Diana Johnstone
18 février 2008
Counterpunch
Traduction et adaptation par Jean-Marie Flémal pour Investig'Action
Par le pouvoir des médias, le fait que les États-Unis se sont emparés sans vergogne d’un territoire d'importance stratégique qui ne leur appartient pas, pour y installer une base militaire gigantesque (Camp Bondsteel), a été transformé en une édifiante légende de « libération nationale ».
Pour les rares infortunés qui connaissent la vérité – compliquée – sur le Kosovo, ce sont les mots d'Aldous Huxley qui semblent convenir le mieux : « Tu connaîtras la vérité et la vérité te rendra fou. »
À propos du Kosovo, la vérité ressemble à des lettres écrites dans le sable au fur et à mesure que le tusnami de la propagande arrive en rugissant. La vérité est disponible – par exemple, dans l'article instructif de George Szamuely publié récemment ici, dans CounterPunch. Des fragments de la vérité apparaissent parfois dans les grands médias, surtout dans des lettres de lecteurs. Mais aussi dénuée d'espoir que soit toute tentative de s'y opposer, permettez-moi néanmoins d'examiner une seule goutte de cette irrésistible marée de propagande : une chronique signée Roger Cohen, intitulée « Un nouvel État en Europe » et publiée le jour de la Saint-Valentin dans l'International Herald Tribune.
L'édito de Cohen est assez typique de la façon cavalière dont on traite Milosevic, la Russie et les Serbes. Cohen écrit : « Slobodan Milosevic, le dictateur disparu, a mis en mouvement la marée nationaliste et meurtrière de la Serbie le 24 avril 1987, lorsqu'il s'est rendu au Kosovo pour déclarer que 'les ancêtres des Serbes seraient humiliés' si les Albanais ethniques obtenaient gain de cause. »
Je ne sais pas où Roger Cohen est allé pêcher cette citation, mais on ne peut la retrouver dans le discours que Milosevic prononça ce jour-là au Kosovo. Et il est certain que Milosevic ne se rendit pas au Kosovo pour y tenir de tels propos, mais bien pour consulter les officiels de la Ligue communiste locale de la ville de Kosovo Polje au sujet des graves problèmes économiques et sociaux qui touchaient la province. Outre la pauvreté chronique de la province, le chômage et la gestion déplorable des fonds de développement fournis par le reste de la Yougoslavie, le principal problème social consistait en l'exode permanent d'habitants serbes et monténégrins sous la pression des Albanais ethniques. À l'époque, il fut fait état de ce problème dans les principaux médias occidentaux.
Par exemple, aussi loin que le 12 juillet 1982, Marvine Howe écrivait dans le New York Times que des Serbes quittaient le Kosovo par dizaines de milliers en raison de discriminations et d'intimidations de la part des Albanais ethniques, qui étaient majoritaires :
« Les nationalistes [albanais] ont une plate-forme en deux points », affirme Beci Hoti, un secrétaire exécutif du parti communiste du Kosovo, « d'abord, établir ce qu'ils appellent une république albanaise ethniquement pure et, ensuite, fusionner avec l'Albanie afin de constituer une Albanie plus grande. »
Monsieur Hoti, un Albanais, exprimait des inquiétudes à propos des pressions politiques forçant des Serbes à quitter le Kosovo. « Ce qui importe aujourd'hui », disait-il, « c'est d'établir un climat de sécurité et de créer la confiance. »
Et, sept mois après la visite de Milosevic au Kosovo, David Binder rapportait à son tour dans le New York Times (1er novembre 1987) :
« Les Albanais ethniques au sein du gouvernement [du Kosovo] ont manipulé les fonds publics et les réglementations pour reprendre des terres appartenant à des Serbes. Des églises orthodoxes slaves ont été attaquées et des drapeaux ont été jetés par terre et déchirés. Des puits ont été empoisonnés, des récoltes incendiées. Des adolescents slaves ont été poignardés et certains jeunes Albanais ethniques ont été encouragés par leurs aînés à violer des jeunes filles serbes.
