Jürgen Rose
13 avril 2009
Traduit par Michèle Mialane. Édité par Fausto Giudice
Le 29 avril dernier un soldat de la Bundeswehr a été tué au combat en Afghanistan. Après avoir qualifié l’attaque qui visait ce soldat et plusieurs autres de « lâche et sournoise », le ministre allemand des Affaires étrangères, Steinmeier s’est empressé d’ajouter : « Naturellement, ce genre de lâches embuscades ne met pas en question notre engagement en Afghanistan et au service de ce pays. »
Voilà le langage que tient le gouvernement fédéral. On peut aussi avoir une autre approche. Il est de plus en plus net que des soldats allemands sont eux aussi sacrifiés à une politique douteuse de conquête et d’occupation. La majorité des Afghans souhaitent le départ des troupes étrangères. Ces troupes sont perçues comme celles de puissances d’occupation étrangères – et de fait c’est bien le cas.
Et le Pakistan, pays voisin, est peu à peu délibérément entraîné dans cette guerre par ces mêmes puissances.
Il n’y a rien de « naturel » à vouloir dominer et contrôler un pays étranger par l’entremise de troupes et cette intervention n’est pas « au service » de l’Afghanistan, sinon la proportion d’Afghans qui y sont opposés ne serait pas en constante progression.
On peut aussi se demander qui, en l’occurrence, est « lâche et sournois ». Peut-être plutôt les puissance occupantes , qui font bombarder d’une hauteur où leurs avions sont inaccessibles des villages avec les hommes, femmes et enfants qui y vivent, ne leur laissant aucune chance de se défendre ni même de se mettre à l’abri.
Peut-être la déclaration de Steinmeier vise-t-elle à inciter la résistance afghane - qui , à ce qu’on sait, ne dispose pas d’armes lourdes - à engager une « bataille à découvert » contre les blindés et bombardiers des puissances occupantes. Comme dans la Première guerre mondiale, où les mitrailleuses fauchèrent par milliers une cavalerie désuète. Voilà qui ne serait plus ni « lâche », ni « sournois » aux yeux du ministre allemand (social-démocrate !) . Quoi qu’il en soit : il est à nouveau temps de faire un tri dans les idées, de clarifier les choses et d’en tirer les conséquences. Dans cette optique, le discours de Jürgen Rose à l’occasion de la « Marche de Pâques » 2009 offre une magnifique contribution.
Vous tous qui êtes là, hommes et femmes épris de paix !
Je suis heureux de vous voir si nombreux ici aujourd’hui pour manifester en faveur de la paix dans le monde. Comme il convient, je crois, à de véritables démocrates, nous protestons librement et ouvertement contre la honte que représente pour l’Allemagne le fait qu’une fois de plus, une guerre parte de son territoire, alors que l’Allemagne réunifiée avait fait à tous les peuples de la terre le serment solennel de ne plus jamais employer ses armes que pour sa défense. Traiter aussi cavalièrement les engagements internationaux ne montre que trop à quel point les prétendues élites de ce pays ont perdu tout sens du droit et de la légalité et abdiqué toute morale et toute dignité. Un signe et non des moindres de la tragédie que vit de nos jours la démocratie.
Plusieurs d’entre vous ne manqueront pas de se demander quelle contribution un soldat peut avoir à apporter à une marche de Pâques pour la paix ; les soldats sont d’ordinaire perçus comme des exécutants des guerres et en dernière instance le terme soldat signifie tout simplement quelqu’un qui doit obéir sans trop réfléchir. De plus : un citoyen qui normalement porte l’uniforme a-t-il le droit de s’exprimer publiquement ? Oui, si ce citoyen a ôté son uniforme, montrant ainsi qu’il ne représente que lui-même et son opinions personnelle et privée, comme je le fais en ce moment.
