Domenico Losurdo
22 octobre 2011
« La mort de Kadhafi est un tournant historique » : proclament en chœur les dirigeants de l’OTAN et de l’Occident, lesquels ne se préoccupent même pas de prendre des distances avec l’assassinat barbare du leader libyen et des mensonges éhontés énoncés à ce propos par les dirigeants des « rebelles ». Et pourtant, il s’agit en effet d’un tournant. Mais pour comprendre la signification que la guerre contre la Libye revêt dans le cadre de l’histoire du colonialisme, il convient de partir de plus loin…
Tandis qu’en 1840 les navires de guerre anglais se déploient devant les côtes et les villes de la Chine, les agresseurs disposent de la puissance de feu de milliers de cannons et peuvent semer la mort et la destruction à grand échelle, sans craindre d’être touchés par l’artillerie ennemie, dont la portée est bien plus réduite. C’est le triomphe de la politique de la canonnière : le grand pays asiatique et sa civilisation millénaire sont obligés de capituler ; commence alors ce que l’historiographie chinoise définit à juste titre comme le siècle des humiliations, qui prend fin en 1949, avec l’avènement au pouvoir du Parti communiste et de Mao Zedong.
De nos jours, la dite Revolution in Military Affairs (RMA) a créé pour de nombreux pays du Tiers Monde une situation semblable à celle qu’avait affrontée la Chine en son temps. Au cours de la guerre contre la Libye de Kadhafi, l’OTAN a pu tranquillement effectuer des milliers de bombardements non seulement sans subir la moindre perte mais sans même non plus risquer de la subir. Dans ce sens, plutôt qu’à une armée traditionnelle, la force militaire de l’OTAN ressemble à un peloton d’exécution ; si bien que l’exécution finale de Kadhafi, plutôt qu’être un hasard ou un incident de parcours, révèle le sens profond de l’opération dans son ensemble.
C’est une donnée de fait : la disproportion technologique et militaire renouvelée relance les ambitions et les tentations colonialistes d’un Occident qui, comme le montre l’autoconscience et fausse conscience exaltée qu’il continue à afficher, refuse de régler réellement ses comptes avec son histoire. Et il ne s’agit pas seulement d’avions, de navires de guerre et de satellites. Plus net encore est l’avantage sur lequel Washington et ses alliés peuvent compter en ce qui concerne les capacités de bombardement multimédiatiques. Une fois de plus, l’ « intervention humanitaire » contre la Libye se présente comme un exemple de manuel : la guerre civile (déclenchée grâce aussi à l’action prolongée d’agents et d’unités militaires occidentaux et au cours de laquelle les soi-disant « rebelles » dès le début pouvaient disposer même d’avions) a été présentée comme un massacre perpétré par le pouvoir sur une population civile sans défenses ; par contre, les bombardements OTAN qui, dernièrement, se sont acharnés sur Syrte assiégée, affamée et privée d’eau et de médicaments, sont devenus des opérations humanitaires en faveur de la population civile libyenne !
Cette opération de manipulation peut à présent compter, outre sur les traditionnels moyens d’information et désinformation, sur une révolution technologique qui vient compléter la Revolution in Military Affairs. Comme je l’ai expliqué dans des interventions et articles précédents, ce sont des auteurs et des organes de presse proches du Département d’Etat qui célèbrent le fait que l’arsenal étasunien s’est maintenant enrichi de nouveaux et formidables instruments de guerre ; ce sont des journaux occidentaux et de foi occidentale avérée qui rapportent, sans aucune attitude critique, qu’au cours des « guerres Internet » sont à l’ordre du jour la manipulation, le mensonge, ainsi que l’attisement de minorités ethniques et religieuses au moyen, aussi, de la manipulation et du mensonge. C’est ce qui est en train de se passer déjà en Syrie contre un groupe dirigeant pris comme cible aujourd’hui plus que jamais, pour le fait d’avoir résisté aux pressions et intimidations occidentales et de s’être refusé à capituler devant Israël et de trahir la résistance palestinienne.
