Georges Berghezan
1 octobre 2011
Bien que sa sécession se soit déroulée pacifiquement, la Macédoine dut attendre bien plus longtemps que les autres républiques yougoslaves pour être admise à l’ONU, sous le vocable d’« Ancienne république yougoslave de Macédoine », ou FYROM selon son acronyme anglais. Et ce n’est qu’à la fin 1993 que son indépendance, proclamée en septembre 1991,fut reconnue par de premiers pays de l’Union européenne, et au début 1994 par les Etats-Unis, soit un an et demi après la Russie. En cause, déjà, l’attitude hostile de la Grèce, inquiète que le nom « constitutionnel » du nouvel Etat (« République de Macédoine ») n’implique des revendications territoriales sur la région du même nom occupant le nord de son Etat. Après avoir entraîné divers blocus grecs dans les années ’90, cette querelle a suscité le veto d’Athènes à l’entrée du pays dans l’OTAN en 2008 et continue de bloquer son adhésion à l’UE.
Si les mesures de rétorsion grecques peuvent paraître démesurées au regard du faible poids, tant militaire qu’économique, de la Macédoine, il faut admettre que, si Skopje voulait à tout prix susciter l’ire d’Athènes, elle n’agirait pas autrement. Le centre de la capitale macédonienne est encombré de monuments et de références à la gloire de héros grecs antiques, en premier lieu Alexandre le Grand. On pourrait vainement chercher une quelconque filiation entre ce paléo-impérialiste de génie et la population macédonienne, peuple slave arrivé dans la région plus d’un millénaire après sa mort.
En outre, cette polémique identitaire laisse de marbre les diverses minorités du pays : Turcs, Serbes, Roms et, surtout, Albanais qui constituent à eux seuls plus d’un quart de la population. La tension entre ces derniers et la majorité slave a culminé en 2000 quand une émanation de l’Armée de libération du Kosovo (UCK), l’Armée nationale de libération (UCK-M), a déclenché une guérilla contre les forces de sécurité macédoniennes. Cette « petite » guerre, qui causa quand même un millier de morts, s’est achevée en août 2001 par la signature de l’accord d’Ohrid. Imposé sous la pression occidentale, cet accord a octroyé divers droits à la minorité albanophone (décentralisation, meilleure représentation dans les services publics, reconnaissance de l’albanais comme langue officielle…), à condition que l’UCK-M se transforme en parti politique et que – à l’inverse du Kosovo – elle renonce à toute idée de sécession ou de « Grande Albanie ». Une force de l’OTAN était déployée pour garantir le cessez-le-feu et désarmer les anciens rebelles.
Petite particularité de ce conflit, des instructeurs états-uniens étaient déployés dans les deux camps, armée macédonienne et UCK-M. Il fallut même une intervention de soldats états-uniens de la force de l’OTAN au Kosovo pour secourir un groupe de rebelles qui s’étaient aventurés dans la banlieue de Skopje. Parmi eux, se trouvaient 17 officiers de la MPRI, la firme de Virginie qui avait planifié les offensives de l’armée croate contre les Serbes de la Krajina en 1995 !
La force de l’OTAN a été remplacée en 2003 par une mission militaire de l’UE, complétant la mise sous tutelle du pays par Bruxelles, qui le gratifiait un an plus tard du statut de « candidat ». Bien qu’il ait été érigé en modèle de la Banque mondiale pour l’audace de ses « réformes »,sa situation économique reste profondément morose, avec un taux de chômage évoluant largement au-dessus de 30 %. Alors que les « questions nationales » des deux principaux groupes ethniques ne sont pas résolues, l’écart de niveau de vie entre les Macédoniens et les autres citoyens d’ex-Yougoslavie n’a cessé de se creuser.
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Sous la direction de Milo Djukanovic, qui a alterné pendant près de vingt ans les postes de Premier ministre et de Président de la république, le Monténégro a longtemps maintenu des liens avec la Serbie. Ayant fondé avec elle, en 1992, la « République fédérale de Yougoslavie » sur les décombres de la « République fédérative socialiste de Yougoslavie » de Tito, le Monténégro a progressivement pris ses distances avec Belgrade. Une vague confédération, la Communauté d’Etats Serbie et Monténégro, a été formée en 2003, prélude à une séparation complète en 2006, à la suite d'un référendum sur l’indépendance remporté de justesse par les sécessionnistes.