Chez un officier, conscience et discipline ne sont pas tout à fait compatibles
En dépit de leur droit absolu à la liberté d’expression les soldats qui font preuve de courage au meilleur sens du terme en prenant position contre des abus dans l’armée et la politique de sécurité doivent s’attendre à de lourdes sanctions et à des ennuis personnels assez graves. Je voudrais évoquer à ce sujet le cas particulièrement douloureux d’un de mes camarades. Non, pas celui du major Pfaff, qui s’était refusé à soutenir les violations du droit international imputables aux Anglo-américains contre l’Irak et ses habitants et qui en avait récolté une dégradation. Il a pourtant été réhabilité par le tribunal administratif de Leipzig. Et cependant la Bundeswehr se refuse toujours à le faire passer au grade de lieutenant, comme tous les officiers de sa promotion, parce que conscience et discipline ne sont pas toujours compatibles pour un officier. Lorsque deux instances successives de la justice bavaroise eurent prononcé la nullité de cette incroyable explication, ne croyez pas que le Ministère de la défense se soit incliné. Non, maintenant on reproche à Florian Pfaff « un caractère très difficile », parce qu’il a publié un livre, « Totschlag im Amt » (Meurtre sur commande), où il dénonce la politique belliciste menée par le gouvernement fédéral, en violation du droit international et de la Constitution allemande.
Et si l’on agit ainsi, à l’heure actuelle, on n’a tout simplement pas un profil de haut gradé dans les forces armées allemandes.
L’ISAF combat consciemment certaines populations civiles
Mais ce n’est pas de Florian Pfaff que je voulais parler, mais d’un de mes camarades à peu près inconnu qui a occupé de juillet 2006 à août 2008 la charge –au titre pompeux de « conseiller militaire et politique du gouvernement fédéral », donc d’attaché militaire, à Kaboul. Il s’agit du lieutenant Jürgen Heiducoff. Au printemps 2007 il avait adressé au ministre des Affaires étrangère un courrier interne où il critiquait violemment l’évolution désastreuse du conflit afghan. Selon Heiducoff, il serait « insupportable que nos troupes et l’ISAF se soient mises à combattre consciemment certaines populations civiles afghanes, détruisant ainsi les germes de la société civile qu’on espérait voir naître. Des bombardiers et hélicoptères de combats occidentaux répandent l’effroi dans la population civile. Aux yeux des Pachtounes il ne peut s’agir que de terrorisme. » Plus loin il écrivait : « Cette violence armée disproportionnée est en train de nous faire perdre la confiance du peuple afghan. » De notoriété publique nous aurions affaire « à une violation du droit de la guerre ».
Le courrier mettait en garde contre une extension rampante du mandat de l’ISAF, contraire au droit international : « Les militaires risquent de s’autonomiser, et de perdre tout lien avec les termes politiques et juridiques de leur mandat. » Le conseiller militaire et politique critiquait également vivement la politique de communication des dirigeants de l’ISAF. Selon Heiducoff, « on embellirait de façon inadmissible la situation militaire » aux yeux des politiciens et parlementaires et « même des généraux allemands atténueraient ou dissimuleraient leurs propres problèmes ». Alors que « les demandes récurrentes de renforcement des troupes, la croissance des coûts de l’engagement militaire, du nombre des pertes militaires et des victimes civiles tiendraient un langage » révélant « l’inadaptation de la solution militaire aux problèmes intérieurs et extérieurs de l’Afghanistan et son échec inévitable »
Voilà ce qu’a dit mon camarade Jürgen Heiducoff. Vous pouvez peut-être imaginer l’effet qu’a eu ce courrier : Heiducoff a été sanctionné par un renvoi au pays, « rapatrié » dans le langage officiel. La raison ? En disant la vérité il avait ébranlé durablement la confiance de ses supérieurs.