Mais revenons à la première guerre de l’opium, qui se termine en 1842 avec le traité de Nankin. C’est le premier des « traités inégaux », c’est-à-dire imposés par les canonnières. L’année suivante c’est le tour des Usa. Ils envoient eux aussi leurs canonnières pour arracher le même résultat obtenu par la Grande-Bretagne, et même un peu plus encore. Le traité de Wanghia (environs de Macao) de 1843 établit pour les citoyens étasuniens résidant en Chine le privilège de l’extraterritorialité : même coupables de délits de droit commun, ils sont dans tous les cas soustraits à la juridiction chinoise. Evidemment, le privilège de l’extraterritorialité n’est pas réciproque, et ne vaut pas pour les citoyens chinois résidant aux Usa : les peuples coloniaux sont une chose, la race des seigneurs en est une autre, tout à fait différente. Dans les années et décennies successives, le privilège de l’extraterritorialité est étendu aussi aux Chinois qui « sont en désaccord » avec la religion et la culture de leur pays, et se convertissent au christianisme (et deviennent idéalement des citoyens honoraires de la république nord-américaine ou de l’Occident en général).
Le double standard de la légalité et de la juridiction est, de nos jours aussi, un élément essentiel du colonialisme : les « dissidents » c’est-à-dire ceux qui se convertissent à la religion des droits de l’homme, telle qu’elle est proclamée par Washington et par Bruxelles, les potentiels Kisling, au service des agresseurs, ceux-là sont honorés du prix Nobel ou autres prix analogues : après quoi l’Occident déchaîne une campagne forcenée pour soustraire les primés à la juridiction de leur pays de résidence, campagne que vont rendre plus persuasive les embargos et les menaces d’ « intervention humanitaire ».
Le double standard de la légalité et de la juridiction devient particulièrement criant avec l’intervention de la Cour pénale internationale (CPI). A celle-ci, sont et doivent être dans tous les cas soustraits les citoyens étasuniens et les soldats et mercenaires du drapeau étoilé qui stationnent dans le monde entier. Récemment la presse internationale a rapporté que les Usa sont prêts à bloquer par leur veto l’admission de la Palestine à l’ONU, dans le but aussi d’empêcher que la Palestine puisse faire recours contre Israël auprès de la CPI : d’une façon ou d’une autre, en pratique si ce n’est déjà en théorie il doit être clair pour tout le monde que ceux qui peuvent être jugés sont seulement les peuples coloniaux. Le timing est en soi éloquent. 1999 : sans même avoir obtenu l’autorisation de l’ONU, l’OTAN commence ses bombardements contre la Yougoslavie ; peu après, sans perdre de temps, la CPI procède à l’incrimination non pas des agresseurs et des responsables de la violation de l’ordre juridique international qui a résulté de la seconde guerre mondiale, mais de Milosevic. 2011 : renversant le mandat de l’ONU, bien loin de se préoccuper de la protection des civils, l’OTAN a recours à tous les moyens pour imposer le changement de régime et s’assurer le contrôle de la Libye ; suivant un modèle déjà éprouvé, la CPI procède à l’incrimination de Kadhafi. La dite Cour pénale internationale est une sorte d’appendice judiciaire du peloton d’exécution de l’OTAN, on pourrait même dire que les magistrats de La Haye ressemblent à des prêtres qui, sans perdre de temps à consoler la victime, s’emploient directement à la légitimation et à la consécration du bourreau.
Un dernier point. Avec la guerre contre la Libye, s’est dessinée dans le milieu impérialiste une nouvelle division du travail. Les grandes puissances coloniales traditionnelles comme l’Angleterre et la France, se prévalant de l’appui politique et militaire décisif de Washington, se concentrent sur le Moyen-Orient et sur l’Afrique, tandis que les USA déplacent de plus en plus leur dispositif militaire en Asie. Et nous voici donc de retour en Chine. Après avoir mis fin au siècle des humiliations commencé avec les guerres de l’opium, les dirigeants communistes savent bien qu’il serait fou et criminel de rater une deuxième fois le rendez-vous avec la révolution technologique et militaire : pendant qu’il libère des centaines de millions de Chinois de la misère et de la famine auxquelles le colonialisme les avait condamnés, le puissant développement économique en cours dans le grand pays asiatique est aussi une mesure de défense contre l’agressivité permanente de l’impérialisme. Ceux qui, à « gauche » aussi, se mettent à la remorque de Washington et de Bruxelles dans l’entreprise de diffamation systématique des dirigeants chinois montrent qu’ils n’ont à cœur ni la cause de l’amélioration des conditions de vie des masses populaires ni la cause de la paix et de la démocratie dans les relations internationales.
Publié samedi 22 octobre 2011 sur le blog de l’auteur
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Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio