David Krieger
14 décembre 2011
Aux présidents Barack Obama et Dmitri Medvedev:
Les récentes décisions des États-Unis de déployer un système intégré de missiles de défense intégré en Europe de l'Ouest, de l'Est et du Sud, conjugué à l'expansion continue de l'OTAN et de ses activités militaires, ont créé des divisions de plus en plus fortes et de la méfiance entre la Fédération de Russie et les États-Unis. [i] Ce processus menace maintenant de détruire le nouvel accord START (New START) et d'annuler les précédents progrès vers l'élimination des armes nucléaires. Une détérioration supplémentaire des relations américano-russes pourrait entraîner un retour aux dangereuses postures nucléaires de la Guerre froide.
Bien que le système de défense antimissile soit installé sous les auspices de l'OTAN, il est perçu par la Russie comme «un système US sur le sol européen». [ii] Ce système est considéré avec appréhension par la Russie, en particulier depuis que ses dernières phases comprennent des plans de déploiements d'intercepteurs à un stade très développé, qui permettent de cibler efficacement les missiles nucléaires stratégiques russes. La Russie considère par conséquent les déploiements proposés et en cours comme pas moins qu'"une étape intermédiaire vers la construction d'un système à grande échelle de défense antimissile pour fournir une protection garantie du territoire US contre toute attaque de missiles." [iii]
La justification de la politique officielle des États-Unis pour ces déploiements, c'est qu'ils sont nécessaires pour se défendre contre des missiles balistiques iraniens à longue portée, missiles qui doivent encore être développés. Cependant, les scientifiques états-uniens ont déclaré que les systèmes avancés de radar européens donnent aux États-Unis la «capacité de suivre les missiles balistiques inter-continentaux [ICBM] russes très tôt après un lancement et de guider les intercepteurs contre eux». [iv] Les dirigeants russes ont exprimé des préoccupations spécifiques sur le fait que le système de défense antimissile US/Otan pourrait être utilisé dans un tel but, et ils continuent de se demander contre qui le système est dirigé.
Une méfiance réciproque fondamentale provient du fait que tant les États-Unis et la Russie maintiennent toujours des plans de guerre stratégique qui comprennent des options de frappe nucléaire à grande échelle, avec des centaines de cibles comprenant clairement les villes dans l'autre nation. [v] Les deux nations gardent un total d'au moins 1700 armes nucléaires stratégiques montées sur des missiles balistiques prêts à être lancés, qui peuvent effectuer ces options de frappe avec un avertissement de seulement quelques minutes.
Ainsi, beaucoup en Russie croient que les phases finales du déploiement du système US / OTAN de défense antimissile sont conçus pour avoir la capacité de réduire grandement ou d'éliminer la dissuasion nucléaire stratégique russe. Des progrès technologiques continus en matière de missiles hypersoniques, [vi] qui pourraient grandement améliorer les capacités des missiles intercepteurs, combinés à la possibilité que des ogives nucléaires soient installés dans des intercepteurs de missiles, ne serviront qu'à exacerber les craintes russes à propos de cette défense antimissile européenne [vii].
La méfiance mutuelle a empêché une véritable coopération pour une défense antimissile commune, comme ce fut déjà le cas avec le défunt Centre d'échange de données USA/Russie, qui était censé partager des informations sur les lancements de missiles américains et russes.[viii] Le fait de ne pas inclure la Russie dans une défense antimissile conjointe reflète également le fait que l'OTAN n'a pas fait de la Russie un partenaire à part entière dans l'Alliance, malgré la fin de la Guerre froide.
Il n'est que naturel que la Russie considère l'OTAN comme une menace potentielle, en particulier depuis que l'OTAN s'est considérablement étendu vers l'Est, a activement recruté et inclus les anciens membres du Pacte de Varsovie, et s'est engagé dans de vastes campagnes militaires en Europe, Afrique et Asie du Sud. La combinaison de l'expansion de l'OTAN avec le déploiement d'un système massif de défense antimissile qui entoure la Russie a déclenché une vive réaction politique en Russie. Du point de vue russe, un système US / OTAN de défense antimissile en Europe sape leur force de dissuasion nucléaire, diminue la vulnérabilité des États-Unis et accroît la vulnérabilité de la Russie à une attaque nucléaire.