Un bilan peu convaincant de l’engagement militaire de l’OTAN dans l’Hindoukouch
Au vu de tout cela, son successeur y réfléchira sûrement à deux fois avant d’oser s’exprimer sur la guerre dans l’Hindoukouch de façon ouverte et honnête, comme il convient à un citoyen d’un État démocratique et portant un uniforme,. Et pourtant rien ne montre mieux la pertinence de l’analyse de Heiducoff que la dégradation constante de la sécurité en Afghanistan, en dépit de la « guerre contre le terrorisme » que l’OTAN y mène, parfois de manière disproportionnée et sans égard pour les victimes civiles. C’est ainsi qu’à la Conférence UNAMA [Mission d'assistance des Nations unies en Afghanistan] les Nations Unies ont tiré un bilan peu convaincant de l’engagement militaire de l’OTAN en Hindoukouch. Cette conférence avait siégé à Paris en juin 2008 pour statuer sur la mise en œuvre de l’Afghanistan Compact, une décision prise à Londres. On y lit exactement : « La sécurité s’est notablement dégradée depuis le début de l’année 2006, notamment au Sud et à l’Est du pays ; quelques districts sont toujours inaccessibles aux fonctionnaires et humanitaires afghans. Environ 6% des écoles ont été incendiées ou fermées, ce qui empêche la scolarisation d’environ 20 000 enfants (220 élèves ou enseignants ont été tués par fait de guerre). L’application de certains programmes, par exemple le "Programme de Solidarité Nationale" (NSP ), a dû l’an dernier être provisoirement interrompue dans plus de mille localités. L’insécurité augmente fortement le coût des interventions humanitaires et nombre de projets qui avaient obtenu des subventions ne peuvent être mis en œuvre ou du moins sont victimes de retards importants. »
Concrètement, les incidents liés à l’insécurité ont fait plus que doubler entre 2005 et 2006 et leur nombre a continué à croître en 2007, puis en 2008 (34% encore). Désormais les forces de maintien de la paix, l’ISAF, comptabilisent à elles seules plus de 250 « incidents » par semaine, soit plus de 12 000 par an : attentats à l’explosif, tirs de roquettes et accrochages avec la résistance afghane, et rien ne permet d’en prévoir la fin. En particulier le nombre d’attentats-suicides, un phénomène encore inconnu en Afghanistan il y a peu, est en hausse.
La résistance afghane est le fait d’acteurs très divers, non seulement des légendaires (et démonisés) talibans. On aurait compté en 2006, selon les estimations de l’ONU, entre 1200 et 2200 « groupes armés illégaux » (IAG) regroupant au total 120 000 à 200 000 hommes et disposant de plus de 3,5 millions d’armes légères. Et selon celles du Groupe d’experts internationaux (International Council on Security and Development), ces groupes contrôlent désormais 72% du territoire afghan et sont présents dans 21% du reste. Le nombre d’attaques aériennes menées par l’OTAN renseigne parfaitement sur l’intensité de la guerre entre la guérilla afghane et les troupes d’occupation occidentales : entre 2006 et 2007 il est passé à de 1764 à 2764, soit 2,5 fois plus (!) qu’en Irak dans le même temps. Actuellement les avions de combat de l’OTAN livrent 70 à 80 attaques par jour.
Violences excessives contre des civils innocents
En dépit de ces frappes massives la guérilla cause de plus en plus de pertes parmi les troupes d’occupation étrangères dans l’Hindoukouch. En septembre 2008 leur nombre s’est élevé à 950. Un porte-parole de l’OTAN commentait : « Les trois mois de l’été 2008 ont été les pires depuis 2001 ». Mais le nombre des soldats tués n’est pas le seul à atteindre des sommets ; celui des civils tués en fait autant, et les soldats usaméricains sont les premiers à se distinguer par des violences excessives contre des civils innocents. Le nombre total des victimes de guerre afghanes dans l’Hindoukouch en arrive peut-être à 50 000. Mais c’est une information que ni l’OTAN ni le gouvernement allemand ne fournissent au grand public, officiellement parce qu’on ne veut pas se livrer à un body count (« décompte des cadavres »).
C’est ainsi que le gouvernement fédéral à répondu à une question posée au Bundestag le 19 juillet 2008 : « Les détails des opérations menées par l’ISAF sont soumis au secret militaire. Le gouvernement fédéral ne dispose pas sur le nombre des victimes civiles en Afghanistan de renseignements valables. »
Le secrétaire général adjoint de l’ONU aux affaires humanitaires, John Holmes, s’est toutefois exprimé plus clairement le 9 juillet 2008 lors d’une session du Conseil de sécurité de l’ONU où il a déclaré : « Le conflit pèse de plus en plus lourd sur la population civile. Depuis que les opérations de combat se sont intensifiées le nombre des victimes du conflit (combattants compris) a augmenté. » Holmes a particulièrement souligné le nombre élevé d’enfants tués ou blessés au cours des opérations ainsi que le grand nombre d’attaques contre des écoles. Selon les données de l’ONU au moins 2118 civils ont été tués en 2008, soit 40% de plus que l’année précédente. La moitié a été victime des troupes internationales ou de leurs alliés afghans. Les morts de civils innocents sont à imputer principalement aux frappes aériennes disproportionnées ou à des bombardements terrestres massifs.