« Le but des nationalistes radicaux parmi ces Albanais ethniques, déclara l'un deux lors d'une interview, est 'une Albanie ethnique comprenant la Macédoine occidentale, le Monténégro méridional, une partie de la Serbie méridionale, le Kosovo et l'Albanie même'.
« Au fur et à mesure que les Slaves fuient les violences prolongées, le Kosovo se mue en ce que les nationalistes albanais ethniques réclament depuis des années et, avec une insistance particulière, depuis 1981 et l'émeute sanglante déclenchée par les Albanais ethniques à Pristina – une région albanaise 'ethniquement pure'. »
Ce fut en fait le premier exemple de « purification ethnique » dans la Yougoslavie d'après la Seconde Guerre mondiale. C'est en tant que telle que la chose fut présentée dans le New York Times et d'autres médias occidentaux et les victimes en furent les Serbes. Le culte du « souvenir » est devenu une religion contemporaine mais certains souvenirs sont plus égaux que d'autres. Dans les années 1990, il est évident que le New York Times oublia complètement ce qu'il avait dit du Kosovo dans les années 1980. Pourquoi ? Peut-être parce que, dans l'intervalle, le bloc soviétique s'était effondré et que l'unité de la Yougoslavie indépendante et non alignée ne correspondait plus aux intérêts stratégiques des États-Unis.
Revenons à la présence de Milosevic à Kosovo Polje, le 24 avril 1987. Un incident se produisit lorsque la police locale (sous le gouvernement de la Ligue communiste, dominée par les Albanais) attaqua des Serbes qui s'étaient rassemblés afin de protester contre l'absence de protection légale. La phrase spontanée de Milosevic devint célèbre : « Personne ne devrait plus vous battre ! » S'il s'agit là de « nationalisme extrême », il devrait peut-être y en avoir davantage.
Mais nulle part je ne retrouve la trace des propos prêtés à Milosevic par Cohen. Dans son discours aux délégués locaux du parti qui suivit – et qui est disponible au public – Milosevic fit allusion à cet « incident regrettable » et promit une enquête. Il poursuivit en insistant sur le fait que « nous ne devrions pas permettre que les malheurs des gens soient exploités par des nationalistes que toute personne honnête est censée combattre. Nous ne devons pas diviser les gens en Serbes et en Albanais mais nous devrions plutôt séparer, d'une part, les personnes décentes qui luttent pour la fraternité, l'unité et l'égalité ethnique et, d'autre part, les contre-révolutionnaires et les nationalistes ».
Je me tourne une fois de plus vers Aldous Huxley : « Les faits ne cessent d'exister parce qu'on les ignore. »
Mais Huxley dit également : « Grande est la vérité mais, d'un point de vue pratique, plus grand encore est le silence à propos de la vérité. Simplement par le fait de ne pas mentionner certains sujets (…), les propagandistes totalitaires ont influencé l'opinion bien plus efficacement qu'ils n'auraient pu le faire en recourant aux dénonciations les plus éloquentes. »
Le 12 février, à Genève, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a tenté de transmettre aux journalistes ses graves inquiétudes à propos de la façon dont les États-Unis traitaient le problème du Kosovo.
« Nous parlons ici de la subversion à l'encontre de tous les fondements et principes des lois internationales qui, en tant que piliers de l'existence de l'Europe, ont été obtenues et instaurées au prix d'énormes efforts et dans la douleur, le sacrifice et le sang », a dit le ministre russe.
« Personne ne peut proposer de plan précis ou d'action dans le cas d'une réaction en chaîne [celles des futures déclarations d'indépendance unilatérale]. Il s'avère qu'ils [les États-Unis et leurs alliés de l'Otan] ont l'intention d'agir d’une façon désinvolte dans une question d'une importance primordiale. C'est tout simplement inadmissible et irresponsable », a déclaré le diplomate russe. « Sincèrement, je ne parviens pas à comprendre les principes qui guident nos collègues américains, ni ces Européens qui ont adopté cette position », a-t-il encore ajouté.
