovic, Premier Ministre du Monténégro, qui demande l'indépendance pour protéger son trafic de cigarettes. Dans ces conditions, la communauté internationale montre son vrai visage en employant des assassins et des mafieux parce qu'ils témoignent d'une plus grande docilité à l'égard de ses projets de formatage global.
Enfin l'indépendance du Kosovo, outre qu'elle déstabiliserait l'équilibre régional mais aurait également un impact sur toutes les minorités de par le monde, mettrait en cause le multiethnisme historique des Balkans, ancré dans une histoire qui est ce qu'elle est, au profit d'un multiethnisme politique de façade. Car il ne faut pas se leurrer : une indépendance, même conditionnelle, signerait le départ définitif de la communauté serbe et des autres communautés non-albanaises du Kosovo.
Et les émeutes de mars, contre les intentions de leurs commanditaires, ont eu un effet qui à terme a peut-être changé la donne : au lieu de s'évertuer à construire un Kosovo centralisé au profit de la seule communauté démographiquement majoritaire, et constatant que dans ces conditions la réalisation des standards est pour le moins douteuse, la communauté internationale a décidé de changer son fusil d'épaule et de mettre au centre des négociations, considérées comme un processus devant accélérer la réalisation des standards, la nécessaire décentralisation des institutions. Alors que dans les six années écoulées, elle l'avait vigoureusement combattue, nous l'avons vu. Que de temps perdu !
Car, comme me le confiait Sanda Raskovic dans l'interview qu'elle m'a accordée en décembre, la décentralisation n'est pas seulement une question de démocratisation de la région conforme aux évolutions des démocraties. Elle est la clé de la survie de la communauté serbe et des autres communautés.
Il y a en effet la nécessité pour ces communautés de continuer à bénéficier de leur propre système de santé, tant le manque de confiance est grand et les plaies encore récentes, de leur propre système scolaire dans leur propre langue et leur propre système judiciaire, ainsi que de leur propre administration et leur propre police. Bref de bénéficier d'une large autonomie dans un Kosovo autonome. Et on ne voit pas en quoi cela nuirait à la reprise des activités économiques sur des bases équitables, notamment en ce qui concerne la propriété foncière et immobilière et en ce qui concerne le travail, pour le moment refusé aux Serbes et aux Roms. Ces institutions autonomes doivent pouvoir se faire sur une base communautaire, respectant le multiethnisme historique des Balkans.
Il faut à cet égard saluer la venue des Roms très bientôt dans le processus des négociations, qui demandent notamment que le romany soit reconnu comme troisième langue officielle du Kosovo, après le serbe et l'albanais, et la création de communes où ils constituent une communauté importante comme à Prizren, qui devrait constituer la première commune pilote, et bientôt à Mitrovica lorsque les conditions du retour des réfugiés expulsés dans la violence en ‘99 auront été réunies et la Mahala commencée à être reconstruite selon un projet qui aura reçu leur agrément.
Malheureusement, jusqu'à présent, et alors qu'il y a eu déjà quatre sessions de négociations à Vienne mettant en présence les deux parties albanaise et serbe, ces négociations ont achoppé sur cette question de la décentralisation et du découpage des municipalités dans le cadre desquelles elle pourrait s'exercer. Le conflit intercommunautaire s'est déplacé, et c'est heureux, sur le plan institutionnel, les Albanais réclamant une plus grande centralisation et les Serbes demandant au contraire une large autonomie ainsi que des liens institutionnels entre les municipalités serbes. Cela pourrait permettre de commencer à les désenclaver, surtout celles qui sont au sud et à l'ouest du Kosovo, avant que les rapports entre communautés et la mise en place d'un état de droit plus efficace ne permettent l'amélioration de la situation d'ensemble. Enfin, les Serbes demandent également un lien institutionnel entre ces municipalités et l'état serbe, ce qui est conforme à la résolution 1244 qui reste le cadre légal dans lequel la solution pour l'organisation politique du Kosovo futur devra être trouvée.
Je voudrais maintenant terminer sur deux choses : le multiethnisme des Balkans et le rôle de la communauté internationale.
