Nils Andersson (ATTAC France)
6 novembre 2007
L’actualité de notre sujet a été confirmée le 5 novembre, à Bakou, par Daniel Fried, secrétaire d'Etat adjoint : Les Etats-Unis comptent réaliser leur projet de bouclier antimissile en Europe centrale malgré les objections de la Russie, « Nous poursuivons les négociations avec la Pologne et la République tchèque… Nous espérons réussir et, si c'est le cas, nous mettrons en place un système radar pour la République tchèque et des missiles pour la Pologne ».
Je souhaiterais ce soir exposer dans le temps imparti, le projet global dans lequel s’inscrit l’installation d’un bouclier anti-missiles en Europe orientale et en Extrême-Orient et ses conséquences pour nous Européens. Ce projet a pour fondement la doctrine Brzezinski qui fut le Conseiller à la sécurité nationale du Président Carter. En quoi consiste sa doctrine, formulée dans son livre « Le Grand échiquier » ? : « L’Eurasie constitue l’axe du monde. Une puissance qui dominerait l’Eurasie exercerait une influence prééminente sur deux des trois régions les plus productives du monde, l’Europe occidentale et l’Asie orientale. Un coup d’œil sur une planisphère suggère que tout pays dominant en Eurasie contrôlerait presque automatiquement le Moyen-Orient et l’Afrique. L’Eurasie constituant désormais l’échiquier géopolitique décisif… L’évolution des équilibres de puissance sur l’immense espace eurasiatique sera d’un impact déterminant sur la suprématie globale de l’Amérique. »
Les idéologues néo-conservateurs s’inspirent de cette doctrine ; citons deux maîtres à penser de Georges Bush, William Kristol et Lawrence Kaplan : « Notre suprématie ne peut pas être préservée à distance. L’Amérique doit au contraire se considérer à la fois comme une puissance européenne, une puissance asiatique et, bien entendu, une puissance moyen-orientale. »
Après la chute du Mur, les Etats-Unis devenus l’hyper puissance, l’objectif de Bush père, puis de Clinton, fut de réduire l’espace de la Russie et de resserrer le containment de la Chine. Aujourd’hui, la nouvelle ligne part des pays Baltes vers la Pologne, la Roumanie et la Bulgarie, elle se prolonge vers la Turquie et le Pakistan où, autre avancée stratégique, les Etats-Unis ont pris pied dans les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale ; puis son tracé se poursuit à la périphérie de la Chine : de la Thaïlande à l’Indonésie, aux Philippines, à la Corée du Sud et au Japon. Un constat s’impose, entre la Turquie et le Pakistan se trouvent l’Irak et l’Iran, la ligne d’encerclement de la Russie s’en trouve rompue, ce qui a conduit, pour la combler, à l’aventure militaire irakienne et pourrait conduire à une nouvelle guerre d’agression en Iran1.
Jetons un regard sur le dispositif militaire mis en place en application de cette politique. Au tournant du XXIe siècle, le Pentagone a achevé la division de la planète en « aires de responsabilité » militaires attribuées à des grands commandements. Rien n’éclaire mieux l’ambition hégémonique de l’hyper puissance que l’énumération de ces cinq, devenues six, « aires de responsabilité », qui couvrent l’ensemble de la planète et participent directement du contrôle de l’Eurasie
Deux de ces commandements ne relèvent pas de notre propos. Le premier, le Commandement Nord (NORTHCOM), couvre le continent nord américain, les États-Unis, le Canada, le Mexique, l’Alaska et une zone jusqu’à 500 miles marins des côtes du continent.
Le deuxième, le Commandement Sud (SOUTHCOM), permanence de la doctrine Monroe, couvre l’Amérique centrale, les Caraïbes, et l’ensemble du continent sud-américain. Il contrôle le Golf du Mexique, les eaux territoriales du continent et une partie de l’Océan Atlantique.
Les autres commandements nous intéressent plus directement, le troisième en particulier, le Commandement Europe (EUCOM ) dont l’aire de responsabilité ne se limite pas à l’Europe communautaire mais inclut les Balkans, l’Ukraine, la Biélorussie, le Caucase et la Russie jusqu’à Vladivostock. L’EUCOM a une particularité par rapport aux autres « aires de commandement », ses liens particuliers avec l’OTAN ; ainsi le commandant des forces des États-Unis en Europe (EUCOM) est aussi le Commandant suprême des forces de l’OTAN. Ce double commandement toujours attribué à un officier supérieur états-uniens intègre l’OTAN dans la structure militaire du Pentagone et la stratégie globale de Washington. Un lien de dépendance que confirme un document de l’EUCOM : « La transformation de l'EUCOM soutiendra la transformation de l'OTAN ». Cet amarrage de l’OTAN s’est concrétisé (à chaque fois sous commandement étatsunien) en Irak dans le cadre d’une coalition internationale, en Afghanistan, lors d’opérations en Méditerranée, dans le Golf d’Aden ou la Mer d’Oman, dans le cadre l’OTAN.