Roger Cohen évacue de telles considérations en quelques mots : « L'ours russe va gronder. »
La Russie, ajoute-t-il, « va pousser les hauts cris. Mais elle a misé sur le mauvais cheval. » Il n'y a pas de questions graves, ici, pas de principes. Rien que des grondements et le jeu. « Milosevic a jeté les dés du nationalisme génocidaire et il a perdu », écrit Cohen.
Cette affirmation n'est pas seulement fausse, c’est une métaphore grotesque. Milosevic a tenté de supprimer un mouvement sécessionniste armé, soutenu en secret mais de façon efficace par l'Albanie voisine, les États-Unis et l'Allemagne, qui a délibérément provoqué la répression en assassinant et des Serbes et des Albanais fidèles au gouvernement. À l'instar des Américains dans pareilles circonstances, Milosevic s’est trop fié à la supériorité militaire en négligeant la finesse politique. Mais même le Tribunal pénal international de la Haye pour l'ancienne Yougoslavie, sponsorisé par l'Otan, a dû abandonner toutes les accusations de « génocide » contre Milosevic au Kosovo, pour la simple raison qu'il n'y a jamais eu l'ombre d'une preuve pour étayer ce genre d'accusations.
Milosevic n'est plus de ce monde et la Russie est très éloignée. Mais que dire des Serbes qui vivent toujours dans la partie historique de la Serbie appelée Kosovo ? Cohen se charge de ce problème en quelques mots : « Bon nombre des 120.000 Serbes au Kosovo peuvent plier bagages. »
Comme le faisait remarquer Aldous Huxley, « le but du propagandiste est de faire oublier à un groupe de personnes que certains autres groupes de personnes sont des êtres humains ».
Et, après cela, vous pouvez leur dire de plier bagages.
Un cas « unique »
La Russie a mis en garde contre le fait que l'indépendance du Kosovo allait créer un précédent dangereux en encourageant d'autres minorités ethniques à suivre l'exemple des Albanais et à réclamer la sécession et un État indépendant. Les États-Unis ont fait fi de ces inquiétudes en affirmant tout net que le Kosovo était un cas « unique ». Eh bien, oui, le Kosovo est un cas unique et c'est même le seul reconnu par les États-Unis, jusqu'au moment où le prochain « cas unique » se présentera. Lorsqu'on a mis au rebut les critères du droit international, on n'est plus confronté qu'à des « cas uniques », les uns après les autres.
Cette « unicité » mise en exergue par les États-Unis n'est rien d'autre qu'un montage de propagande. Elle repose sur la prétendue « unicité » de la répression par Milosevic du mouvement sécessionniste armé qui, en fait, n'avait absolument rien d'unique. Il s'agissait de la procédure à suivre habituelle tout au long de l'histoire et partout dans le monde, dans de telles circonstances. Déplorable, certes, mais pas unique. Elle fut même mineure si on la compare aux opérations de contre-insurrection interminables et bien plus sanglantes poursuivies en Colombie, au Sri Lanka et en Tchétchénie, sans parler de l'Irlande du Nord, de la Thaïlande ou des Philippines. Et, au contraire des opérations anti-insurrectionnelles en Iraq et en Afghanistan, qui tuent incomparablement plus de civils, elle a été menée par le gouvernement légal, démocratiquement élu du pays, et non par une puissance étrangère.
Ce caractère « unique » est une abstraction de propagande. Comme tout endroit du monde, le Kosovo est en effet unique. Mais pour des raisons qui n'ont rien à voir avec le prétexte avancé par les Américains pour s'en emparer et le transformer en un poste avancé de l'Empire.
Pour savoir ce qui rend un endroit unique, il faut s'y intéresser.
