Jaap de Hoop Scheffer
14 mai 2003
Paris, le 14 mai 2003
(Seule le texte prononcé fait foi)
(Introduction : relations bilatérales France - Pays-Bas)
Mesdames et Messieurs, je suis très heureux que me soit donnée
l'occasion de m'adresser à cette assemblée. Je le serais dans
n'importe quelle circonstance, mais je le suis particulièrement aujourd'hui.
Car pas plus tard qu'hier, la France et les Pays-Bas ont inauguré le
Conseil de coopération franco-néerlandais, un excellent instrument
pour intensifier la coopération bilatérale entre nos deux pays
dans le domaine culturel, social, scientifique, économique et journalistique.
Ce conseil s'inscrit parfaitement dans le cadre du renforcement de nos relations
bilatérales et de nos efforts conjoints dans le domaine politique. Sur
ce plan, Monsieur de Villepin et moi-même sommes tombés d'accord
sur un certain nombre d'initiatives communes, notamment le lancement d'une discussion
sur l'avenir de la région des Grands Lacs, la mise en place d'une stratégie
européenne de non-prolifération et des missions conjointes dans
le domaine des droits de l'homme, pour ne citer que celles-là.
La France et les Pays-Bas faisant partie de l'Europe, les relations bilatérales entre nos deux pays ne feront que croître en importance avec l'élargissement et l'approfondissement de l'Union européenne. Nous sommes des Européens engagés et, en tant que tels, nous avons un destin commun : nous faisons partie des pays fondateurs de la Communauté européenne, nous partageons de nombreuses valeurs et nous croyons en un rôle plus fort pour l'Europe. Au fil des ans, nous en sommes venus à partager un esprit européen, qui transcende nos opinions parfois divergentes sur certaines questions.
(Antagonismes)
Je pense que cet esprit européen est ce qu'il nous faut le plus aujourd'hui.
Car ces derniers mois ont créé un sentiment d'antagonisme et peut-être
même une crise au sein de l'Union européenne et outre-Atlantique.
Le prologue à la guerre en Irak et les événements qui ont
suivi ont mis à jour un certain nombre de divergences entre les principaux
acteurs sur la scène mondiale, y compris au sein de l'Union européenne
elle-même.
Je pense que nous devons pas ignorer ces divergences. Certaines sont importantes, d'autres le sont moins. Mais nous ne devons pas perdre de vue qu'en dépit de ces divergences, nous partageons la même foi en des valeurs fondamentales telles que la démocratie, les droits de l'homme, la règle de droit international, la stabilité et la sécurité. Tout le reste en découle, que ce soit le rôle que doit jouer la communauté internationale dans la reconstruction de l'Irak, la façon dont l'Europe peut augmenter son influence dans le domaine de la défense ou les mesures à prendre pour lutter contre la prolifération des armements et les États qui refusent d'accepter l'ordre du droit international.
Partant de cela, j'aimerais aborder un certain nombre de questions qui occupent une place centrale dans le débat européen d'aujourd'hui : le développement d'une politique étrangère et de défense, nos relations avec les États-Unis, le débat au sein de la Convention sur l'avenir de l'Europe et les relations bilatérales dans une Union européenne élargie.
(L'Europe à l'extérieur)
Une politique étrangère et de sécurité commune qui
soit à la mesure de l'énorme poids économique de l'Europe
aurait déjà dû être élaborée depuis
longtemps. Les intérêts de l'Europe, autant que l'ordre international,
nécessitent que l'Union s'exprime d'une seule voix dans les relations
internationales. Elle peut apporter des idées et renforcer les capacités
pour promouvoir la sécurité et la stabilité au-delà
de son propre continent.