En novembre, le président Medvedev a fait sa plus vigoureuse déclaration politique contre les États-Unis et l'OTAN à ce jour. [ix] Dans ce discours il y avait un avertissement spécifique que la Russie se retirerait du nouvel accord START si le système US / OTAN de défense antimissile continuait à avancer. Ce n'est pas une nouvelle information - la Fédération de Russie avait publié une déclaration non-équivoque en avril 2010 lorsque New START avait été signé, indiquant clairement que les limitations quantitatives et qualitatives du programme US de défense antimissile étaient à ce point essentielles que la Russie serait prête à se retirer du traité si ces limites n'étaient pas honorés. [x]-
Un retrait russe de nouveau START signifierait probablement de se précipiter dans une nouvelle course aux armements nucléaires et ainsi d'inverser complètement le mouvement vers un monde sans armes nucléaires. Beaucoup de signataires du traité de non-prolifération nucléaire (TNP) considèreraient également l'effondrement du processus New START comme une violation explicite du TNP, ce qui pourrait conduire à l'effondrement du TNP, et une prolifération nucléaire extensive.
Dans son discours de novembre, le président Medvedev a également fait part d'un certain nombre d'instructions explicites à ses forces militaires qui essentiellement élèvent les menaces militaires contre les États-Unis et l'OTAN. Il a déclaré: «J'ai donné des instructions aux Forces armées pour mettre en place des mesures permettant de désactiver le système de données de la défense antimissile et les systèmes de guidage, au cas où ce serait nécessaire [...] Si les mesures ci-dessus s'avèrent insuffisantes, le Système de la Fédération de Russie emploiera des systèmes d'armes offensives moderne à l'ouest et au sud du pays, assurant notre capacité de détruire n'importe quelle partie du système de défense antimissile en Europe. "[xi]
Bien que de nombreux analystes politiques en Occident aient rejeté cet avertissement comme un simple moyen de mettre la pression sur les États-Unis et l'OTAN pour qu'ils changent de cap, cette déclaration du président Medvedev doit être prise au sérieux. La Russie va certainement mener à bien les directives de son président.
Les dirigeants des États-Unis, de l'OTAN et de la Russie doivent envisager avec sérieux la possibilité que le cours actuel des événements politiques les pousse vers un affrontement militaire éventuel. L'expansion de l'OTAN, son «parapluie nucléaire» et le système de défense antimissile aux frontières même de la Russie augmentent les chances que toute confrontation militaire conventionnelle dégénérerait rapidement en guerre nucléaire.
Si la Russie a décidé de «détruire n'importe quelle partie du système de défense antimissile en Europe», comme menace le président Medvedev, est-ce qu'une telle action ne serait pas susceptible de conduire à un conflit nucléaire entre les États-Unis et la Russie? Selon de récentes études, la mise à feu des arsenaux nucléaires états-uniens et russes, qui sont prêts à être lancés, pourrait rendre la Terre pratiquement inhabitable pendant plus d'une décennie. [xii] Une telle guerre conduirait à une pénurie mondiale et à la famine pour la majeure partie de l'humanité. [xiii]
Nous suggérons les mesures suivantes, à la fois comme un moyen de sortir de la crise immédiate, et pour faire progresser l'objectif d'un monde sans armes nucléaires. Ce ne sont pas les seules mesures qui pourraient être utiles, mais nous espérons que les dirigeants des deux côtés pourraient être disposés à agir sur elles:
1. Il devrait y avoir un gel du déploiement du système de défense antimissiles US / OTAN en Europe en attendant une évaluation quantitative ouverte, conjointe américano-russe, des menaces que la défense antimissile est censé contrer, et des menaces posées par les forces nucléaires stratégiques et tactiques russes et états-uniennes. [xiv] Les menaces posées par la défense antimissile et son efficacité doivent être étudiées et intégrées dans cette évaluation. Il est essentiel que cette analyse comprenne une évaluation scientifique approfondie des effets à long terme d'un conflit nucléaire sur l'environnement mondial, le climat et l'agriculture humaine. [xv]
2. Il est essentiel, non seulement pour la création d'une Europe en paix et en sécurité, mais également pour la perpétuation de la civilisation et de l'espèce humaine elle-même, que les arsenaux nucléaires prêts à être lancer soient immédiatement démantelés, que la guerre nucléaire soit évitée, et que les arsenaux nucléaires soient éliminés. C'est une priorité qui doit éclipser toutes les autres priorités, y compris ce qui est considéré comme étant des priorités de sécurité les plus pressantes des principales puissances mondiales.