Je ne me suis plus rendue au Kosovo depuis la guerre de l'Otan, en 1999. En une occasion, en août 1997, j'ai parcouru la province à mes propres frais, dans une Skoda défaillante, juste pour voir. Parcourir le Kosovo en voiture était quelque peu risqué, en partie à cause du nombre de chiens morts qui encombraient les routes et, surtout, à cause de la sale habitude des conducteurs locaux qui consistait à dépasser les véhicules plus lents dans les côtes et dans les virages. Dans le nord du Kosovo, juste à la sortie de la ville de Zubin Potok, cette manie se solda par l'une de ses inévitables conséquences : une collision frontale – avec des blessés graves – qui bloqua l'autoroute à deux bandes durant des heures pendant que les ambulances et la police tentaient de remédier à la situation.
Dans l'impossibilité de poursuivre ma route vers Pristina, je retournai à Zubin Potok pour tuer le temps à la terrasse ombragée d'un restaurant du bord de route. J'étais la seule cliente et l'unique garçon, un grand et élégant jeune homme appelé Milomir, accepta avec plaisir mon invitation à s'asseoir et à bavarder pendant que je sirotais un verre après l'autre d'un délicieux jus de fraise.
Milomir était heureux de bavarder avec quelqu'un qui connaissait bien la ville française de Metz, qu'il avait visitée lorsqu'il était étudiant et dont il se souvenait non sans tendresse. Il aimait lire et voyager mais, en 1991, il s'était marié et avait désormais deux petites filles à élever. Les perspectives d'emploi étaient restreintes, même s'il était allé à l'université, de sorte qu'il n'avait d'autre choix que de rester à Zubin Potok. Quant à l'Europe, même s'il parvenait à obtenir un visa (ce qui était de toute façon impossible pour les Serbes), il ne parlait pas de langue plus occidentale que sa langue maternelle, le serbo-croate. Il avait étudié le russe (il aimait la littérature russe) et l'albanais comme seules langues étrangères. Il avait étudié l'albanais afin d'être en mesure de communiquer avec la majorité des habitants du Kosovo.
Mais cette communication était malaisée. Milomir était très partisan d'une société bilingue et estimait que tout le monde au Kosovo devait apprendre et le serbe et l'albanais, ce qui n'était pas le cas, malheureusement. La toute jeune génération des Albanais refusait d'apprendre le serbe, lui préférant l'anglais.
La ville de Zubin Potok était située à proximité du barrage construit sur la rivière Ibar, à la fin des années 1970, afin de créer de l'énergie hydraulique. Je venais de Novi Pazar et j'avais longé le lac artificiel créé par le barrage et long de 35 km, en cherchant en vain un endroit agréable pour m'arrêter. Il me semblait qu’il aurait dû y avoir des villages le long de l'Ibar, avant la construction du barrage, et je demandai à Milomir des informations à ce sujet. Oui, me dit-il, le lac artificiel avait inondé une vingtaine d'anciens villages dont la population était ethniquement mélangée, mais à majorité serbe. Les autorités communistes albanaises de Pristina avaient réinstallé les Serbes en dehors du Kosovo, autour de la ville de Kraljevo. Ils étaient environ dix mille.
Il s'agissait d'un petit exemple des mesures administratives prises pour réduire la population serbe durant la période d'avant Milosevic, lorsque les Albanais dirigeaient la province par le biais de la Ligue communiste locale.
Milomir ne se plaignait pas mais répondait tout simplement à mes questions. Il ne se rendait pas trop souvent (en prenant le bus, puisqu'il n'avait pas de voiture) dans la ville importante la plus proche, Mitrovica, par crainte de se faire tabasser par des Albanais. Cela faisait tout simplement partie de l'existence, à une époque où, selon les médias occidentaux, les Albanais du Kosovo étaient terrorisés par la répression serbe.
Alors que nous bavardions, un ami à lui se pointa et la conversation dévia sur la politique. Une campagne présidentielle était en cours. Les deux jeunes hommes voulurent savoir quel candidat j'estimais comme le meilleur pour la Serbie, aux yeux du monde. Milomir penchait pour Vuk Draskovic et son ami pour Vojislav Kostunica. Aucun n'aurait imaginé de voter pour Milosevic ou Seselj, le dirigeant nationaliste du Parti radical.