Sous Milosevic, pendant la décennie de sanctions qui ont accablé la RFY, Djukanovic a consolidé son pouvoir en accroissant son autonomie vis-à-vis de Belgrade, encourageant une identité monténégrine dans une population qui s’est longtemps considérée comme une branche de la nation serbe. Mais, surtout, il a pris prétexte des embargos pour développer d'importants réseaux de contrebande « pour le bien du pays ». Il s’est considérablement enrichi, notamment en contrôlant le trafic de cigarettes à travers l’Adriatique, en collaboration avec certains clans de la mafia italienne et avec divers gros formats de la criminalité serbe et croate. Plusieurs journalistes qui ont exposé ces pratiques, au Monténégro, mais aussi en Croatie, ont payé de leur vie leurs révélations. Protégé par son immunité de chef d’Etat, il a jusqu’à présent échappé à la justice italienne qui l’a dans son collimateur depuis plus de dix ans.
Refuge des mafias d’une bonne partie de l’Europe, le Monténégro est également la terre d’accueil ensoleillée de nombreux oligarques russes, qui rachètent de larges portions de la côte adriatique, ainsi que les quelques fleurons de son industrie, en particulier celle de l’aluminium. Cela ne l’a pas empêché d’adopter, dès 2002, l’euro comme monnaie officielle et de recevoir le statut de « candidat » au club européen en décembre 2010, moment à ce point historique que Djukanovic en a profité, cédant à de pesantes pressions internationales, pour se retirer de la tête de l’Etat. Il a cependant tenu à garder les rênes de son « Parti démocratique des socialistes », majoritaire au Monténégro depuis sa création sur les décombres de la section locale de la Ligue des communistes de Yougoslavie en 1990.
Sur le plan politique, l’attention reste focalisée sur les relations avec la Serbie. Ayant choisi la « monténégritude » comme cheval de bataille, le pouvoir de Podgorica s’acharne à promouvoir une « Eglise orthodoxe monténégrine » (alors que les Monténégrins sont traditionnellement de rite orthodoxe serbe) et une langue monténégrine (alors que les idiomes parlés en Serbie et au Monténégro ne diffèrent que par l’accent). Ces efforts se sont étendus au domaine de l’enseignement, où le gouvernement a voulu imposer le « monténégrin » comme langue officielle unique.
Cependant, le premier recensement en 20 ans, mené en avril 2011, a révélé que, si 45 % de la population s’affirme monténégrine1, ils sont néanmoins 43 % à déclarer parler « serbe », contre seulement 37 % disant s’exprimer en « monténégrin ». Confortée par ces chiffres, refusant la marginalisation de la langue d’une majorité de la population, l’opposition a, pendant plusieurs mois, refusé de contribuer à une majorité des deux tiers nécessaire à l’adoption d'une réforme de la loi électorale, préalable aux négociations d’adhésion avec l’UE. Le gouvernement a finalement cédé, en reconnaissant, juste avant la rentrée scolaire, la variante « serbe » dans le système d’enseignement.
Même si cet obstacle est désormais levé, le chemin du Monténégro vers le paradis européen risque d’être encore long, certains Etats membres évoquant discrètement la gêne que commence à leur inspirer l’absence de liberté de la presse et les accointances mafieuses des cercles dirigeants dans le petit Etat se voulant le « Monaco de l’Adriatique ».
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En créant avec le Monténégro la « République fédérale de Yougoslavie » en avril 1992, la Serbie, sous la présidence de Slobodan Milosevic, se résignait à la fin de la « grande Yougoslavie » et entamait le retrait de ses troupes des champs de bataille de Croatie et de Bosnie-Herzégovine, non sans laisser aux milices serbes locales armement, conseillers et volontaires de tous poils. Si Milosevic garda assez facilement le contrôle des indépendantistes serbes de Croatie, ses relations avec ceux de Bosnie, dirigés par Radovan Karadzic, furent beaucoup plus heurtées et c’est avec grand peine qu’il leur imposa l’accord de Dayton qui mit fin à la guerre en novembre 1995.
A ce moment, le président serbe, apparatchik de la Ligue des communistes arrivé au pouvoir à l’issue d’un putsch interne qu’il dénomma « révolution antibureaucratique », crut sans doute qu’il allait enfin pouvoir se débarrasser de son image de « Hitler des Balkans » matraquée par les médias occidentaux et que les mesures d’embargo – militaire, économique et culturel – qui isolaient le pays allaient bientôt s’alléger.
