Georges Berghezan
18 mars 2007
La dernière série de pourparlers entre représentants serbes et kosovars albanais s’est achevée le 10 mars et, comme prévu, aucun accord n’a été conclu. La « proposition » de résolution du statut du Kosovo de l’émissaire de l’ONU, Martti Ahtisaari, a été acceptée par Pristina, qui y voit le pas décisif vers l’indépendance de la province, et rejetée par Belgrade, refusant l’amputation de 15 % de son territoire.
Car, même si son document ne cite pas le mot « indépendance », c’est bien ce qui est offert par Ahtisaari : le Kosovo se verrait octroyer tous les attributs réservés aux Etats souverains : constitution, hymne, drapeau, droit d’adhérer à des organisations internationales, comme l’ONU, et de créer une armée, bien que devant être « légèrement armée ».
Jusqu’à présent, le processus s’est passé anicroche, ou presque. Géré sous la responsabilité de l’ONU, occupé par une force sous commandement de l’OTAN (KFOR), le Kosovo n’en était pas moins resté, depuis 1999, une partie intégrante de la Serbie, qui a continué à y déployer des structures administratives dans les régions où subsistent des Serbes et d’autres minorités. Pendant ce temps, la majorité albanaise – de plus en plus écrasante en conséquence d’un implacable nettoyage ethnique – attendait avec une impatience croissante la matérialisation des promesses d’indépendance faites par les leaders occidentaux dans la foulée des bombardements de l’OTAN de 1999.
On ne pourra pas reprocher à l’ancien président finlandais d’avoir caché son jeu : déjà, la veille de la première série de « négociations » serbo-albanaises, en février 2006, Ahtisaari avait manifesté toute son impartialité en se prononçant pour l’indépendance du Kosovo dans une interview au Spiegel allemand. Dès lors, ces « négociations » ne pouvaient aboutir au moindre rapprochement entre les parties, la position albanaise – l’indépendance et seulement l’indépendance – étant bétonnée par le « médiateur », lui-même porte-parole des grandes puissances occidentales, tandis que la proposition serbe d’une autonomie maximale n’était jamais prise en compte.
Une première version du « plan Ahtisaari » a été rejetée à la mi-février par le parlement serbe, lors de sa session inaugurale, trois semaines après des élections ayant confirmé la polarisation de l’échiquier politique : le Parti radical, nationaliste, est resté le principal parti de Serbie, mais est condamné à l’opposition face à une probable coalition autour du Parti démocrate, pro-occidental, et Parti démocrate serbe du Premier ministre sortant Kostunica. Jusqu’à présent, la question du Kosovo continue de faire l’unanimité de l’essentiel de la classe politique serbe.
A Pristina, malgré une violente manifestation de partisans de l’indépendance sans négociation, le leadership albanais kosovar a accueilli favorablement le plan Ahtisaari. Sur le plan international, les membres occidentaux du Groupe de contact1, l’Union européenne, Washington et l’OTAN ont également exprimé leur satisfaction. Seule la Russie manifeste clairement son opposition, arguant que le nouveau statut du Kosovo doit être accepté par les deux parties, Pristina, mais aussi Belgrade.
Légèrement amendée suite à la dernière série de pourparlers entre Belgrade et de Pristina, la proposition d’Ahtisaari vient d’être transmise au Conseil de sécurité de l’ONU. Celui-ci pourrait en discuter en avril, sous présidence britannique, et produire une résolution qui consacrerait l’indépendance du Kosovo et donnerait un nouveau mandat à une présence internationale. Cette étape semble indispensable car une précédente résolution du Conseil, la 1244 ayant mis fin aux bombardements de l’OTAN contre la Yougoslavie en 19992, avait non seulement placé le Kosovo sous tutelle de l’ONU et de l’OTAN, mais également consacré la souveraineté serbe sur la province.
Une indépendance très théorique
Telle que prévue, l’indépendance du Kosovo ne changerait pas grand-chose à son statut de protectorat, à court terme du moins. En effet, la tutelle de l’ONU passerait à l’Union européenne et des pouvoirs étendus seraient octroyés à un « Représentant civil international », faisant également office de « Représentant spécial de l’UE » qui, sur le modèle du « Haut représentant » contrôlant la Bosnie-Herzégovine depuis près de douze ans, aurait le droit d’annuler toute décision des autorités du Kosovo et de démettre tout responsable, élu ou non. En Bosnie, les plus hauts responsables serbes et croates ont été victimes des pouvoirs exorbitants de cette sorte de vice-roi balkanique, essentiellement parce qu’ils étaient accusés de freiner les réformes centralisatrices exigées par la « communauté internationale ». Sur le plan militaire, le Kosovo continuerait à être occupé par une force de l’OTAN, comptant actuellement 17.000 hommes et dont aucune réduction du niveau n’est prévue dans un avenir proche. Quant à l’indépendance économique, elle relève de la grande illusion : les industries sont toujours à l’arrêt, les services publics ont été démantelés ou souffrent de graves carences par manque de personnel qualifié, le taux de chômage se situe entre 50 et 70 % et serait encore plus élevé sans les nombreux postes et subsides dépendant de l’ONU et de la multitude d’organisations internationales qui s’activent à « construire un Etat », une grande partie du PIB provient du secteur « informel », y compris la grande criminalité et la contrebande dont les profits ont explosé depuis 1999. En outre, la privatisation des entreprises publiques, menée à la va-vite, a été dénoncée par Belgrade, car ce sont les biens de l’Etat serbe qui ont été vendus ou bradés au bénéfice du privé.