Zubin Potok aujourd'hui
Je n'ai aucune idée de ce que sont devenus Milomir, sa femme, ses deux filles ou encore son ami. Zubin Potok est la municipalité la plus à l'ouest du nord du Kosovo, à forte population serbe. Sur Internet, j'ai appris que la population de la municipalité de Zubin Potok (y compris les villages avoisinants) avait presque doublé depuis mon passage. Elle avoisine actuellement les 14.900 habitants, y compris les 3.000 Serbes déplacés internes (originaires d'autres régions du Kosovo, d'où la majorité albanaise les a chassés depuis l’arrivée de l’Otan), 220 réfugiés serbes provenant de Croatie et 800 Albanais. L'assemblée locale est dominée à une majorité écrasante par le Parti démocratique de Serbie, de Kostunica, mais elle comprend également deux représentants des Albanais du Kosovo.
Jusqu'à présent, les écoles, les hôpitaux et les autres services publics, de même que l'économie locale, ont continué à fonctionner grâce en grande partie aux subsides de Belgrade. La déclaration albanaise de l'indépendance du Kosovo va créer une crise en exigeant qu'il soit mis un terme à l'octroi vital de ces subsides, bien qu'un « Kosovo indépendant » soit incapable de les remplacer. De plus, des groupes de nationalistes albanais déclarent que Zubin Potok « est albanais » et qu'il doit être « libéré des Serbes ». On peut les voir sur You Tube, utilisant la statue de la Liberté comme symbole et menaçant les Serbes dans des musiques de rap en albanais.
L'Union européenne va intervenir pour apporter la loi et l'ordre. Mais l'« ordre » qu'elle prétend protéger est celui-là même que définissent les nationalistes albanais. Qu'est-ce que cela peut vouloir dire pour des gens comme Milomir et sa petite famille ?
Pour Roger Cohen, la réponse est facile : « Pliez bagages ! »
La Serbie, quoi qu'il en soit, héberge déjà le nombre le plus important de réfugiés en Europe, les victimes des « épurations ethniques » en Croatie et au Kosovo. Et les Serbes ne peuvent obtenir de visas ni de statuts de réfugiés en Europe occidentale. On les a étiquetés comme « mauvais sujets ». Seuls leurs ennemis peuvent être des « victimes ».
Avant et après
Avant la guerre et l'occupation par l'Otan, le Kosovo était pourtant une société multiethnique. L'accusation d'« apartheid » était tout simplement un élément de la propagande albanaise, puisque les dirigeants nationalistes albanais avaient choisi d'utiliser ce terme lourd de sens pour décrire leur propre boycott des Serbes et des institutions serbes. Toute action de la police contre un Albanais et pour quelque raison que ce fût, qu'il se fût agi d'une rébellion armée et d'un délit ordinaire, était décrite comme une « violation des droits de l'homme » par le réseau albanais des droits de l'homme, financé par le gouvernement des États-Unis.
C'était une situation extraordinaire : les gouvernements serbe et yougoslave permettaient à un « gouvernement du Kosovo », séparatiste et illégal, dirigé par Ibrahim Rugova, de tenir boutique dans le centre de Pristina et de recevoir régulièrement des journalistes étrangers pour les régaler de racontars sur la façon dont le Kosovo était opprimé par ces horribles Serbes.
Mais les lois étaient les mêmes pour tous les citoyens, il y avait des Albanais au sein du gouvernement local et dans la police et, s'il y avait des cas de brutalités policières (et dans quel pays n'y en a-t-il pas ?), les Albanais au moins n'avaient rien à craindre de leurs voisins serbes.
Même à cette époque, c'étaient les Serbes qui avaient peur des Albanais. Il fallait être hors du Kosovo pour croire sérieusement que c'étaient les Albanais qui vivaient sous la menace d'une « épuration ethnique » (encore moins d'un « génocide »). Un tel projet était tout simplement et manifestement hors de propos. C'étaient les Serbes qui avaient peur, qui parlaient d'envoyer leurs gosses dans des endroits sûrs, en admettant qu'ils en eussent les moyens, ou qui envisageaient courageusement de rester, « quoi qu'il advînt ».
