Georges Berghezan
5 avril 2010
Le coup le plus magistral de l’OTAN fut sans doute de survivre à la fin de la guerre froide pour s’imposer comme garant de la stabilité mondiale. Les guerres d’ex-Yougoslavie ont joué un rôle-clé dans cette mutation.
Jusqu’à la fin de la guerre froide, l’OTAN a été une alliance essentiellement défensive, confinée à la défense extérieure, mais aussi intérieure, de ses États membres (16 en 1989).
Le fameux article 5 de la charte de l'OTAN fixait des balises précises :
« Les parties conviennent qu'une attaque armée contre l'une ou plusieurs d'entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d'elles (...) assistera la partie ou les parties ainsi attaquées (...) y compris [par] l'emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l'Atlantique Nord ».
Son adversaire désigné était l’URSS et les États adhérant au Traité de Varsovie.
Après la « chute du mur » et la dissolution du Traité de Varsovie, puis de l’URSS, la question de l’existence même de l’OTAN était posée, y compris dans les milieux traditionnellement atlantistes. On parlait alors de « dividendes de la paix », de réduction des armées et des dépenses militaires, certains parlaient même de « fin de l’histoire ». Mais la « fin de l’histoire » n’allait pas durer.
En effet, dès 1991, éclataient les guerres de Yougoslavie : après la courte guerre de Slovénie, le conflit en Croatie s’avérait beaucoup plus corsé à résoudre et occasionnait un déploiement de Casques bleus entre forces serbes et croates ; et surtout, la guerre se prolongeait en Bosnie, où elle prenait un tour encore plus complexe et sanglant, en raison de l’enchevêtrement des populations.
Les grandes puissances allaient vite choisir leur camp et tendaient à réduire les motivations complexes d’une guerre civile à un affrontement manichéen entre des « bons » et un « méchant ». Il faut reconnaître que la supériorité militaire serbe, indéniable au début des hostilités, et de multiples exactions, allaient faciliter la tâche des grandes puissances et des médias à leurs ordres, et convaincre l’opinion publique que les Serbes étaient naturellement le « méchant ».
L’Allemagne s’avéra être un soutien diplomatique-clé aux premières républiques faisant sécession, la Slovénie et la Croatie, en obtenant la reconnaissance de leur indépendance par la Communauté européenne, en échange de quelques concessions dans le cadre de la négociation du Traité de Maastricht. Il faut aussi préciser que, depuis des années, Bonn encourageait et organisait les milieux indépendantistes croates et n’avait pas attendu le début des hostilités pour leur fournir formations et matériel militaires.
Les USA font monter les enchères
A la suite de l’Allemagne, ont couru les États-Unis. Ayant d’abord hésité sur l’opportunité de soutenir l’intégrité de la Yougoslavie, allié utile pendant la guerre froide, l’administration Bush a exigé des Européens que la Bosnie-Herzégovine ait droit au même « traitement de faveur » que la Croatie et la Slovénie, c’est-à-dire la reconnaissance de son indépendance, et s’est appuyée sur le gouvernement musulman d’Izetbegovic pour développer son influence dans la région. Sous Clinton, l’implication des États-Unis dans la région n’a cessé de croître pour finir par supplanter l’Allemagne comme soutien militaire principal du gouvernement croate à la fin de la guerre. Un scénario similaire s’est déroulé quelques années plus tard dans le soutien aux indépendantistes kosovars.
Une caractéristique de l’action des États-Unis en Bosnie a été de pousser leur protégé à adopter une ligne dure dans les négociations, tant qu’elles étaient organisées par les Européens ou l’ONU, ou, avant la guerre, entre Bosniaques eux-mêmes. A plusieurs reprises, avant et pendant la guerre, Izetbegovic a refusé de signer des accords de paix, ou a même renié sa signature, apparemment à chaque fois avec les encouragements des États-Unis.
