Ben Cramer
9 août 2015
Une réflexion s'impose sur les mythes relatifs à l'arme nucléaire. L'ouvrage « Armes Nucléaires – 5 mythes à déconstruire » de Ward Wilson (préfacé par Michel Rocard et traduit par Danièle Fayer-Stern) que le GRIP vient de publier à Bruxelles arrive à point. Je ne voudrais quant à moi en relever qu'un seul : « La bombe, le garant de la paix ». Je pourrais évidemment en citer d'autres : le mythe relatif au coût infime que cette arme allait représenter par rapport à sa « force de frappe », sa puissance destructrice. Celui de tremplin pour disposer d'un siège (ou strapontin) au Conseil de Sécurité. Celui d'atout majeur pour être indépendant des blocs et coalitions militaires, alors même que la France et le Royaume-Uni s'accommodent fort bien d'être à la fois puissances nucléaires et membres de l'OTAN ! Et que nul ne s'offusque à Paris ou à Londres que ce soient les Etats-Unis d'Amérique qui disposent du plus grand arsenal nucléaire sur le continent européen !
Mais je voudrais m'arrêter sur le pire d'entre eux : le mythe selon lequel l'atome « nous aurait évité la guerre depuis 1945 ». Ce mythe - que des historiens plus compétents que moi pourraient aisément réfuter - est le plus ravageur pour la simple raison qu'il a rendu possible, ici, chez nous, deux erreurs d'appréciation. Il a non seulement tronqué notre histoire depuis 45, mais il fournit par la même occasion les clefs de l'impasse d'un certaine pacifisme. Expliquons-nous.
Le premier trucage concerne la raison d'être de l'unification européenne. Alors que le « Marché Commun » a été la base économique de l'OTAN, comme le rappelait d'ailleurs Michel Rocard au début des années 70, on nous a leurrés et baratinés en nous présentant ce projet comme un projet pacificateur et le summum, le « top » de la réconciliation entre les peuples. Toutefois, si l'on parvient à se défaire de la pollution mentale que représente cette propagande du « monde libre », la liberté de circulation des marchandises tant prisée par les Européistes visait aussi et surtout à éradiquer le communisme de l'Europe de l'Ouest. Pourquoi tant d'efforts ? Parce que nos élites des deux côtés de l'Atlantique étaient persuadées que le communisme ne pourrait contaminer que les pauvres ! (cf. à ce propos les analyses de JP Vernant).
La paix ici, parce que la guerre là-bas
La seconde tromperie à l'égard des peuples européens est pire encore. Nul n'a osé expliquer que si nous bénéficions présentement de la paix ici, dans cet espace bien délimité, c'est parce qu'il y avait la guerre…ailleurs. Que les centaines de conflits et les millions de morts et de blessés de par le monde, c'était le prix à payer pour avoir un peu de calme à nos frontières schengenisées. La guerre ailleurs assurait notre paix ici. Il aura fallu beaucoup d'années otanesques, des bombardements et massacres officiellement « de faible intensité » dans la périphérie, dans les banlieues de l'Europe, dans cette zone grise entre les Balkans et le Moyen-Orient, pour que le lien soit établi, le lien de cause à effet entre notre si paisible Union Européenne (qui a kidnappé à son profit l'espace pan-européen et flingué le chantier du Conseil de l'Europe) et la stratégie du chaos sous d'autres latitudes. La prise de conscience de cette connexion est entrain de s'opérer, en même temps que la reconnaissance d'un certain terrorisme et la découverte des réfugiés, bref, à partir du moment où les opérations militaro-policières menées par nos dirigeants en notre nom ont fait boomerang et nous éclaboussent en pleine figure.
Nous avons cru trop longtemps que la paix était due à nos valeurs, à l'édification de nos beaux principes, à la beauté de nos espaces naturels estampillés Natura 2000, à nos terrains de golf, à la propreté de nos maisonnettes…pour ne pas avoir à se préoccuper ou s'émouvoir des miradors, des barbelés et de l'EU Navfor Med. Certains d'entre eux ont mimé la paix sous toutes ses coutures. Les porte-parole de l'OTAN, passés maîtres dans l'art de la novlangue chère à George Orwell, ont vanté leur institution en tant qu'« organisation pacifiste ». L'illusion et la mauvaise foi ont fait le reste. « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs » déclara Chirac à Johannesburg en 2002. Les commentateurs ont apprécié, les militants ont applaudi le style. Mais enfin …, si la maison brûle, Monsieur Chirac, c'est parce que des incendiaires bien identifiés ont mis une partie de la planète à feu et à sang. Pourquoi ne l'a-t-on pas dit ? Le diagnostic s'impose : la majorité d'entre nous ont refoulé tout ce qui relève de la polémologie. Aujourd'hui encore, 25 ans après le début des guerres en Yougoslavie, la majorité des ONG, qui s'auto-proclament la « société civile », y compris celles qui se mobilisent pour le développement, y compris les altermondialistes de la belle-époque post-Porto-Alegre, y compris les associations environnementales qui zappent le fait que la protection de la planète passe par la capacité à pacifier les rapports entre les humains et la Terre, y compris les ONG écolos qui scandent des slogans apocalyptiques sur le climat …, toutes ont évacué la thématique de la guerre et de la militarisation dans leurs réflexions et dans leurs débats. Bref, il serait temps de travailler sur notre refoulé et remettre les pendules à l'heure.
Pour remédier à cette dérive, la formule de Bouthoul « Si tu veux la paix, connais la guerre », est à décliner sous toutes ses facettes. Il ne sera pas inutile non plus de méditer la phrase de Castoriadis : « Une société moderne montre son degré de civilisation à sa capacité à se fixer des limites ». Je ne peux pas m'étendre ici, ni développer. Il y aurait beaucoup à dire et s'interroger … : jusqu'à quel point la notion de limite permettrait d'enrichir le pacifisme à partir de cette conscience que certains écologistes ont intégré. Mais les limites auxquelles je fais allusion sont et seront l'une des recettes pour éviter la casse, limiter les dégâts. Il s'agit à mon avis de penser comment pénaliser les entreprises de l'armement pour leur contribution au réchauffement climatique, taxer les trafics d'armes pour qu'une réaffectation des dépenses militaires (exponentielles ou presque) favorise la sécurité de tous dont la sécurité sociale ; définir des seuils dans le domaine de l'exportation de la violence. Reconsidérer la répartition internationale de la menace de mort qui est aussi délirante que la répartition des richesses. De façon plus globale, définir un programme pour la décroissance dans le domaine de la militarisation, à un moment clef de notre Histoire où le pire n'est pas exclu.