Il n’en fut rien. Quelques mois après Dayton, une formation paramilitaire, l’Armée de libération du Kosovo (UCK), lançait ses premières attaques contre des policiers et des réfugiés serbes de Croatie et Bosnie installés au Kosovo. En 1989, la province méridionale de Serbie, et également son berceau historique, mais peuplée majoritairement d’Albanais, avait eu son statut d’autonomie drastiquement réduit par Milosevic, mis sous pression par la minorité serbe qui se plaignait d’être malmenée par la majorité albanophone. Menés par Ibrahim Rugova, les Albanais entamaient alors une résistance non-violente, accompagnée d’un réseau d’institutions parallèles. Belgrade laissa faire et ne prit pas la peine d’entamer des négociations sérieuses avec Rugova. Cela fournit à l’UCK un certain soutien dans une jeunesse jugeant que les moyens pacifiques n’avaient rien donné. Entraînée en Albanie par les services secrets allemands, financée par la mafia albanaise et ses revenus tirés du trafic international d’héroïne, l’UCK se développa rapidement, suscitant une riposte militaro-policière de Belgrade et d’inévitables « bavures ».
Après un semblant de négociations à Rambouillet, près de Paris, l’OTAN estima qu’il était temps d’empêcher un « génocide » et entama en mars 1999 une campagne de bombardements, qui mirent davantage à mal les infrastructures civiles (industries, ponts, écoles,…) de la Serbie que l’appareil militaire yougoslave. Alors que le conflit n’avait jusqu’alors provoqué qu’un nombre limité de morts et de réfugiés, les bombes de l’OTAN entraînèrent la véritable « catastrophe humanitaire » qu’elles étaient censées prévenir2. Les milices et la police serbes se retournèrent contre la population albanophone, dont plus de la moitié se réfugia en Albanie et en Macédoine. Cependant, après 78 jours de frappes, Milosevic céda et retira armée et police du Kosovo. Avec les forces terrestres de l’OTAN, l’UCK s’empara du territoire qu’elle s’employa à « purifier » de ses éléments non-albanais (Serbes et Roms furent les plus visés) et de nombreux « traîtres », des Albanais qui avaient collaboré avec les services étatiques serbes ou yougoslaves. Mis à l’écart dès avant les bombardements par les Occidentaux, dont le chéri était devenu Hashim Thaci, chef de l’UCK, Rugova et son parti parvinrent néanmoins à s’imposer lors des scrutins électoraux. Mais le vrai pouvoir, fondé sur une économie souterraine comprenant une variété sans bornes de trafics et d’activités criminelles, demeurait aux mains de l’UCK, en particulier dans celles de la faction dirigée par Thaci.
Afin de restaurer un semblant de légalité internationale – les bombardements n’avaient nullement été autorisés par le Conseil de sécurité –, l’ONU déploya au Kosovo une mission chargée d’administrer le territoire en attendant que son statut soit déterminé. Mais la résolution du Conseil de sécurité qui autorisait ce déploiement, et celui des troupes de la KFOR, sous commandement OTAN, chargées d’en assurer la sécurité, réaffirmait l’appartenance du Kosovo à la Yougoslavie d’alors, dont l’héritier juridique est la Serbie.
Affaibli par la perte de contrôle du Kosovo, à l’exception relative du Nord, peuplé majoritairement de Serbes, mais surtout par des difficultés économiques croissantes et par les immixtions de plus en plus ouvertes des pays occidentaux, Milosevic, alors Président de Yougoslavie, fut renversé en octobre 2000, à l’issue d’un scrutin controversé et de manifestations soigneusement préparées qui aboutirent à la prise du Parlement et de la radio-télévision. Huit mois plus tard, la nouvelle équipe au pouvoir – regroupée sous la houlette du Premier ministre serbe Djindjic, pro-occidental, et du Président yougoslave Kostunica, souverainiste – expédia Milosevic à La Haye, où le Tribunal pénal international l’avait inculpé de crimes contre l’humanité et de génocide en Croatie, en Bosnie et au Kosovo. C’est également vers cette époque que Belgrade vint à bout d’une petite guérilla albanaise apparue au début 2000 dans la vallée de Presevo, région de Serbie centrale bordant le Kosovo et peuplée majoritairement d’albanophones. Réclamant l’annexion de cette région au Kosovo, voire à une « Grande Albanie », cette autre émanation de l’UCK perdit tout soutien occidental, et concrètement celui de la KFOR, dès que Milosevic fut renversé.