Le quatrième est le Commandement Centre (CENTCOM) qui couvre l’Égypte, la Péninsule arabique, la Syrie, le Liban, l’Irak, l’Iran, l’Afghanistan et jusqu’au Pakistan, auxquels il faut ajouter les ex-Républiques d’Asie centrale : Turkmenistan, Tadjikistan, Ouzbékistan, Kirghizistan et Kazakhstan. C’est le CENTCOM qui conduit les opérations en Irak comme en Afghanistan, en partenariat avec l’OTAN.
Cinquième commandement, le Commandement Pacifique (PACOM ). Le PACOM englobe l’Inde et sa périphérie, la Péninsule indochinoise, l’Indonésie, les Philippines, la Malaisie, la Chine, Taïwan, la Mongolie, les deux Corées, le Japon, l’Océanie, les îles du Pacifique. Sa zone maritime s’étend de la côte Ouest du continent américain à la côte est de l’Afrique et de l’Arctique à l’Antarctique. Le PACOM peut être considéré comme l’aire cruciale du dispositif en raison de l’espace qu’il couvre; 60% de la population mondiale y vit et c’est la zone où se côtoient les six armées les plus nombreuses en effectifs dans le monde : celles de la Chine, des Etats-Unis, de la Russie, de l’Inde, de la Corée du Nord et de la Corée du Sud.
Une sixième zone de commandement a été créée cette année pour l’Afrique et devrait être opérationnelle en 2008, l’AFRICOM qui couvre l’ensemble du continent, sauf l’Égypte. C’est là un signe évident que l’Afrique est devenue un enjeu stratégique propre, notamment en raison de deux nouvelles donnes, l’influence grandissante de l’Islam radical, comme une conséquence de la politique états-unienne de clash des civilisation dans le Proche et Moyen-Orient et la pénétration chinoise dans le continent africain. Cette sixième zone n’est pas distincte de l’enjeu eurasiatique, en témoigne le fait que le siège de son commandement ne se trouve pas en Afrique mais en Allemagne, à Stuttgart, au siège de l’EUCOM.
Selon le rapport du département de la défense des Etats-Unis « Base Structure Report » pour l’année 2007, le Pentagone dispose de 823 bases dans le monde, auxquelles il faut ajouter les bases secrètes, la puissance de frappe de la VIe flotte étatsunienne en Méditerranée, des IIIe et VIIe flottes dans les océans Indien et Pacifique et les bases de l’OTAN. Il n’est aucun domaine où les Etats-Unis ne dispose d’une suprématie plus grande que dans le domaine militaire, ces six aires de responsabilité géographique représentent un système global, coordonnant toutes les activités militaires et sécuritaires des Etats-Unis dans le but d’assurer l’hégémonie planétaire des Etats-Unis et d’imposer la domination du nouvel ordre social néo-libéral
Revenons à ce qui nous concerne directement l’Europe, continent où ce dispositif global est renforcé par la combinaison EUCOM/OTAN. C’est Bill Clinton qui en 1994, au sortir de la Guerre froide, a préconisé que la politique de défense de l’Union européenne soit « une Identité européenne de sécurité et de défense au sein de l'OTAN », proposition avalisée par les Chefs d’États européens lors du sommet de Madrid en 1997, inféodant ainsi les politiques de défense des États européens aux plans hégémoniques de la Maison Blanche.
L’OTAN devenue, de fait, partie du système de défense des Etats-Unis, la phase suivante fut, avec le « concept stratégique pour le XXIe siècle », adopté en 1999, sa transformation d’une organisation militaire régionale, euroatlantique, en une organisation militaire globale. Le sénateur Chuck Hagel a été très explicite à ce propos : « Il n'y a jamais eu, historiquement, de partenariat ou d'alliance mieux placée ou plus capable politiquement de mener le changement qui aboutira à l'avènement d'un monde meilleur et plus sûr que cette institution que nous appelons l'OTAN »2.
Pour bien comprendre la signification de cet arrimage, entendons Daniel Fried, Secrétaire d’Etat adjoint américain aux affaires européennes et eurasiennes qui a déclaré en avril 2007 : « Depuis la guerre froide et son rôle régional dans les années 1990, l’OTAN s’est transformée en une organisation transatlantique effectuant des missions globales, de portée globale avec des partenaires globaux. C’est en Afghanistan que cette transformation est la plus évidente… L’OTAN est en train de développer les capacités et les perspectives politiques nécessaires pour s’attaquer aux problèmes et aux éventualités qui surviennent dans le monde entier. » C’est dans cette logique et toujours sous commandement étatsunien que les armées européennes membres de l’OTAN participent à la politique de Washington menée par Georges Bush ou ses successeurs.
