Georges Berghezan
3 avril 2011
Le 25 janvier, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté, à une forte majorité, le rapport du sénateur suisse, Dick Marty, consacré au trafic d’organes organisé, en 1999 et 2000, par de hauts responsables de l’Armée de libération du Kosovo (UCK) aux dépens de civils kidnappés au Kosovo, essentiellement des Serbes. En outre, l’Assemblée a adopté une résolution demandant l’ouverture d’une enquête par des « instances judiciaires internationales », sans préciser lesquelles.
Si la résolution du Conseil de l’Europe n’a pas de portée contraignante, l’émotion suscitée par le rapport de Marty dans les Balkans et d’autres pays européens rendent difficile une nouvelle mise sous le tapis d’une enquête sur ces allégations, trois ans après les révélations de l’ancienne procureure du Tribunal pénal international sur l’ex-Yougoslavie (TPIY), Carla Del Ponte, et plus de dix ans après les faits(1).
La mission « Etat de droit » EULEX de l’Union européenne (UE), qui supervise notamment le système judiciaire au Kosovo, a annoncé, le 28 janvier, qu’elle ouvrait une enquête préliminaire, affirmant qu’elle avait « la capacité, l’expertise, la localisation et la compétence de s’occuper du suivi judiciaire » des faits dénoncés par le Conseil de l’Europe.
La nature de l’instance qui serait chargée de mener cette enquête a fait l’objet d’un débat animé au Conseil de sécurité de l’ONU le 17 février, les Etats-Unis et les pays de l’UE se prononçant en faveur d’EULEX alors que la Chine, la Russie et les Etats de l’Union africaine défendaient la création d’un mécanisme ad hoc mandaté par le Conseil de sécurité, arguant notamment que tel en a été le cas pour les autres crimes de guerres commis en ex-Yougoslavie, en l’occurrence avec le TPIY qui est en train de clôturer ses travaux.
Cette dernière option est également soutenue par Dick Marty, qui considère qu’EULEX n’a, dans l’état actuel de ses moyens financiers et humains, nullement la capacité de mener une enquête sérieuse. En particulier, il se refuse à transmettre certains documents sur lesquels il a basé son rapport, tant qu’EULEX n’aura pas mis au point un programme crédible de protection des témoins. A ce sujet, on se souviendra que, en 2008, le TPIY a acquitté par manque de preuves un des leaders de l’UCK, Ramush Haradinaj : après les morts suspectes de neuf d’entre eux, plus aucun témoin à charge n’avait encore osé témoigner sur les atrocités dont il était accusé.
La protection des témoins est un point capital d’une éventuelle enquête. C’est ce qu’a bien compris Hashim Thaçi, actuellement Premier ministre du Kosovo et considéré par Marty comme le « boss » de cette « entreprise criminelle surpuissante » active dans d’innombrables trafics, dont celui des organes. Il a menacé de « faire rougir » les témoins kosovars qui l’incriminaient en dévoilant leur identité, ce qui effectivement pourrait être rapidement synonyme d’effusion de sang.
Carla Del Ponte s’oppose également à ce que l’enquête soit dirigée par EULEX, car la mission doit avant tout gérer les graves problèmes de sécurité et de criminalité affectant le Kosovo. Or, une enquête ciblant les actuels maîtres du Kosovo – Thaçi et ses plus proches conseillers – risquerait d’entraîner une réaction violente de ces derniers, de mettre en danger la vie du personnel de la mission européenne, voire son expulsion du Kosovo. L’ancienne procureure, qui vient d’être mise à la retraite après trois ans passés au poste d’ambassadrice de Suisse à Buenos Aires, s’est proposée pour diriger une équipe indépendante d’enquêteurs sur cette affaire.
D’autre part, la juridiction d’EULEX ne s’étend qu’au Kosovo, alors que les exécutions des prisonniers et les prélèvement de leurs organes se déroulaient en Albanie et que ces derniers étaient ensuite expédiés en Turquie, où réside actuellement Yusuf Sonmez, alias « Dr Vampire », le chirurgien turc considéré comme le cerveau du trafic. Plusieurs autres pays pourraient être concernés par une telle enquête, nécessitant un mécanisme d’investigation mandaté par l’ONU.
Il reste également à EULEX, présente au Kosovo depuis 2008, à démontrer qu’elle est à la hauteur des graves défis auxquels elle est confrontée. Après qu’elle ait fermé les yeux sur de spectaculaires fraudes commises en faveur du parti de Thaçi lors des récentes élections, tout indique que le crime organisé continue à y prospérer et que la règle d’or, « impunité contre stabilité », dénoncée par Marty d’un bout à l’autre de son rapport, continue à être de mise. En particulier, on attend toujours la première inculpation d’un membre de l’UCK pour les nombreux crimes commis contre les Serbes, Roms et autres membres de minorités kosovares depuis la mise sous tutelle internationale du Kosovo. Au contraire, EULEX a semblé surtout active dans le « classement sans suite » de tels dossiers.
Au crédit d’EULEX, on peut néanmoins épingler ses poursuites à l’encontre de deux responsables de l’UCK, accusés de meurtre de civils albano-kosovars dans des camps du nord de l’Albanie, des camps où ont également transité des victimes du trafic d’organes dénoncé par Marty. En 2008, elle a également découvert qu’une clinique de Pristina pratiquait des greffes clandestines d’organes, prélevés sur des donneurs « volontaires », avec la participation de plusieurs personnes également citées dans l’extraction d’organes de prisonniers serbes. Mais un juge d’EULEX vient de rejeter, pour des motifs procéduriers, nombre de preuves concernant cette affaire, ouvrant la porte à un non-lieu.
Par ailleurs, depuis la publication du rapport Marty en décembre 2010, les informations ont continué à affluer et à renforcer la crédibilité du rapport. Ainsi, en février, une agence italienne a publié de la correspondance échangée, en 2003, entre la mission de l’ONU au Kosovo et le TPIY, contenant notamment les témoignages de huit anciens membres de l’UCK. Cette publication a non seulement confirmé que ces faits étaient connus depuis longtemps par l’ONU, le TPIY, l’OTAN et les grands pays occidentaux, et donné de nouveaux détails sur la manière dont les trafics d’organes étaient organisés, mais aussi montré que des témoins étaient théoriquement disponibles. De nombreuses pistes s’ouvrent à toute instance qui voudrait sérieusement investiguer sur cette affaire, en plus des informations obtenues par Marty auprès de nombreux services de sécurité occidentaux.
L’exigence d’EULEX de diriger l’enquête, alors qu’elle peine tant à instaurer « la loi et l’ordre » au Kosovo, peut sembler d’autant plus étrange qu’elle pose en préalable que « Marty livre ses preuves », des preuves qu’il n’est pas censé détenir, puisque l’enquête dont l’avait chargé le Conseil de l’Europe n’était pas de nature criminelle. Il n’est pas excessif de subodorer une nouvelle tentative d’étouffer l’affaire, toujours au nom de la sacro-sainte stabilité. Le fait que le gouvernement de Pristina, dirigé par le principal suspect de ces atrocités, ait déclaré ne tolérer d’enquête internationale que si elle est confiée à EULEX ne fait hélas que renforcer cette crainte.
(1) Voir Trafics d’organes : Vers la fin de l’impunité au Kosovo ?, Note d’analyse, GRIP, 14/01/11