Ce multiethnisme n'existe plus dans les Balkans qu'en Serbie-Montenegro et, comme je le disais au début de cette intervention, dans les enclaves serbes du Kosovo, et cela contre les idées reçues concernant le peuple serbe, la civilisation serbe. Car ce n'est pas un mythe que de dire que le Kosovo est le berceau d'une civilisation, même si toutes les cultures doivent désormais apprendre à le partager. C'est la raison pour laquelle ce multiethnisme doit être protégé.
La globalisation nous a précipités dans l'universel. Mais l'universel n'est pas dans l'uniformisation et la citoyenneté abstraite comme voudrait nous le faire croire le lobby européiste nombreux ici à Bruxelles. L'universel est dans le local, dans les petites choses, dans le réel. Les cultures et les différentes versions de la civilisation humaine ont jusqu'à présent toujours été prises dans l'urgence et la violence de l'histoire.
Gageons que ce que peut nous apporter de bien la globalisation, si elle sait éviter le potentiel néo-totalitaire de l'uniformisation des masses et l'affrontement entre blocs géostratégiques, c'est le plein épanouissement des cultures et des civilisations qui ont toujours été des havres dans l'aventure humaine. En ce sens, les terres qui ont échappé au carcan historique des états-nations ou aux génocides et aux épurations ethniques perpétrés par les totalitarismes nazi et communiste, pourraient apporter, du fait de l'expérience de la cohabitation, trop souvent conflictuelle il est vrai, de communautés ethniques, culturelles et religieuses différentes, un modèle pour le monde de demain où la multiethnicité et le multiculturalisme iront s'accroissant.
Au train où vont les choses, il paraît peu probable qu'une solution soit apportée par les deux parties serbe et albanaise dans les négociations en cours, à moins que l'irruption des Roms n'ait un impact favorable.
La communauté internationale, c'est à dire l'OTAN, l'ONU et l'Union Européenne qui devrait remplacer cette dernière au Kosovo, devra donc trancher.
Elle devra le faire en ayant le souci de préserver cette multiethnicité historique du Kosovo, en proposant la mise en place de structures politiques, administratives et institutionnelles qui permettent à cette multiethnicité de vivre et de s'épanouir.
Pour cela elle devra reconnaître ses erreurs. L'erreur d'avoir dans un premier temps voulu créer une administration centralisée ne permettant pas aux communautés minoritaires dans la province de pouvoir vivre. Sur 150 000 Roms avant la guerre, il n'y en a plus que 10 000, et sur 250 000 Serbes il n'y en a plus qu'un peu plus de 100 000, tous les autres attendant depuis sept ans dans des camps, souvent dans un état de misère épouvantable, je pense notamment aux camps roms, de pouvoir retourner au Kosovo à l'endroit qu'ils choisiront.
L'erreur enfin d'avoir bombardé la Serbie, alors qu'il y avait d'autres moyens d'intervenir dans le conflit opposant l'état yougoslave et l'UCK, ce que l'expérience de la KVM aurait pu permettre si elle n'avait été instrumentalisée par l'Américain William Walker pour trouver un casus belli pour le compte de l'OTAN.
Je terminerai en citant la conclusion de l'exposé que Marek Nowicki, médiateur dans les cas de violations des droits de l'homme au Kosovo pendant les cinq années écoulées, qui n'a pu être parmi nous ce soir, a prononcé au colloque qui s'est tenu en Pologne le 31 août dernier pour le 25 ème anniversaire de Solidarnosc, un exposé consacré à une réflexion sur le droit d'ingérence à partir de son expérience du Kosovo, une expérience de terrain reconnue par toutes les parties. Je traduis de l'anglais :
"Certainement, comme quelqu'un l'a dit, il est facile de bombarder, mais il est beaucoup plus difficile de créer une société civile solide et viable. Mais aussi, en intervenant, comment éviter le risque de provoquer des crises et des problèmes plus importants encore, y compris dans le contexte international, que ceux qui existaient auparavant" (1) .
Frédéric Saillot
(1) www.kosovo.net , 31 août 2005