Plus tard, en mars 1999, lorsque l'Otan se mit à bombarder le Kosovo, les Albanais fuirent par centaines de milliers et leur fuite temporaire du théâtre de la guerre fut présentée comme la justification des bombardements qui l'avaient provoquée. La presse ne se soucia pas le moins du monde de parler des Serbes et des autres qui avaient également fui les bombardements, à cette époque.
Au Kosovo, en 1987, et en particulier à Pristina et Pec, j'observai un comportement de groupe curieux que je ne me souviens d'avoir vu que dans les cours de récréation des écoles du Maryland de mon enfance. Une bande de gosses se rassemblent et, à l'aide de signes divers et d'un minimum de mots, font savoir à d'autres, de l'extérieur, qu'ils sont exclus et méprisés. J'ai vu des Albanais agir de la sorte avec des Serbes isolés, et spécialement avec des femmes âgées. Cette variété de brimade se pratiquait sans violence, en 1987, mais ce ne fut plus le cas dès l'occupation du territoire par l'Otan. Elle fut encouragée lorsque l'Otan scella officiellement son approbation de la haine des Albanais à l'égard des Serbes, et cette officialisation, ce furent précisément les bombes de l'Otan qui la fournirent au printemps 1999.
Bien sûr, il a dû y avoir des Serbes qui haïssaient les Albanais. Mais, dans mon expérience limitée et due au hasard, ce qui me frappa, ce fut l'absence de haine des Albanais chez les Serbes que je rencontrai. De la crainte, oui, mais pas de la haine. Et une bonne part de perplexité. Sœur Fotina, au monastère de Gracanica, avait une explication très chrétienne de la chose. Nous tentions d'aider les Albanais à s'occuper de leurs nombreux enfants, dit-elle, et pourtant ils se retournent contre nous. Ce doit être la manière dont Dieu nous punit pour nous être détournés du christianisme à l'époque du communisme, conclut-elle. Elle blâmait ses concitoyens serbes plutôt que les Albanais.
Le châtiment divin ne s'est pas limité aux chrétiens, toutefois. Dans le coin le plus méridional du Kosovo vit une ancienne population appelée les Gorani (« les montagnards »), qui se sont convertis à l'islam sous l'Empire ottoman, comme la plupart des Albanais, d'ailleurs. Mais leur langue est serbe et, pour les Albanais, c'est inacceptable. Les estimations varient mais on est d'accord pour dire qu'au moins deux tiers des Gorani ont fui depuis la « libération » du Kosovo par l'Otan. Les pressions et les intimidations ont revêtu des formes diverses. Des Albanais se sont installés dans les maisons temporairement vacantes de Gorani qui se sont rendus en Autriche et en Allemagne afin de gagner l'argent qui assurerait leur retraite. Les autorités albanaises, protégées par l'Otan, ont inventé des moyens de priver les enfants gorani d'un enseignement en langue serbe. Dans la principale ville gorani de Dragash, une bande d'Albanais a attaqué le centre de soins de santé et a obligé les travailleurs médicaux à s'enfuir. Puis, le 5 janvier dernier, une puissante explosion a détruit la banque de Dragash. C'était la dernière banque serbe encore autorisée à opérer dans le sud du Kosovo et elle servait surtout à transférer les pensions permettant aux Gorani de l'endroit de survivre.
Comme d'habitude, le crime est demeuré impuni.