Le 3 juillet 2008 par exemple, une frappe aérienne dans la province de Bamiyan a causé la mort de 22 civils, en blessant 8 autres. Deux jours plus tard trois civils ont péri dans une attaque aérienne de l’OTAN sur la province de Ghazni. Le 6 juillet 2008, des avions de combat de l’OTAN ont par erreur pris pour cible une noce au village de Ka Chona, dans la province de Nangarhar. 47 civils ont péri, dont 39 femmes et enfants. Après une attaque aérienne de l’OTAN contre le village afghan d’Assiss Abad, dans la province d’Heéat, le 21 août dernier, où selon le délégué de l’ONU Kai Eide et le Président Hamid Karzaï, « 89 civils innocents, principalement des femmes et des enfants » avaient péri, le député au Bundestag Hans-Christian Ströbele a été amené à demander par écrit au gouvernement fédéral si « d’après tous ses informateurs (il pouvait) exclure que des renseignements fournis par des Tornados de la Bundeswehr (…) aient été utilisés pour des frappes aériennes US. »
Des soldats de la Bundeswehr ont tué un berger désarmé
Ströbele exigeait en outre du gouvernement qu’il dise clairement dans quelle mesure il était exact que « selon le chef de la police de la province de Badakhchan, des soldats de la Bundeswehr en Afghanistan auraient tué près de Faisabad un berger désarmé qui gardait son troupeau et des formateurs allemands de la police afghane ont abattu à travers les vitres de leur voiture, le 28/08/08 près de Kunduz, une femme et deux enfants à un poste de contrôle, en violation des règles d’intervention qui n’autorisent à tirer que les soldats afghans aux postes de contrôle, et en tout état de cause uniquement dans les pneus lorsqu’il s’agit de fuyards. » Walter Kolbow, expert du SPD en matière de défense, estime lui aussi dramatiques les conséquences de l’incident au point de contrôle. Selon ses propres mots : « Maintenant nous aussi faisons figure de criminels »
Si la sécurité ne fait que se dégrader nettement en dépit de l’énorme effort militaire consenti depuis 2006, la situation humanitaire de larges pans de la population afghane ne s’est guère améliorée non plus, surtout dans les zones de combat au Sud et à l’Est du pays. On y constate de l’insécurité alimentaire, une malnutrition chronique, voire parfois des famines, un accès insuffisant à l’eau potable de qualité et un besoin urgent de soins médicaux. « Cinq bonnes années après le début de l’intervention US, l’Afghanistan est toujours l’un des pays les plus pauvres du monde ; d’innombrables personnes y mènent une existence d’esclaves sous la coupe de seigneurs de la guerre ou de féodaux. » Selon les normes de l’ONU, l’Afghanistan est encore descendu au cours de ces dernières années dans la liste des statistiques de pauvreté, passant de la 173e place en 2004 à la 174e en 2007. Le revenu par tête atteint tout juste 355 dollars US par an, et plus de 43% de la population vit sous le seuil de pauvreté.
Le premier exportateur mondial d’opium brut sous protection de l’OTAN
La proportion d’analphabètes -80%- est proprement catastrophique. Quant à la situation des femmes, elle ne s’est pas vraiment améliorée. 70 à 80% des femmes sont mariées de force, leur espérance de vie moyenne est de 44 ans, leur nombre moyen d’enfants est de 6,6 et la mortalité maternelle de 7%, et en outre la « mort par le feu », un suicide auquel recourent des épouses ne supportant plus leur très dure condition d’esclaves conjugales, constitue un effroyable problème. De plus l’intégration de réfugiés renvoyés de force de l’Iran et du Pakistan voisins, et particulièrement tributaires de l’aide humanitaire, pose des problèmes considérables. Parallèlement l’Afghanistan est devenu, sous la protection de l’OTAN, le premier exportateur mondial d’opium brut et d’héroïne, et la corruption est devenue un phénomène endémique : « Une classe supérieure parasitaire encaisse les milliards de l’aide occidentale pour se bâtir des palis somptueux, on parle de "narcotecture" afghane ».
