Roland Marounek
30 juin 2007
Le Programme de l'ONU pour l'environnement vient de sortir un rapport intitulé "Evaluation environnementale post-conflit du Soudan", où il souligne à nouveau que c'est la pénurie qui est source de conflit, et recommande un "investissement dans la gestion environnementale, financé par la communauté internationale et à partir des revenus assurés par l'essor naissant des exportations de pétrole et de gaz du pays [qui] jouera un rôle capital dans l'édification de la paix" (AFP, 22 juin).
Les Etats-Unis viennent eux d'alourdir une liste de plus de 130 entreprises soudanaises boycottées, dont plusieurs dans le secteur pétrolier, et ils cherchent à créer une coalition de pays prêts à prendre, comme eux, des sanctions bilatérales, dans l'espoir d'asphyxier économiquement le gouvernement soudanais. Les sanctions économiques US contre le Soudan, rendant illégaux les investissements américains dans ce pays, ont commencé dès 1997, agrémentés en 98 de la destruction de l'unique usine pharmaceutique. Sûrement quelques jalons dans l'édification de la paix...
La machine médiatique est lancée
Il y a un certain parallèle entre le traitement de l'information concernant le Darfour, et la Yougoslavie du début des années 90. Dans les deux cas, le public est "chauffé" pendant des années sur le thème de "l'inaction de la Communauté Internationale face à un massacre"; de grandes campagnes publicitaires sont lancées, les infos émotionnelles, simplificatrices et manichéennes imprègnent petit à petit le grand public, suivant le schéma bien rodé "les méchants extrémistes massacrent les bons modérés". Il faut arriver à ce que l'opinion publique occidentale accepte voire réclame une "intervention humanitaire" au Soudan. Avec un Kouchner en France, un pas décisif a peut-être été fait dans cette direction.
Certains faits passent par contre beaucoup plus discrètement dans les médias.
- L'un des principaux groupe rebelle, le Mouvement pour la justice et l'égalité, est lié au fondamentaliste Al Tourabi, ancien chef des Frères musulmans soudanais, directeur pour l'Afrique du Congrès mondial islamique et présenté aux Etats-Unis en 2002 comme. l'un des principaux soutiens d'al-Qaeda en Afrique1. Les médias préfèrent manifestement que les rebelles soient des animistes : de manière à faire rentrer sournoisement cette guerre dans le cadre du "péril islamique mondial" ?
- Arabes contre Noirs? selon Marc Lavergne, spécialiste du Soudan au CNRS : « Cette notion d’"Arabe" est culturelle, elle n’a rien de raciale. Les milices peuvent être qualifiées d’arabes parce qu’elles ont été arabisées. Elles l’ont été depuis plus longtemps que les tribus que l’on dit "africaines", mais ces dernières l’ont également été. Même si certaines continuent à pratiquer des parlers africains, elles utilisent toutes l’arabe. Quand à la religion, toutes sont musulmanes.[...] tout le monde est noir dans cette histoire. La notion de racisme n’a pas sa place. Les milices tribales Janjawid sont des mercenaires qui ne se revendiquent pas du tout "arabes" »2 Depuis la mi-décembre, la principale ethnie qualifiée d'arabe du Darfour, les Bagaras Rezeigats, a créé sa propre guérilla, et le président Al-Bechir est lui-même "noir".
- Les agressions contre les populations est le fait de bandes armées de tous bords, y compris des milices rebelles; c'est ça les guerres civiles, elles refusent obstinément de suivre schéma des films hollywoodiens… « Les troupes d’Abdelwahid et de Minni Minnawi se sont également affrontées à plusieurs reprises, dès 2003. Et ces affrontements entre groupes rebelles font des victimes parmi les civils : les tueries de Korma, que cite Bernard-Henri Lévy, ne sont pas le fait des Janjawid mais de la faction de Minnawi, tentant de reprendre la zone à Abdelwahid. »3
- Le conflit a été initié par la prise de la ville principale du Darfour en 2003, et il perdure car les multiples chefs de guerre rebelles refusent de signer ou de respecter les divers accords de paix; pourquoi le feraient-ils tant que la "Communauté Internationale" (USA et satellites) menace d'intervenir contre le gouvernement central ?