En novembre dernier, David Binder, qui écrivait sur la Yougoslavie pour le New York Times, avant de se faire éjecter parce qu'il en savait trop, a fait un article1 sur une longue enquête commanditée par la Bundeswehr (armée) allemande sur les conditions au Kosovo. L'existence de ce rapport prouve que, tout en prétendant publiquement que le Kosovo est « prêt pour l'indépendance », les gouvernements occidentaux savent très bien que ce n'est pas le cas. Entre autres choses, Binder écrit:
« Les auteurs officiels, Mathias Jopp et Sammi Sandawi, ont passé six mois à interviewer 70 experts et à piocher la littérature actuellement disponible sur le Kosovo pour préparer leur étude. Selon leur analyse, les troubles politiques et les combats de guérilla des années 1990 ont débouché sur des changements fondamentaux qu'ils appellent un 'revirement dans les structures sociales des Albanais du Kosovo'. Il en est sorti une 'société de guerre civile dans lequelle les gens enclins à la violence, sans grande éducation et aisément influençables, ont pu faire d'énormes bonds sociaux au sein d'une soldatesque rapidement mise sur pied. »
« C'est une société mafieuse » reposant sur « la mainmise sur l'État » par des éléments criminels.
Selon la définition des auteurs, le crime organisé au Kosovo « consiste en des organisations bâties à coups de paquets de millions d'euros et dotées d'une expérience de la guérilla et d'un savoir-faire sur le plan de l'espionnage ». Ils citent un rapport des services de renseignements allemands faisant état des « liens très étroits entre les décideurs politiques de pointe et la classe criminelle dirigeante » et ils citent Ramush Haradinaj, Hashim Thaci et Xhavit Haliti en tant que dirigeants compromis « protégés sur le plan interne par l'immunité parlementaire et à l'étranger par les législations internationales ».
Ils citent non sans mépris le chef de l'UNMIK de 2004 à 2006, Søren Jessen-Petersen, parlant de Haradinaj comme d'un « ami proche et personnel ». L'étude critique sévèrement les États-Unis parce qu'ils « encouragent l'évasion de criminels » au Kosovo et qu'ils « empêchent les enquêteurs européens de travailler ».
Elle fait également état des « centres de détention secrets de la CIA » à Camp Bondsteel et dénonce l'entraînement militaire à l'américaine que Dyncorp fait subir à la police (albanaise) du Kosovo, avec l'autorisation du Pentagone.
Dans une note annexe, elle cite un officiel non identifié qui aurait dit du chef adjoint (américain) de l'UNMIK : « La tâche principale de Steve Schook consiste à se soûler une fois par semaine avec Ramusj Haradinaj. »
Qui s'en va et qui reste
Schook a été viré par l'UNMIK, la mission des Nations unies, dont les tâches vont toutefois être reprises arbitrairement par l'Union européenne. La « mission » de l'UE consiste en une sorte de gouvernement colonial qui, en compagnie de l'Otan, prévoit de gouverner un territoire albanais en fait ingouvernable. Toutefois, des mouvements de patriotes albanais armés préparent déjà leur prochaine « guerre de libération » contre les Européens.
Ainsi, après les Serbes, les Rom, les Gorani, les Européens vont-ils être obligés, eux aussi, de « plier bagages » ? Seuls les Américains semblent sûrs de rester. Confortement installés dans leur gigantesque « Camp Bondsteel », ils contrôlent les routes stratégiques de la Serbie à la Grèce et, incidemment, proposent à la masse des Albanais sans travail du Kosovo des opportunités d'emploi, notamment, des tâches subalternes et dangereuses au service des forces américaines en Irak ou en Afghanistan.
La réalité de cette mainmise éhontée sur un territoire est à la portée de tout le monde. J'ai écrit sur le sujet, Binder l'a fait, Szamuely l'a fait et bien des Allemands l'ont fait également. Les Russes, les Grecs, les Roumains, les Slovaques et bien d'autres savent aussi de quoi il retourne. Mais, dans ce meilleur des mondes tel qu'il est proposé par le nouvel ordre mondial, cette réalité n'existe pas. Les gens ne savent pas.
Je laisse le dernier mot à Aldous Huxley :
« Très souvent, il est possible de venir à bout de l'ignorance. Nous ne savons pas, parce que nous ne voulons pas savoir. »
Diana Johnstone est l'auteur de La croisade des fous : la Yougoslavie, première guerre de la mondialisation, Le Temps des Cerises.
1 On peut lire le compte rendu de Binder sur balkanalysis.com