Luc Mampaey (GRIP)
9 juillet 2015
Le 9 juillet 2015 marquait le 60e anniversaire du Manifeste Einstein- Russell. Un avertissement sévère des plus éminents scientifiques en 1955, à l'initiative du mathématicien et philosophe Bertrand Russell et du physicien Albert Einstein, terrifiés par les dangers que représentait pour la survie de l'humanité le développement des armes nucléaires.
C'est pourtant Albert Einstein lui-même, dont le pacifisme n'est pas à mettre en doute, qui alerta le président Franklin Delano Roosevelt, dès le 2 août 1939, de sa conviction que la fission nucléaire permettrait à l'Allemagne nazie de développer des bombes redoutables.
Il relayait ainsi les inquiétudes de plusieurs autres physiciens, principalement des exilés hongrois dont Léo Szilârd et Edward Teller. Et sa mise en garde sera écoutée : Roosevelt lui répond le 19 octobre 1939 en le remerciant, et en l'informant de sa décision de réunir un comité au plus haut niveau de l'État.
C'est le point de départ du Programme Manhattan.
Einstein confiera peu avant de mourir à son ami chimiste et physicien Linus Pauling, lui aussi signataire du Manifeste, qu'il avait regretté l'envoi de cette lettre au président des États-Unis.
Mais la machine infernale est lancée. Le 16 juillet 1945, la première bombe atomique au plutonium explose au Nouveau-Mexique ; quelques jours plus tard, deux autres, l'une à l'uranium et l'autre au plutonium pulvériseront les villes japonaises d'Hiroshima le 6 août, et de Nagasaki le 9 août.
Il était clair pourtant, en 1945, que l'Allemagne nazie n'était pas en mesure de construire un tel armement. L'urgence justifiée par la crainte d'Einstein en 1939 n'existait plus depuis un bout de temps déjà, et ne se justifiait pas non plus par la montée en puissance de l'Union soviétique qui se profilait comme le véritable adversaire dans la course aux armements qui se préparait.
Il était impossible désormais de remettre le génie dans sa lampe, et le Japon était un parfait terrain d'expérimentation pour les nouvelles prouesses technologiques du Pentagone.
Un seul scientifique, le physicien Joseph Rotblat, décida pour des raisons morales de quitter le projet Manhattan avant les explosions d'Hiroshima et de Nagasaki. Il consacrera toute sa vie au combat pour l'abolition des armes nucléaires en créant le Mouvement Pugwash (« Pugwash Conférences on Science and World Affairs ») avec lequel il recevra le prix Nobel de la paix en 1995.
Dans les années cinquante, dans un très grand nombre de pays, de nombreux scientifiques prendront conscience de leur responsabilité face aux détournements de la science à des fins militaires qui peuvent conduire à l'anéantissement de l'humanité, et donc aussi de leur devoir d'alerte.
Dès 1944, Einstein avait proposé des consultations entre les scientifiques les plus brillants des pays alliés, y compris l'Union soviétique, afin d' « exercer l'influence collective des scientifiques sur leurs gouvernements respectifs, en vue d'établir une armée internationale et un gouvernement supranational ».
Début 1955, c'est Bertrand Russell, déjà en contact avec le physicien allemand Max Born et Frédéric Joliot-Curie (à l'époque membre du parti communiste français), qui écrit à Einstein pour lui proposer une déclaration commune d'éminents scientifiques des deux blocs appelant à l'abolition de la guerre.
Le 11 avril 1955, Albert Einstein écrit une courte lettre à Russell exprimant son plein appui à ce projet de «Manifeste», qu'il signera immédiatement. Il mourra une semaine plus tard, le 18 avril 1955. Bertrand Russell réunira au bas du Manifeste les signatures, outre celle d'Albert Einstein, de Joseph Rotblat et la sienne, de huit autres prestigieux chercheurs . II convoquera dans la foulée une conférence de presse à Londres, le 9 juillet 1955, au cours de laquelle il lira à haute voix l'ensemble du Manifeste, concluant par un appel invitant « les hommes de science du monde entier et le grand public » à souscrire à la Résolution suivante: « Compte tenu du fait qu'au cours de toute nouvelle guerre mondiale, les armes nucléaires seront certainement employées et que ces armes mettent en péril la survie de l'humanité, nous invitons instamment les gouvernements du monde à comprendre et à admettre publiquement qu'ils ne sauraient atteindre leurs objectifs par une guerre mondiale et nous leur demandons instamment, en conséquence, de s'employer à régler par des moyens pacifiques tous leurs différends. »
En 1957, en réponse à l'appel du Manifeste invitant les scientifiques à se réunir, une première conférence eut lieu avec le soutien de l'industriel canadien Cyrus Eaton, dans sa résidence d'été au petit village de Pugwash, en Nouvelle-Ecosse. C'est la naissance du Mouvement « Pugwash Conférences on Science and World Affairs » qui tiendra, en novembre 2015, sa 61 e conférence à Nagasaki au Japon.
Cette année de commémorations - de Nagasaki et Hiroshima (70 ans), du Manifeste (60 ans), du Nobel de la Paix de Joseph Rotblat avec Pugwash (20 ans), sans compter celles de la « Grande Guerre »- aurait pu faire réfléchir. Et bien non, il en faut davantage pour infléchir les préjugés, la cupidité et le cynisme qui régissent le monde...
Il y a quelques semaines seulement, du 27 avril au 22 mai 2015, les 191 États signataires du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) conviés à la 9 e conférence d'Examen - seuls 104 étaient présents - ont démontré leur incapacité à progresser sur le pilier du désarmement nucléaire, en dépit de l'engagement qu'ils ont pris en ce sens en vertu de l'article 6 du Traité qui énonce que « Chacune des Parties au Traité s'engage à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire, et sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace ».
Très clairement, alors que ce Traité constitue, depuis sa mise en œuvre en 1970 et sa prorogation pour une durée indéterminée en 1995, la base du régime de non-prolifération nucléaire, les États parties ne parviennent plus à se comprendre sur la définition du pilier « désarmement nucléaire ». Une situation déplorable soulignée par le délégué de l'Afrique du Sud qui, prenant la parole au cours de la session finale de la conférence d'Examen, a déploré le « manque de courage moral » et dénoncé, en osant un parallèle très fort, le fait que le Traité de non- prolifération nucléaire (TNP) « avait dégénéré en l'expression de la volonté d'un petit nombre, comme cela était le cas sous le régime de l'apartheid ».
Ce soixantième anniversaire du Manifeste Einstein-Russell est l'opportunité de remettre les chefs d'États et de gouvernements devant leurs devoirs et responsabilités, de les inviter à (re?)lire ce Manifeste de sagesse écrit par des personnalités dont ils auraient tant à apprendre, et notamment une phrase essentielle, celle que choisit de nous rappeler Joseph Rotblat en 1995 lorsqu'il reçut le prix Nobel de la Paix pour son engagement avec Pugwash en faveur du désarmement nucléaire :
« Remember your humanity, and forget the rest ».