C'est pourquoi nous devrons définir une vision commune sur deux aspects essentiels. Tout d'abord, sur une politique étrangère et de sécurité commune comprenant une composante de défense. Cette vision doit être centrée sur le cadre multilatéral, dont les Nations unies sont le plus beau fleuron. Au fil des ans, les Nations unies ont ajouté des instruments exceptionnels aux outils diplomatiques nationaux au niveau de la promotion de la paix et de la sécurité internationales : le règlement des différends, les sanctions économiques, les opérations de maintien de la paix et les missions de reconstruction, des codes de conduite et des régimes d'inspection. C'est pourquoi les Nations unies devraient rester au cur des visions européenne et américaine de l'ordre international. Et cet ordre international inclut aussi des organisations clés telles que l'OTAN et l'OSCE.
Ensuite, nous devons déterminer une vision commune de notre relation avec les États-Unis. Il est essentiel de prendre mieux conscience de nos nombreux intérêts communs et d'approfondir le dialogue transatlantique en conséquence. Quelle que soit l'ampleur de nos investissements dans le cadre multilatéral pour régler les questions de sécurité et de commerce, par exemple, nous ne pouvons pas nous passer des États-Unis. Les États-Unis ont besoin de nous, tout comme nous avons besoin des États-Unis. Si les États-Unis devaient prendre leurs distances avec le système multilatéral, celui-ci en pâtirait irréparablement. Pour l'Union européenne, comme pour les États-Unis, les enjeux sont trop grands, à la fois en termes politiques et en termes économiques, pour abandonner le système multilatéral.
(Sécurité et défense)
Si nous voulons apporter une contribution utile à l'ordre international,
nous devons premièrement élaborer une politique étrangère
et de sécurité cohérente comprenant une capacité
militaire. C'est un choix stratégique qui nous a été imposé
par la fin de la guerre froide et par l'émergence de nombreux conflits
régionaux à l'extérieur de l'Union européenne. Cela
signifie, par exemple, qu'à un moment donné les circonstances
en Afrique pourraient exiger une opération de maintien de la paix menée
par l'Union européenne. Nous devons y être préparés.
Deuxièmement, la capacité de défense européenne devrait être liée à l'OTAN et ne pas être le doublon de structures et de capacités existantes. Nous ne voulons pas d'article V (cinq) pour l'Europe. Une capacité de défense européenne devrait permettre à l'Union européenne de jouer le rôle qui est le sien dans la prévention et dans la gestion des crises, dans les cas où l'engagement de l'OTAN n'est pas une option. L'OTAN reste essentielle, et l'Europe doit être capable de faire plus au sein de l'OTAN. Et, je le souligne, les Européens devraient réaliser plus de choses ensemble, et non pas en petits groupes de quatre ou cinq.
Troisièmement, la reconnaissance de l'importance d'une défense européenne devrait aussi se traduire par la volonté politique de contribuer aux ressources et aux capacités. Nous devons investir aussi bien dans la sécurité « dure » que dans la sécurité « douce ».
Quatrièmement, nous devons développer un concept commun de sécurité européenne qui reconnaisse et pallie les lacunes actuelles du système multilatéral. Nous devons reconnaître que le cas de l'Irak a mis à jour des manquements dans le cadre multilatéral, y compris au niveau des Nations unies et de l'OTAN. Nous devons admettre que les régimes traditionnels de non-prolifération ont leurs limites. Il ne répondent pas efficacement à la menace des États qui se placent en dehors du système. Soutenir les régimes signataires du traité ne suffit plus. Si nous voulons répondre de manière adéquate à ces menaces, nous devrons travailler sur deux fronts. D'un côté, nous devons continuer à faire respecter l'universalité des traités et des normes et à renforcer les mesures de contrôle des exportations et leur mise en uvre, de l'autre, nous devons explorer de nouvelles pistes. L'Union européenne doit développer une stratégie cohérente de non-prolifération qui inclue tous les instruments dont elle dispose au niveau diplomatique, politique, économique, financier et militaire. Nous avons besoin d'une approche intégrée et transversale de cette question. Mais, me demanderez-vous, qu'est-ce que cela signifie dans la pratique ? Je répondrai que cela peut signifier que nous devons utiliser le poids de l'Europe dans le domaine économique ou du développement pour faire pression sur les pays qui ne respectent pas certaines valeurs et certains accords, que ce soit dans le domaine de la non-prolifération, du terrorisme ou des droits de l'homme. L'Europe pourrait utiliser ce poids par exemple dans le cas de l'Iran, qui reste en défaut sur ces questions et avec lequel elle est en train de négocier un accord de commerce et de coopération. En liant l'accès au marché aux questions de sécurité, nous pouvons créer une politique étrangère européenne réellement cohérente et efficace.