Nous réitérons vivement que les différences d'opinion sur la défense antimissile ne doivent pas permettre de faire dérailler les progrès vers un monde sans armes nucléaires, ou pire, de faire marche arrière et de rétablir des postures de la Guerre Froide, comme ce serait le cas en cas d'effondrement du New START.
Dans la recherche d'une solution, il est vital que les deux parties sentent que leurs préoccupations sont respectées et que leurs intérêts de sécurité sont correctement pris en compte. Un résultat qui avantagerait un seul côté, ou qui est perçu comme tel, n'est pas une solution du tout.
L'élimination des armes nucléaires ne doit pas avoir lieu dans un lointain avenir utopique, mais à une date rapprochée, comme le demande aux Nations Unies la grande majorité des gouvernements du monde, résolution après résolution. Il est assez clair que les citoyens ordinaires de tous les pays ne veulent plus vivre sous l'ombre de la destruction nucléaire imminente, et ne voit pas pourquoi des arsenaux nucléaires énormes doivent continuer à exister alors qu'ils représentent clairement un mécanisme d'autodestruction de la race humaine.
David Krieger, President, Nuclear Age Peace Foundation - Santa Barbara , Canada
co-signataires
John Hallam, People for Nuclear Disarmament, Sydney Australia
Steven Starr, PSR, Missouri USA,
Colonel Valery Yarynich, 30 Years Soviet Missile Forces (ret)
Sergei Kolesnikov, Member, Russian Duma, President, Russian Section of IPPNW
Notes
[i] À ce jour, l'Espagne, la Roumanie, les Pays-Bas, la Pologne et la République tchèque ont accepté de participer à ce déploiement. Des missiles Patriot ont été déployés en Pologne à la frontière de l'enclave russe de Kaliningrad et un radar en bande X est aussi susceptible d'être déployé en Turquie. On prévoit de déployer des missiles intercepteurs sur des navires de guerre américains dans les mers Méditerranée et Baltique.
[ii] Tom Collina, “NATO Set to Back Expanded Missile Defense,” Arms Control Today, cf http://www.armscontrol.org/act/2010_11/NATOMissileDefense.
[iii] Rusian Pukhov, “Medvedev’s Missile Threats are only his Plan B,” The Moscow Times, December 1, 2011, cf http://www.themoscowtimes.com/opinion/article/medvedevs-missile-threats-are-his-plan-b/448992.html.
[iv] Theodore Postol & George Lewis, “European Missile Defense: The Technological Basis of Russian Concerns” (2010), article on-line publié by the Arms Control Association, cf http://www.armscontrol.org/act/2007_10/LewisPostol.
[v] Les objectifs stratégiques des USA incluent les forces militaires russes, infrastructures d'appui à la guerre et aux ADM, et les leaders tant militaires que nationaux. Hans Kristensen, “Obama and the Nuclear War Plan,” Federation of the American Scientists Brief, February 2010, cf http://www.fas.org/programs/ssp/nukes/publications1/WarPlanIssueBrief2010.pdf.
[vi] Les États-Unis ont testé avec succès des missiles non-balistiques qui ont voyagé à des vitesses allant jusqu'à Mach-20 (27.000 km/h).
Voir http://www.examiner.com/military-technology-in-washington-dc/the-usaf-x51-a-&-the-u-s-army-ahw-both-test-november-2011.
[vii] “Hypersonic missile: who is the target?” Voice of Russia, November 28, 2011, cf http://english.ruvr.ru/2011/11/28/61168605.html.
[viii] Le Centre d'échange de données USA/Russie avait été convenu et ratifié par les États-Unis et la Russie, dans le but de prévenir une guerre nucléaire accidentelle entre eux à la suite d'une fausse alerte d'attaque.
Voir http://www.fas.org/nuke/control/jdec/text/000604-warn-wh3.htm.
Cependant, aucun des deux camps ne semblait prêt à partager les données "brutes" ou non filtré de leurs systèmes d'alerte précoce en raison d’inquiétudes sur le fait qu'elles révéleraient trop de l'autre côté sur les capacités du système d'alerte. Aussi, le Centre n'a jamais été ouvert; un immeuble vide à Moscou, où le centre était censé s'installer, témoigne du continuel l'échec de la coopération.