Le terme de génocide n'est utilisé (massivement) que par le gouvernement états-uniens, et il est contredit par tous, mais il réussit à s'imposer dans les esprits. A chaque dépêche concernant le Soudan, le chiffre de 200.000 morts est systématiquement répété (parfois soudain élevé à 400.000). Il semble que c'est sur la même méthodologie qu'on avait évalué en octobre 2006 à 650.000 le nombre de morts depuis 2003 suite à l'agression contre l'Irak. Même indifférence devant le chiffre de 4 millions de morts au Congo, officiellement avancé par les Nations Unies, depuis l'agression menée par les protégés des USA dans la région, le Rwanda et l'Ouganda. Loin de se voir imposés des sanctions, ces deux pays avaient reçus plutôt un traitement de faveur de la Banque mondiale, pour bonne gouvernance.
L'humanitaire au service des plans géostratégiques états-uniens
Malgré les horreurs réelles et les massacres, ce qui se passe au Darfour n'est pas une simple question humanitaire, de droits de l'homme, ni un nouvel avatar du conflit entre le Bien et le Mal à la Tony Blair. Il s'agit une partie d'un vaste jeu à l'échelle planétaire pour le contrôle des ressources naturelles, et la persistance de la domination US face à la montée en puissance de la Chine. Le Soudan possède d'immense réserves pétrolières, exploitées principalement par la China National Petroleum Corporation, contrairement au Tchad voisin où le pétrole est exploité par les compagnies occidentales, et les Etats-Unis et leurs alliés font ce qu'ils peuvent pour inverser cette situation anormal. Lancer et entretenir une guerre civile est un grand classique.
Dans ce jeu, les USA ont placé quelques bonnes pièces, notamment la mobilisation émotionnelle de l'opinion publique occidentale, et le déploiement quasi acquis de 20.000 casques bleus au Soudan. Rappelons que le secrétaire général de l'OTAN y voyait le préalable à une implication directe de l'OTAN « Je suis persuadé, comme je l'ai dit au président [Bush], que quand l'ONU sera là, les pays membres de l'OTAN seront prêts à faire davantage pour permettre de déployer une force au Darfour ».
Mais les Chinois sont maîtres du jeu de go, ce jeu où l'on esquive l'affrontement direct et étouffe l'adversaire en jouant à distance. Le récent rapprochement spectaculaire entre la Chine et le Tchad y fait fort penser. « Les Chinois sont ouverts, ce sont des partenariats beaucoup plus équilibrés que ceux que nous avons habituellement et soucieux du développement de nos pays […] Nous avons l'intention de signer un contrat de partage de la production [pétrolière] et nous espérons détenir une part de 40% de cette production, ce qui n'est pas le cas pour ce qui concerne nos relations avec Esso, Petronas et Shell »4. Si le gouvernement tchadien changeait d'alliance, cette partie sanglante pourrait devenir très difficile pour l'Occident. Au Soudan même, la Chine tente de court-circuiter les plans US par seigneurs de guerres interposés, en accordant d'importantes aides économiques au pays : le développement, seule solution véritable pour enrayer les conflits et édifier la paix.
Les mouvements humanitaires et pacifistes doivent bien prendre garde à ne pas être utilisés à leur insu comme pièce dans un jeu au service des intérêts géostratégiques impérialistes. On a déjà vu, au Kosovo, en Irak, ou en Afghanistan, ce que donne réellement les "solutions" préconisées par certaines bonnes consciences, de l'étranglement économique par les sanctions à l'intervention militaire "humanitaire", en passant par l'armement des chefs de guerre.
1 http://fr.wikipedia.org/wiki/Hassan_al-Tourabi
2 http://www.afrik.com/article7464.html
3 Choses (mal) vues au Darfour", critique de BHL par Jérôme Tubiana
4 Le ministre tchadien des Affaires étrangères, le 19 avril 2007