Le financement de la mission impossible dans l’Hindoukouch apparaît totalement aberrant. Les USA ont dépensé à eux seuls, depuis la chute du régime des Talibans en 2002, plus de 127 milliards de dollars pour la guerre en Afghanistan ; en ce moment le Pentagone y injecte chaque jour 100 millions de dollars environ. En face, l’ensemble des pays donateurs verse chaque jour seulement 7 millions de dollars environ pour la reconstruction. Résultat de cette grotesque disproportion : les Talibans sont plus forts et plus sûrs de l’emporter que jamais. En ce qui concerne la RFA, l’engagement en Afghanistan coûtera, après le nouveau renforcement des troupes décidé à l’automne dernier, 688,1 millions d’euros pour la seule période en cours, soit 14 mois. En face, le Ministère des Affaires étrangères a déboursé depuis 2001 moins de 100 millions d’euros d’aide humanitaire. Le total des investissements prévus pour la période 2002 – 2010 s’élève à 1,1 milliard d’euros environ, ce qui ne représente même pas le coût de deux ans d’engagement militaire pour la Bundeswehr. Pour les années 2008 à 2010 les dépenses prévues excèdent les 420 millions d’euros.
Le gouvernement annonce fièrement qu’il va faire passer à 170 millions d’euros les fonds pour le développement de l’Afghanistan, mais cela ne représente qu’un quart environ des coûts de l’engagement militaire. Face à cette maigre performance en matière de reconstruction d’une part et au nombre exorbitant de victimes civiles de l’autre, on ne doit guère s’étonner que la population afghane perçoive de plus en plus les troupes étrangères présentes sur son sol comme des occupants, et de fait, si l’on considère les intérêts géostratégiques de la puissance dirigeante de l’OTAN, les USA, c’est bien ce qu’elles sont.
Le succès de l’OTAN en Afghanistan présente un intérêt stratégique pour l’Allemagne
Néanmoins , surtout d’un point de vue allemand, rien ne permet de déceler une stratégie politique et militaire permettant d’espérer un quelconque succès pour l’aventure dans l’Hindoukouch. Lothar Rühl, expert en politique de sécurité et atlantiste déclaré, a tenté à l’été 2007 de définir les intérêts stratégiques de l’Allemagne dans l’Hindoukouch. Selon lui :
Premièrement, depuis 1949, « la raison d’État place les intérêts nationaux de la RFA dans la sphère euro-atlantique ».Une rupture avec les USA et l’OTAN serait en contradiction avec cette raison d’État. Et l’extension de l’engagement en Afghanistan « constitue aussi une compensation politique pour notre absence en Irak. »
Deuxièmement, l’engagement en Afghanistan doit fournir la preuve de la crédibilité et de la solidité de la diplomatie allemande.
Troisièmement, « l’Allemagne souhaite revenir sur le devant de la scène internationale et cela (…) inclut l’engagement militaire. »
Quatrièmement, « des capacités maritimes et la présence d’une flotte rapide en Méditerranée, dans la Mer d’Oman, le golfe Arabo-persique et l’océan Indien sont primordiales pour garantir la fluidité du commerce international et sécuriser l’approvisionnement énergétique, ce que les États de l’EU ne sont pas capables d’établir et de maintenir dans la durée à eux tout seuls. La sécurité maritime suppose la participation des USA et des forces armées maritimes US dans le cadre de l’OTAN. Ces forces sont irremplaçables pour les Allemands. Et donc le succès de l’OTAN en Afghanistan et le maintien de l’alliance présentent un intérêt stratégique pour l’Allemagne (…) »
Cinquièmement et pour finir, la situation en Afghanistan s’est à ce point détériorée depuis le début de l’intervention que « l’OTAN ne peut pas simplement tirer un trait et déguerpir, car elle laisserait une catastrophe derrière elle. ». C’est pourquoi il faut « plus de troupes terrestres afin de renforcer notre présence et notre engagement ».
Les soldats allemands meurent au nom de notre alliance avec les USA
Lorsqu’on en arrive là une conclusion s’impose : la mission dans l’Hindoukouch est devenue la pierre de touche de l’alliance nord-atlantique, la « raison d’alliance » [ comme on dit « raison d’État », NdR] supplée à l’absence de politique de sécurité intelligente. Les soldats allemands meurent au nom de notre alliance avec les USA, du maintien de l’OTAN et du poids politique de l’Allemagne sur la scène internationale. Cette conclusion, déjà affligeante en elle-même, devient scandaleuse si l’on prend en compte les dessous géostratégiques et géoéconomiques dans l’Hindoukouch. Là nul besoin de spéculations hasardeuses, ils sont très clairs. Zbigniew Brzezinski en personne, l’ex-conseiller national pour la politique de sécurité aux USA, a déclaré sans ambages qu’il y va de l’hégémonie mondiale des USA, ni plus ni moins. Or cette hégémonie exige de dominer l’Eurasie, ou, selon les termes de Brzezinski, « l’échiquier eurasiatique ». Les intérêts géostratégiques des USA comportent l’encerclement de l’Iran , « État voyou », le contrôle et la mise sous influence des républiques d’Asie centrale, « les Balkans eurasiens », l’isolement de la Russie et la contention de la super puissance montante, la Chine. D’un point de vue géoéconomique l’accès aux ressources énergétiques et aux matières premières eurasiennes ainsi que le contrôle de leurs voies de transport est indispensable à « l’Empire ». En ce sens les USA ont besoin de la guerre en Afghanistan, élément constitutif, selon Brzezinski , des « Balkans eurasiens », parce que cette guerre est la seule à pouvoir justifier le stationnement de troupes usaméricaines dans cette région, qui, dit textuellement Brzezinski, est la porte du « front d’Asie centrale ».
Sous Obama, un Bush qui sommeille
Dans cette optique, les USA pratiquent une politique de duplicité, qui consiste à attiser secrètement la guerre dans l’Hindoukouch, pour pouvoir ensuite l’intensifier ouvertement. Concrètement, les services secrets managent le terrorisme, comme l’écrit Christoph R. Hörstel, expert de l’Afghanistan : « Non seulement la CIA sait parfaitement que les services secrets pakistanais (ISI) soutiennent les Talibans, mais elle les y encourage. C’est du reste ce que croient les Afghans : les USA soutiennent leurs ennemis, pour pouvoir rester. » C’est la réalité glacée de ces calculs géostratégiques et économiques qui détermine le déroulement du conflit afghan, et non le conte que l’on nous fait de la reconstruction et du développement et de leurs philanthropiques motivations. Et fatalement ce sont les USA qui décident au sein de l’Alliance atlantique et donc fixent ce que doit faire l’ISAF, et non leurs dociles « vassaux européens tenus de payer tribut », comme aime à dire Brzezinski. Or c’est ce même Zbigniew Brzezinski qui est désormais le conseiller chargé des Affaires étrangères et de la Sécurité de Barack Hussein Obama, le messie médiatique. Faut-il donc s’étonner si le nouveau Président des USA veut envoyer en Afghanistan plus de 20 000 soldats supplémentaires ? et déclare publiquement vouloir encore intensifier la guerre dévastatrice qui se déroule dans l’Hindoukouch et l’étendre au Pakistan voisin, un pays de 170 millions d’habitants ?
Car c’est là que réside la véritable nouveauté de la nouvelle stratégie afghane, si médiatiquement annoncée par Obama et l’OTAN. Au lieu de stopper enfin le carnage qui ensanglante l’Afghanistan depuis huit ans déjà, on va entamer une nouvelle guerre, avec le Pakistan. Les conséquences de cette folie – la déstabilisation d’un pays déjà politiquement fragile et de surcroît détenteur de l’arme nucléaire – semblent incalculables. Mais pour le Président Obama cette guerre est « la bonne », elle est « juste », et il faut la gagner. Il est instructif de lire dans la Zeit, l’hebdomadaire hambourgeois jusqu’ici nullement suspect d’antiaméricanisme, le commentaire suivant : « Der Bush in Obama » (Sous Obama, un Bush qui sommeille).
De plus en plus la lutte antiterroriste en Afghanistan prend les traits d’un conflit colonial classique dirigé contre le combat du peuple pachtoune pour sa libération. Les procédés barbares de l’armée US et des unités combattantes des services secrets constituent un terreau particulièrement favorable aux adversaires de demain: « Quand la seule chance offerte aux hommes, dans un village, c’est de se battre, ils font ce qu’ils ont fait depuis des siècles : ils se battent. Et c’est ainsi que la guerre renaît sans cesse ». On ignore, en agissant ainsi, cette constatation d’un cynique entre les cyniques, Henry Kissinger, après le désastre vietnamien: « Pour une armée, ne pas gagner, c’est perdre, pour une guérilla, ne pas perdre, c’est gagner. » Cela témoigne avec acuité de la stupidité sans fond du slogan officiel du gouvernement, « dans l’Hindoukouch, nos troupes défendent l’Allemagne. »
Abandonner un combat perdu contre une guérilla serait s’en prendre à un tabou
Les contradictions entre l’agenda officiel et l’agenda secret deviennent sans cesse plus évidentes. Mais si les politiques continuent à se mentir à eux-mêmes et à leurs électeurs, les militaires sont plus clairs sous ce rapport. Par exemple, un inspecteur aux armées en exercice, Hans-Otto Budde, reconnaissait : « Même si un jour nous pouvons dire que les combats en Afghanistan ou ailleurs, sont terminés, la lutte antiterroriste durera éternellement.(…) Nous sommes assez forts et (...) nous gagnerons la guerre contre cet ennemi. » Face à une telle obstination et à une situation d’impasse totale, la question du sens de la présence militaire allemande dans l’Hindoukouch se pose avec de plus en plus d’acuité. Mais ce serait s’en prendre à un tabou que d’abandonner un combat contre une guérilla, que toute expertise militaire donne pour perdu. Jusqu’à nouvel ordre on peut donc continuer avec l’aide de l’Allemagne, à crever et à assassiner dans le lointain Hindoukouch.