Ou ses successeurs ? En effet, si les néo-conservateurs au pouvoir sont un cas d’école d’une politique unilatéraliste, sans égard pour ses alliés et brutalement interventionniste, il ne faut pas sous-estimer les tendances lourdes de la politique états-unienne. Un changement de président aux Etats-Unis peut certes infléchir la politique et les rapports de Washington avec ses alliés ou le recours à sa puissance de frappe mais, qu’il s’agisse du parti démocrate ou du parti républicain, les deux grands partis s’inscrivent l’un comme l’autre dans une logique politique, économique et militaire à caractère hégémonique. Citons à nouveau Kristol et Kaplan, ils nomment dans l’un de leurs ouvrages, les quatre présidents des Etats-Unis qui, à leur yeux, ont bien servi, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale « la mission de l’Amérique ». Il s’agit pour ces deux idéologues néo-conservateurs, de Truman, Kennedy, Reagan et Bush junior. Deux d’entre eux sont républicains, les deux autres démocrates.
Le projet d’installation de batteries de missiles antibalistiques à Gorsko en Pologne et de radars antimissiles à Brdy en République Tchèque s’inscrit dans cette logique hégémonique qui ne peut être réalisée sans le contrôle de l’Eurasie. D’ailleurs ce projet de bases anti-missiles sur le continent européen a son pendant en Asie où le PACOM (commandement Pacifique) veut installer des bases anti-missiles en Extrême-Orient, au Japon, éventuellement en Corée du Sud. L’argument évoqué n’est pas ici l’Iran mais la Corée du Nord, l’objectif réel n’est pas la Russie mais la Chine.
L’installation de missiles en Europe centrale suscite les vives réactions que l’on sait de la Russie, Moscou menaçant de déployer des missiles à Kaliningrad et de suspendre sa participation au traité sur les forces conventionnelles en Europe3. Certains parlent de la paranoïa de Poutine, mais le projet d’installation de missiles antibalistiques s’accompagne de démonstrations de force permanentes. Ainsi en a-t-il été de la venue, début juillet, du destroyer lance-missiles USS Donald Cook dans le port d’Odessa, accueilli par les plus hauts responsables militaires d’Ukraine, d’Arménie, d’Azerbaïdjan, de Géorgie, de Grèce, de Lettonie, de Macédoine, de Moldavie, de Roumanie et de Turquie, pour participer à des manoeuvres de grande envergure avec l’OTAN, bien que la majorité de ces pays ne soient pas membres de l’Alliance Atlantique. Reconnaissons que cela justifie une réaction.
Si la Russie, comme la Chine, se sentent menacés par les visées eurasiatiques de Washington, leur attitude diffère dans la riposte aux plans de Washington. Cela se constate avec l'Organisation de coopération de Shanghai (dite aussi groupe de Shanghaï), créée en 2001 pour s’opposer aux projets américains de boucliers anti-missiles et aux interventions hors zone de l’OTAN. Comprenant initialement la Chine, la Russie, le Kazakstan, le Kirghistan, le Tadjikistan, ces pays ont été rejoints par l’Ouzbekisan. Depuis 2004 la Mongolie est devenue membre observateur du Groupe, suivie en 2005 par l’Iran, l’Inde et le Pakistan. Assemblage pour le moins hétérogène
Pour la Chine, Pékin l’a affirmé à plusieurs reprises, le Groupe de Shanghaï n’est pas une alliance militaire (comme l’OTAN) mais une organisation de coopération politique, économique et de sécurité, effectuant des manœuvres communes notamment pour lutter contre le terrorisme. Ainsi il y a eu, cet été, d’importantes manœuvres militaires en présence de Vladimir Poutine et Hu Jintao mais également de Mahmoud Ahmadinejab. Au sein du Groupe, la Russie paraît plus activiste, par exemple pour amener l’Inde à devenir membre à part entière (ce qui changerait la donne régionale et au-delà) ou, pour que la Turquie, bien que membre de l’OTAN, devienne observateur. La Russie joue là sur les crispations que suscitent les oppositions à l’entrée de la Turquie dans l’Europe en incitant Ankara à jouer son rôle de puissance régionale turcophone sur le continent asiatique, ce qui est une tentation permanente de la Turquie mais sans grand succès jusqu’ici. On comprend les enjeux, la Russie, empire blessé, ressent le besoin de recréer à ses frontières une zone tampon pour contrecarrer les visées hégémoniques des États-Unis, la Chine, partant du concept de l’Empire du milieu d’où s’étendent des cercles concentriques, inscrit sa stratégie dans un temps long.