[ix] Texte du discours de Medvedev du 23 novembre 2011, cf http://akiomatsumura.com/2011/11/nuclear-plants-disasters-&-the-role-of-international-media.html:
« Premièrement, j'ai donné instruction au ministère de la Défense de mettre immédiatement la station d'avertissement précoce d'attaque de missiles de Kaliningrad en alerte de combat.
Deuxièmement, la couverture protectrice des armes nucléaires stratégiques de la Russie sera renforcée comme une mesure prioritaire dans le programme de développement de nos défenses aériennes et spatiales.
Troisièmement, les nouveaux missiles stratégiques commandées par les Forces de missiles stratégiques et par la Marine seront équipés de systèmes avancés de pénétration et de nouvelles ogives hautement efficace.
Quatrièmement, j'ai demandé aux Forces armées de définir des mesures permettant de désactiver les données système de défense antimissile et les systèmes de guidage, si besoin est. Ces mesures seront suffisantes, efficaces et à faible coût.
Cinquièmement, si les mesures ci-dessus s'avèrent insuffisantes, le système de la Fédération de Russie emploiera des systèmes d'armes offensives modernes à l'ouest et au sud du pays, assurant notre capacité de détruire une partie quelconque du système de défense antimissile en Europe.
Une étape dans ce processus sera de déployer des missiles Iskander dans la région de Kaliningrad.
D'autres mesures pour contrer le système européen de défense antimissiles seront prévus et mis en œuvre si nécessaire.
Par ailleurs, si la situation continue à se développer non en faveur de la Russie, nous nous réservons le droit de cesser la poursuite des mesures de désarmement et de contrôle des armes. Par ailleurs, étant donné le lien intrinsèque entre armes stratégiques offensives et défensives, les conditions pour le retrait du nouveau traité START pourrait également survenir, et cette option est inscrite dans le traité.
Mais laissez-moi insister sur ce point, nous ne fermons pas la porte à la poursuite du dialogue avec les États-Unis et l'OTAN sur la défense antimissile, et sur la coopération pratique dans ce domaine. Nous sommes prêts pour cela. Cependant, ce ne peut être atteint qu'en établissant un cadre clair, légal de la coopération qui garantirait que nos intérêts et préoccupations légitimes sont prises en compte.
Nous sommes ouverts au dialogue et à l'espoir d'une approche raisonnable et constructive de la part de nos partenaires occidentaux. »
[x] La défense antimissiles est explicitement mise en question dans le préambule et dans l'article 5 du NEW START. Le préambule reconnaît «la relation entre les armes offensives stratégiques et les armes stratégiques défensives» et stipule que «les armes stratégiques défensives actuelles ne compromettent pas la viabilité et l'efficacité des armes stratégiques offensives des Parties." Ainsi, la poursuite du déploiement du système de défense antimissiles US / OTAN est, aux yeux de la Russie, au moins une violation de l'esprit du NEW START.
[xi] Ibid.
[xii] Steven Starr, “Catastrophic Climatic Consequences of Nuclear Conflict,” The International Commission on Nuclear Non-Proliferation & Disarmament, December 2009, cf http://www.icnnd.org/Documents/Starr_Nuclear_Winter_Oct_09.pdf.
[xiii] Steven Starr, “U.S. and Russian Launch-Ready Nuclear Weapons: A Threat to All Peoples & Nations,” Nuclear Age Peace Foundation, October 2011, cf http://www.wagingpeace.org/articles/pdfs/2011_06_24_starr.pdf.
[xiv] Des propositions spécifiques pour de telles évaluations ont déjà été publiés par les Affaires étrangères et par la Federation of American Scientists. Voir B. Blair, V. Esin, M. McKinzie, V. Yarynich & P. Zolotarev, “Smaller & Safer: A New Plan for Nuclear Postures,” Foreign Affairs, Sept/Oct 2010, Vol. 89, No. 5, p. 10, cf http://carnegieendowment.org/static/npp/pdf/Smaller_&_Safer.pdf & Hans Kristensen, R. Norris, & I. Oelrich, “From Counterforce to Minimal Deterrence: A New Nuclear Policy on the Path Toward Eliminating Nuclear Weapons,” Federation of American Scientists & The Natural Resources Defense Council, Occasional Paper, April 2009, p. 15, cf http://www.fas.org/pubs/_docs/OccasionalPaper7.pdf
[xv] O. B. Toon & A. Robock, “Local nuclear war, global suffering.” Scientific American, 302, 74-81 (2010), cf http://climate.envsci.rutgers.edu/pdf/RobockToonSciAmJan2010.pdf