Ainsi, deux des principales puissances de l’OTAN ont choisi d’intervenir activement dans les Balkans, par un savant dosage de diplomatie et d’action militaire, clandestine, puisqu’un embargo sur les armes a été promulgué dès la fin 1991 par l’ONU. Mais d’autres pays ne sont pas restés de simples spectateurs, tel la France qui, loin de s’être alliée aux Serbes comme on l’a souvent raconté, a conseillé militairement les forces spéciales croates d’un bout à l’autre du conflit en Croatie. Il y aurait aussi beaucoup à dire sur le rôle des guerres yougoslaves dans la réintégration de la France dans le giron de l’OTAN, une réintégration parachevée en mars 2009 par Sarkozy.
En complément du jeu pyromane des grandes puissances, l’OTAN a usé des conflits croate et bosniaque, de 1991 à 1995, pour s’imposer comme bras armé de l’ONU, d’abord pour assurer la surveillance de l’embargo sur les armes, puis pour contrôler l’interdiction de survol du territoire bosniaque promulguée par le Conseil de sécurité.
Premières guerres de l’OTAN
Passée totalement inaperçue, la date du 28 février 1994 marque un tournant capital dans l’histoire de l’OTAN, celle de sa première action offensive depuis sa création. Ce jour-là, quatre avions serbes ont été abattus par des F-16 au-dessus de la Bosnie dans le cadre de la no fly zone décrétée par l’ONU. Cette action s’était produite dans un contexte particulier : à Sarajevo, une charge avait provoqué trois semaines plus tôt un massacre au marché central ; bien que plusieurs enquêteurs y aient vu la main de l’armée locale, la culpabilité serbe s’imposa dans les médias qui exigeaient « que l’on fasse quelque chose ». De plus, le lendemain de l’action des F-16, a été signé l’accord de Washington, mettant fin à la guerre entre Croates et Musulmans – afin qu’ils consacrent leur énergie à se battre uniquement contre les Serbes – et consacrant le rôle déterminant des États-Unis dans le conflit bosniaque. Sur le plan diplomatique, l’ONU était renvoyée aux vestiaires et c’est un « Groupe de contact », dont cinq des six membres étaient membres de l’OTAN, qui força finalement les belligérants à s’entendre à Dayton, Ohio, en novembre 1995.
Avant d’en arriver à Dayton, avait eu lieu la première « vraie guerre de l’OTAN », l’opération « Force délibérée » déclenchée fin août 1995 contre les Serbes de Bosnie. Jusqu’alors, les attaques des avions de l’OTAN s’étaient limitées à des objectifs ponctuels et strictement militaires des forces serbes de Croatie ou Bosnie. L’opération « Force délibérée » a duré trois semaines et a mis à plat une bonne partie de l’appareil militaire du général Mladic, ainsi que des infrastructures de l’entité serbe, dont un tiers allait être conquis par les forces terrestres croates et musulmanes, avant d’être partiellement restitué après Dayton. Pour la première fois également, une force sous commandement ONU, la « Force de réaction rapide » franco-britannique, déployée autour de Sarajevo et dotée d’artillerie lourde, entrait en action pour soutenir les bombardiers de l’OTAN. Remarquons aussi que « Force délibérée » a débuté le surlendemain d’une autre explosion meurtrière au marché de Sarajevo, dont l’origine n’a jamais été clairement établie.
Concernant les accords conclus à la base militaire de Dayton, ils ont établi une sorte de confédération en Bosnie, dont les grandes lignes et la division territoriale ne différaient guère du plan concocté par les Européens et signé par les trois parties bosniaques en février 1992 à Lisbonne, un mois et demi avant le début de la guerre. Après l’avoir signé, Izetbegovic était rentré à Sarajevo et avait discuté par téléphone avec Warren Zimmerman, l’ambassadeur états-unien à Belgrade, qui l’avait convaincu de renier sa signature. Il fallut près de quatre ans et la mort de cent mille personnes pour revenir à un plan similaire, mais cette fois le messie, le faiseur de paix, était américain.
Et pour garantir la paix retrouvée, 20.000 GI’s et 40.000 soldats d’autres pays allaient être déployés en et autour de la Bosnie, dans le cadre de la force IFOR qui se déployait en remplacement des forces de l’ONU. Cette opération de l’OTAN consacrait son rôle de « bras armé de l’ONU », entamé avec la surveillance – d’ailleurs fort sélective – de l’embargo sur les armes. Et, surtout, une organisation obsolète était devenue indispensable à la paix en Europe, voire même au-delà, et ceci alors que le prestige de l’ONU atteignait un « plus bas » historique.
Kosovo : tout le pouvoir à l’OTAN !
En mars 1999, une étape supplémentaire a été franchie avec l’opération « Force alliée » : l’OTAN n’est plus le « bras armé de l’ONU », mais se passe de toute autorisation de l’ONU pour bombarder Belgrade et le Kosovo. Pendant la guerre de Bosnie, l’OTAN avait été autorisée à mener diverses missions par l’ONU, son Secrétaire général ou le Conseil de sécurité, bien que l’opération « Force délibérée » avait simplifié à l’extrême le processus d’autorisation (l’opération avait été décidée par un général français commandant les casques bleus locaux). Mais en 1999, craignant un veto chinois, les États membres de l’OTAN ont – semble-t-il – jugé qu’il était plus simple de bombarder l’ambassade chinoise de Belgrade que de risquer d’être désavoués au Conseil de sécurité.
En pleine guerre, est célébré le 50ème anniversaire de l’Alliance, à Washington, où est adopté un nouveau Concept stratégique, dont la principale nouveauté est la nécessité de faire face aux risques et menaces partout dans le monde, permettant dorénavant à l’OTAN d’intervenir « hors zone » atlantique, de la Serbie à l’Afghanistan. Durant le même sommet, trois nouveaux membres adhèrent au club atlantique, dont la Hongrie, voisine de la Serbie bombardée.
Notons aussi que, un mois avant les bombardements, durant les fameuses « négociations de Rambouillet », Madeleine Albright et ses alliés occidentaux exigeaient, non seulement le déploiement d’une force de l’OTAN au Kosovo, mais également qu’elle ait un droit de passage illimité à travers le reste de la Serbie, ce que peu de Serbes auraient pu accepter. L’OTAN a finalement renoncé à cette dernière exigence après les bombardements, déployant 50.000 hommes au Kosovo (KFOR) en les faisant passer essentiellement par la Macédoine.
Plus de dix ans plus tard, la KFOR est toujours là, bien qu’ayant réduit ses effectifs à 12.000 hommes. L’indépendance autoproclamée du Kosovo n’a rien changé au triste sort du pays, avec un taux de chômage de plus de 50 %, le nettoyage ethnique le plus implacable des Balkans et le crime organisé le plus dynamique d’Europe.
En Bosnie, la SFOR a laissé la place à EUFOR Althea, une opération sous commandement européen, bien qu’utilisant les infrastructures de l’OTAN. L’OTAN est néanmoins restée dans le pays, active notamment dans la recherche d’individus accusés de crimes de guerre (Mladic…) et la formation de l’armée bosniaque. Elle dispose également d’une base importante dans la banlieue de Sarajevo, dans un pays miné par les querelles institutionnelles et une économie qui n’a pas redémarré 14 ans après la guerre et un taux de chômage qui n’est surpassé, en Europe, que par celui du Kosovo.
D’un autre côté, l’élargissement de l’OTAN s’est poursuivi, avec actuellement 28 membres, dont des pays impliqués directement dans les guerres yougoslaves. La candidature macédonienne est bloquée par la Grèce, la Serbie n’est – officiellement – pas candidate et les États-Unis commencent à envisager celle de la Bosnie, sans évoquer encore celle du Kosovo, dont l’indépendance n’est pas reconnue par quatre membres de l’alliance.
Et, bien sûr, durant la dernière décennie, eurent lieu d’autres faits qui semblent avoir minimisé le rôle des événements des Balkans pour l’OTAN et les grandes puissances occidentales. Il y eut bien entendu les attentats du 11 septembre 2001, la guerre d’Afghanistan, celle d’Irak, bref, la « guerre au terrorisme » qui a permis aux États-Unis et à l’OTAN de se trouver d’autres ennemis et d’entamer de nouvelles croisades. Pourtant, le passage par les Balkans a été vital pour l’Alliance atlantique : non seulement il lui a permis de survivre à la disparition de son ennemi fondateur, d’exister pendant la décennie ’90, de déployer ses activités sur d’autres continents, mais aussi de s’affranchir de l’ONU et, dans une certaine mesure au moins, de la tutelle du droit dans les relations internationales.