On comprend qu’il n’y a rien de comparable entre le groupe de Shanghaï et l’OTAN, ni même avec ce que fut le Pacte de Varsovie. Les dépenses militaires des pays membres de l’OTAN sont 9 fois plus importantes que celles des pays du groupe de Shanghaï, cependant, les armées des pays membres du groupe de Shanghaï représentent plus de 3,5 millions hommes, la Chine et la Russie sont des puissances nucléaires et on ne peut être ignorer que les pays membres du Groupe couvrent 30% de la surface de l’Eurasie et représentent 23% de la population mondiale. Ceci rappelé pour souligner la gravité d’une menace que représente une déflagration dans cette zone du monde.
Il y a toutefois dans cette confrontation, un point de convergence entre la Chine, la Russie et les Etats-Unis, c’est la lutte contre le « terrorisme islamiste ». La guerre de Tchétchénie pour l’un, la question du Sinkiang pour l’autre, l’expliquent. Moscou comme Pékin sont favorables à la guerre menée par Washington contre l’intégrisme musulman, la Russie a même participé aux opérations de l’OTAN Active Endeavor en Méditerranée dans la « lutte contre le terrorisme ». Par ailleurs le coût de cette guerre est lourd pour les Etats-Unis et tout ce qui tend à affaiblir la position hégémonique des Etats-Unis ne va chagriner ni Moscou, ni Pékin.
La question de l’Eurasie apparaît bien la donne politique majeure du XXIe siècle et, selon les politiques suivies s’établiront des équilibres évolutifs à défaut desquels on basculera dans l’aventure militaire, au risque d’une guerre atomique. Aventure dans laquelle l’Europe serait inéluctablement entraînée puisque acteur dans le cadre de l’OTAN. Les objectifs fixés lors du dernier sommet de l’OTAN, à Riga en novembre 2006, le montrent et nous interpellent. Selon la Déclaration finale, l’OTAN « doit être capable de lancer et d’appuyer simultanément des opérations interarmées de grande envergure et des opérations de moindre ampleur, pour la défense collective et la réponse aux crises, sur son territoire et au-delà, à sa périphérie et à distance stratégique. » Ce projet envisage de pouvoir engager simultanément 300 000 hommes dans des opérations de grande ou moyenne envergure4. Pour comprendre la signification et l’importance de ce projet, rappelons que les forces étatsuniennes et internationales engagées aujourd’hui en Irak et en Afghanistan sont légèrement supérieures à 200 000 hommes.
Pour conclure, si aujourd’hui l’épicentre du conflit pour l‘hégémonie mondiale est le Moyen-Orient, du Liban à l’Afghanistan, l’enjeu majeur est l’Eurasie. Comme Européens, nous ne devons pas accepter d’être de simples pions sur le grand échiquier du Pentagone ni de toute autre puissance impérialiste potentielle, attendu qu’il n’y a pas de grandes puissances qui n’aient des visées impériales et rien ne laisse augurer que la raison guide les forces susceptibles de supplanter un affaiblissement de l’hégémonisme étatsunien. En effet, nous ne sommes déjà plus dans la phase post guerre froide où les Etats-Unis projetaient sans limites leurs vues hégémoniques sur le monde, Washington sort affaibli des aventures militaires de l’administration Bush. Pour les États-Unis, des révisions sont nécessaires, l’idéologie qui prévaut peut être un correctif aux ambitions ou au contraire un facteur amplifiant mais une logique de puissance impérialiste n’est pas rationnelle et un impérialisme affaibli n’est pas moins dangereux dans les initiatives qu’il peut prendre.
D’où l’importance de s’opposer à la stratégie du Pentagone et de son instrument, l’OTAN, de dénoncer l’installation, en application du concept bushien de guerre préventive, de bases de missiles anti-missiles en Europe et en Asie et de se battre pour un monde moins inégal, multilatéral, sans quoi ne peuvent être posés les fondements d’un autre ordre international, celui auquel nous aspirons.
1 Cette donnée géostratégique s’ajoutant à l’importance que revêtent l’Irak et l’Iran comme ressources et réserves énergétiques.
2 « Les États-Unis et l'OTAN unis dans la même finalité », juin 2004
3 Toutefois l’argument le plus fort de Moscou n’est pas militaire mais énergétique, la Russie pouvant fermer des vannes d’approvisionnement pétrolières et surtout gazières de l’Europe.
4 Il s’agit de pouvoir mener simultanément, 3 opérations de grande envergure avec 60 000 homme chacune et 6 opérations de moyenne envergure avec 30 000 hommes.