Comme pour les autres fragments du puzzle ex-yougoslave, Bosnie et Macédoine en tête, l’indépendance du Kosovo n’aurait que peu en commun avec une pleine souveraineté. Cependant, un pas supplémentaire serait franchi : cette fois-ci, ce n’est plus une entité fédérale qui se séparerait, comme l’a encore fait en mai dernier le Monténégro, permettant paradoxalement à la Serbie d’accéder à une indépendance non demandée. Avec la province du Kosovo, c’est une partie intégrante de la Serbie qui ferait sécession, créant incontestablement un précédent. Les conséquences d’une telle décision sont encore difficiles à mesurer, mais les Serbes de Bosnie, dotés de leur propre entité, ont déjà annoncé qu’ils organiseraient un référendum d’indépendance. Côté albanais, cela encouragerait les mouvements centrifuges en Macédoine (où les relations avec la majorité slave restent tendues), voire au Monténégro ou en Grèce. L’objectif d’une « Grande Albanie » (ou d’un « Grand Kosovo ») est loin d’avoir été abandonné par les milieux nationalistes qui considèrent l’indépendance du Kosovo comme une première étape.
Une épidémie sécessionniste ?
Ce n’est pas un hasard si, au sein de l’UE, les Etats les plus « compréhensifs » envers la position serbe sont, outre le traditionnel allié grec, la Roumanie, l’Espagne et Chypre, des pays confrontés aux revendications autonomistes de leurs minorités. Mais c’est assurément sur le sol de l’ex-URSS que le précédent kosovar aurait des conséquences les plus immédiates. Depuis plusieurs mois, Moscou argue que la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo pourrait être logiquement suivie de celle d’autres régions connaissant des situations similaires, bien que moins médiatisées, notamment l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud (deux « républiques autonomes » de Géorgie en rébellion depuis plus d’une décennie), la Transnistrie (faisant partie de la Moldavie) et le Nagorny Karabakh (enclave arménienne en Azerbaïdjan). Quant à la Chine, qui devrait s’aligner sur la position russe au Conseil de sécurité, elle s’inquiète que l’exemple soit retenu par Taiwan, ses indépendantistes tibétains, voire ouïgours. Et la liste des candidats qui, en Asie ou en Afrique, se sentiraient encouragés par l’accession à l’indépendance du Kosovo pourrait presque indéfiniment être allongée, d’autant plus que les Etats-Unis, en Irak par exemple, encouragent le dépeçage d’Etats jugés trop grands à leur goût.
Reste qu’un tel scénario pourrait buter sur un veto russe au Conseil de sécurité, ou une menace de veto qui ajournerait indéfiniment la résolution consacrant l’indépendance. Le nouveau mandat de l’UE au Kosovo serait remis en question, alors que la mission de l’ONU est pratiquement en train de boucler ses valises. Dans l’état actuel des relations entre Moscou et Washington – le pire depuis vingt ans – et avec la multiplication des déclarations de la diplomatie russe rejetant toute solution n’ayant pas l’aval des deux parties, une telle éventualité ne peut être écartée.
On en viendrait alors au « plan B », avec déclaration unilatérale d’indépendance par Pristina, indépendance qui serait immédiatement reconnue par les Etats-Unis et certains de leurs alliés européens. L’UE se retrouverait profondément divisée et renoncerait à gouverner la province. De nouvelles violences viseraient le personnel et les installations de l’ONU et les enclaves des minorités, forçant la KFOR à intervenir contre les foules albanaises, ou à se retirer… Ce « plan B » a déjà été évoqué par divers diplomates états-uniens, dont récemment par Richard Holbrooke, le « peacemaker » bosniaque, qui n’hésite pas à prédire une nouvelle guerre dans les Balkans, dont il rejette bien entendu la responsabilité sur la Serbie et, surtout, la Russie.
Une autre approche serait de mettre en cause les promesses d’indépendance faites par les responsables occidentaux aux leaders albano-kosovars, au moins depuis les pourparlers de Rambouillet, qui servirent de prétexte aux bombardements de 1999. Belgrade et Moscou ne font que suivre la logique du droit international, garantissant l’intégrité des Etats. Les Etats-Unis restent, eux et plusieurs de leurs alliés dans l’OTAN, fidèles à une logique d’interventionnisme dans les affaires balkaniques, n’ayant mené qu’à l’exacerbation des conflits causés par l’effondrement de la Yougoslavie socialiste. Et dont la longue liste n’est peut-être pas close…
1. Le Groupe de contact réunit les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, l’Italie et la Russie à propos de certains dossiers concernant l’ex-Yougoslavie.
2. Rappelons que c’est le même Martti Ahtisaari qui fut alors chargé de transmettre au président Milosevic les conditions mises par l’OTAN pour l’arrêt de ses frappes.