(Les relations avec les États-Unis)
Si nous voulons conserver un partenariat solide avec les États-Unis,
nous devons reconnaître que le cadre multilatéral actuel est déficient.
Le système multilatéral ne fonctionnera pas sans les États-Unis.
Pour que les États-Unis participent au système multilatéral,
celui-ci doit être plus efficace. La question que nous devons nous poser
est donc celle de savoir comment lui donner du mordant si nous partageons le
point de vue qu'un système multilatéral solide et efficace est
dans l'intérêt tant de l'Europe que des États-Unis. A terme,
l'Europe devra inévitablement parler d'une seule voix au sein du Conseil
de sécurité. Je suis convaincu que le débat sur un monde
multipolaire ou unipolaire indique que c'est là un problème que
nous devons aborder. Nous devons continuer de nous concentrer sur le renforcement
du cadre multilatéral, parce que c'est là que se rejoignent nos
intérêts. C'est aussi là que nous pouvons aplanir nos divergences
et régler nos conflits. Un régime multilatéral solide reste
le meilleur moyen pour protéger les principaux intérêts
mondiaux que sont la paix et la sécurité internationales. Ce sont
ces intérêts-là qui imposent à l'Europe, et non seulement
aux États-Unis, une part de la responsabilité pour la sécurité
dans le monde. Une responsabilité, d'ailleurs, que l'Europe accepte déjà
dans la lutte contre le terrorisme. De plus, il faudra engager une discussion
de fond entre l'Europe et les États-Unis sur le rôle futur de l'OTAN.
Je suis convaincu qu'il faudra viser à une OTAN qui soit plus pro-active
que l'OTAN du vingtième siècle.
Notre deuxième tâche à l'égard des États-Unis devrait être de les convaincre que, même si nous ne partageons pas toujours leurs idées (cela nous arrive aussi aux Pays-Bas), nous croyons en l'importance de notre relation. Les efforts que déploie l'Union européenne pour jouer un rôle dans la politique étrangère et de défense ont pour but de contribuer à la stabilité et à la sécurité internationales et non de faire de l'Europe un contrepoids des États-Unis. D'aucuns ont appelé cela une « Europe puissance ». J'aimerais beaucoup savoir comment vous interprétez cela, mais je pense qu'une « Europe puissance » devrait aussi être une « Europe partenaire ». Ce partenariat devrait se refléter dans une diplomatie active et engagée entre l'Union européenne et les États-Unis. Les uns comme les autres, nous devrions engager un dialogue utile, dans un esprit d'ouverture. Cela implique que l'on puisse en appeler à nos responsabilités respectives, notamment en ce qui concerne le traité de Kyoto et la Cour pénale internationale. Nous devrions aussi repenser les sommets qui se tiennent régulièrement entre l'Union européenne et les États-Unis et nous assurer qu'ils abordent les questions fondamentales, telles que le commerce et les relations économiques, et celles qui se posent en matière de sécurité, telles que la prolifération et le processus de paix au Moyen-Orient.
L'Union européenne et les États-Unis devraient se recentrer sur ce qui les unit. De même que les Américains doivent reconnaître qu'il n'existe ni « vieille Europe », ni « nouvelle Europe », de même nous devons reconnaître que nous avons peut-être sous-estimé le traumatisme que les attaques terroristes de 2001 ont été pour l'âme et la société américaines.