Les grandes puissances européennes et les USA ont toujours été les agresseurs
Ce n’est pas la guerre qui peut apporter la paix, mais la justice et elle seule. Détournons-nous enfin du vieux dicton romain et adoptons la devise : « Si tu veux la paix, prépare la paix ! » Ce combat pour la paix doit gagner les esprits et les cœurs des habitants des pays musulmans, et il est en revanche impensable de triompher avec des bombes et des roquettes. Chaque bombe larguée sur l’Afghanistan ne fait qu’accroître incommensurablement la haine du monde musulman à l’égard de l’Occident. Jürgen Todenhöfer montre clairement, dans son ouvrage récemment publié Warum tötest Du, Zaid? ("Pourquoi tuer, Zaïd ?") l’hypocrisie et parallèlement le mépris de l’être humain qui caractérisent les guerres menées par l’Occident contre les peuples musulmans. Cet auteur, qui ne s’est vraiment pas fait connaître comme « ultragauchiste combattant sur les barricades » y note : « Au cours des deux derniers siècles, aucun pays musulman n’a jamais agressé l’Occident. Les grandes puissances européennes et les USA ont toujours été les agresseurs et non les agressés. Depuis le début de la colonisation des millions de civils arabes ont été tués. Au triste jeu de la mort donnée, l’Occident mène par bien plus de 10 à 1. Le débat actuel autour de la violence du monde musulman distord complètement les faits historiques. L’Occident a été et reste beaucoup plus violent que l’Islam. Ce n’est pas la violence des musulmans, mais celle de certains pays occidentaux qui constitue le problème central de notre temps. »
Une amabilité grandiose et une confondante hospitalité
Comme Jürgen Tödenhöfer j’ai vu de mes propres yeux des camps de réfugiés afghans en Iran et au Pakistan, la misère des camps au Sud-Liban et l’indescriptible pauvreté des gens au Soudan et ailleurs dans le monde musulman. On peut en tirer au moins une conclusion : ces gens-là vivent l’enfer, où naissent les jeunes hommes en colère animés d’un seul désir : que leur enfer soit désormais le nôtre. Mais parallèlement j’ai rencontré au cours de mes nombreux voyages au Proche et Moyen-Orient des dizaines de gens qui en dépit de leur pauvreté m’ont reçu, moi le « riche Allemand », avec une amabilité grandiose et offert une confondante hospitalité. Il est temps de leur rendre un peu la monnaie de leur pièce, ne serait-ce qu’un peu de solidarité, et la certitude que non, cette guerre n’est pas ma guerre, elle n’est pas la nôtre !
Jürgen Rose, né en 1958, est lieutenant-colonel et pédagogue diplômé. Il travaille au Commandement militaire de la zone IV (Allemagne du Sud), basé à Munich. Il est aussi chercheur associé à l’Institut de recherches pour la paix et sur la politique de sécurité de l’Université de Hambourg. Il est partie prenante du mouvement pacifiste allemand.
Source : Zeit-Fragen - Was sucht die Bundeswehr am Hindukusch?
http://www.zeit-fragen.ch/ausgaben/2009/nr18-vom-452009/was-sucht-die-bundeswehr-am-hindukusch/
Michèle Mialane et Fausto Giudice sont membres de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique. Cette traduction est libre de reproduction, à condition d'en respecter l’intégrité et d’en mentionner l’auteur, la traductrice, le réviseur et la source.
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