Bien que le Premier ministre fut assassiné– vraisemblablement par des éléments d’une unité spéciale de la police craignant que certains d’entre eux soient extradés à La Haye – en 2003, le Parti démocrate fondé par Djindjic consolida progressivement son pouvoir et déploya un maximum de zèle à satisfaire les recettes des pontifes de Bruxelles : réformes ultralibérales dans le champ économique, social et fiscal et, bien entendu, collaboration poussée avec le Tribunal de La Haye, jusqu’à l’extradition du dernier inculpé recherché, Goran Hadzic, ancien leader serbe de Croatie, en juillet 2011. Assez curieusement, le principal partenaire de coalition du gouvernement serbe est, depuis 2008, le Parti socialiste fondé par Milosevic ! Entre-temps, le partenaire monténégrin avait largué les amarres et la Serbie fut sans doute le seul Etat au monde à devenir indépendant sans l’avoir demandé !
Alors que l’actuel Président, Boris Tadic, son gouvernement et une partie de l’opposition clament que les deux « priorités stratégiques » du pays sont l’adhésion à l’UE et le maintien du Kosovo en Serbie, ce grand écart devient de plus en plus difficile à être crédible. Certes, l’UE « se rapproche » peu à peu. Ayant profondément modifié sa législation et venant, notamment, d’adopter la loi de « restitution » des biens des grands propriétaires de l’époque de la monarchie, la Serbie espère devenir officiellement « candidate » encore en 2011. Quant à la seconde priorité proclamée, depuis la proclamation d’indépendance du Kosovo en février 2008, elle semble, non seulement s’apparenter de plus en plus à un vœu pieux, mais être de plus en plus inconciliable avec la première.
Certes, plus d’une centaine d’Etats – particulièrement en Amérique du Sud et en Asie – n’ont pas reconnu l’indépendance du Kosovo et la Serbie peut compter sur le soutien de la Russie et de la Chine pour bloquer son accession à l’ONU et à de nombreuses instances internationales. L’image de ses dirigeants issus de l’UCK a été sérieusement écornée par les accusations formulées par le rapport de Dick Marty, publié fin 2010, les impliquant dans un trafic d’organes de prisonniers serbes pendant et peu après la guerre de 1999. Mais Hashim Thaci, considéré comme le chef de ces sordides contrebandiers, a réussi à se maintenir à la tête du gouvernement kosovar et se promène librement à Washington et Bruxelles. L’enquête « indépendante » exigée par Marty et une résolution du Conseil de l’Europe a été confisquée et pratiquement enterrée par EULEX3, la mission de l’UE qui encadre le gouvernement de Pristina et qui a remplacé celle de l’ONU lors de la proclamation d’indépendance.
La présente année 2011 a surtout été marquée par l’ouverture, en mars à Bruxelles d’un « dialogue » entre Pristina et Belgrade, pourparlers demandés par une résolution de l’Assemblée générale de l’ONU présentée conjointement par l’UE et la Serbie, et, depuis juillet, par des incidents sans précédent dans le Nord du Kosovo (voir l’encadré).
Ces événements, caractérisés par une étroite coordination entre le gouvernement de Thaci, la KFOR et EULEX afin de tenter de rompre le cordon ombilical entre Serbes du Nord du Kosovo et la Serbie centrale tout en prenant appui sur des pourparlers biaisés, semblent révéler une tactique bien huilée de la « gestion » des conflits balkaniques par l’Occident. En février 1999, les négociations de Rambouillet ont été organisées à la seule fin de justifier les bombardements qui suivirent quelques semaines plus tard ; les pourparlers de 2006 et 2007 sur le statut « final » du Kosovo, sous la houlette de Martti Ahtisaari, n’avaient comme seul objectif de montrer que son indépendance était inscrite dans les étoiles. A nouveau, le « dialogue » exigé par l’UE et les Etats-Unis ne sert qu’à camoufler une politique fondée sur le chantage et l’imposition du fait accompli. Belgrade a tout intérêt à rompre le plus rapidement possible ce cycle infernal. Sinon, il est à craindre que le Nord du Kosovo tombera rapidement sous la coupe de Pristina et que ses habitants connaîtront le sort réservé aux Serbes et autres minorités du reste du Kosovo, où ceux qui ont évité la mort et l’exil vivent parqués dans des bantoustans assiégés.
Notes
1. Contre 29 % de Serbes, 8 % de Bosniaques, 5 % d’Albanais, etc. Les résultats officiels du recensement sont disponibles sur www.monstat.org
2. De 1996 à mars 1999, le conflit avait fait environ 2.000 morts, en majorité des combattants ; pendant les 11 semaines de bombardements, on en releva environ 10.000, surtout des civils ; dans le Kosovo occupé par l’OTAN, le nettoyage ethnique coûta la vie à au moins un millier de personnes, uniquement des civils.
3. Voir Trafics d’organes au Kosovo : vers le sabordage de l’enquête ?, Alerte OTAN ! n° 41, mars 2011