(L'Union européenne en mutation : bilatéralisme)
L'approfondissement de l'intégration européenne est aussi dans
l'intérêt des États-Unis. Une Europe plus capable et plus
forte est mieux à même, avec les États-Unis, de s'attaquer
plus efficacement aux questions majeures auxquelles nous sommes confrontés
aujourd'hui.
Heureusement, l'approfondissement de l'Union s'accélère. Au sein
de la Convention sur l'avenir de l'Union, nous discutons de problèmes
qui détermineront la forme et les ambitions de l'Europe dans les années
à venir. Cela coïncide avec l'achèvement d'une période
d'élargissement sans précédent dans l'histoire qui modifiera
encore la manière dont l'Union européenne et ses États
membres fonctionnent. L'Europe en ressortira plus diverse. Il y aura aussi davantage
de lignes de démarcation, qui se chevaucheront parfois, entre les États
membres. Il y aura des divergences entre les grands et les petits États,
entre les États du Nord et les États du Sud, entre les «
pays fondateurs » et les nouveaux États membres. Cela rendra l'issue
des discussions sur l'Union européenne de plus en plus difficile à
prévoir, mais aussi, plus fondamentalement, cela renforcera l'importance
des relations bilatérales au sein de l'Union européenne.
Comme nous en avons fait l'expérience ces derniers mois, chaque nouvelle question peut apporter une nouvelle coalition ad hoc d'États membres. Et avec vingt-cinq États membres, la balance penchera, dans le processus diplomatique, davantage vers les capitales nationales où sont élaborées les positions sur les questions concernant l'Union. Bruxelles restera l'étape ultime du processus décisionnel de l'Union, mais avec vingt-cinq États membres autour de la table, la marge de manuvre sera très étroite. Par conséquent, les négociations et la formation de coalitions auront lieu de plus en plus souvent dans les capitales des États membres. Ce n'est pas un pas en arrière pour l'intégration européenne. Bien au contraire. C'est une façon de conserver le dynamisme dans l'intégration européenne, et ce alors que le nombre de ses membres aura presque doublé. En d'autres termes, c'est la renaissance du bilatéralisme, mais au service de l'intégration européenne.
(Convention)
Cela signifie que nous devons investir dans nos relations avec d'autres États
membres, y compris avec ceux qui ne partagent pas nos idées sur certaines
questions. Cela signifie aussi que nous ne devons pas ménager nos efforts
pour mener à bien la Convention, puisqu'elle déterminera le cadre
dans lequel nous devrons défendre nos intérêts à
l'avenir.
Au sein de la Convention, les Pays-Bas, pays fondateur tout comme la France, sont d'avis qu'il faut avant tout préserver le dynamisme de l'Union européenne. Cela signifie qu'il faut renforcer et la position de la Commission et la méthode communautaire. La France et les Pays-Bas ont récemment publié un document conjoint qui ne dit rien d'autre que cela. Les Pays-Bas veulent s'assurer que le résultat final de la Convention reflétera cette position. Tout nouveau traité devra garantir l'équilibre actuel entre les institutions européennes. Il devra aussi préserver la parité entre les États membres. C'est pourquoi nous devons maintenir le système actuel de la présidence tournante, en particulier pour le Conseil européen, et renforcer parallèlement le Conseil des Ministres. Un ministre européen des Affaires étrangères, comme le proposent la France et les Pays-Bas, servirait très bien le double objectif d'augmenter la cohérence extérieure de l'Europe et de renforcer la coopération entre les institutions. J'aime autant dire que je suis persuadé que, dans la crise récente concernant l'Iraq, une telle personne n'aurait guère pu empêcher l'apparition des divergences.
Les dernières propositions du Praesidium de la Convention sur le rôle des institutions ne reflètent ni ces principes de base, ni la discussion qui a lieu au sein de la Convention, puisqu'une large majorité de ses membres est d'un avis différent. Telles qu'elles apparaissent, ces propositions auraient plutôt tendance à diviser les États membres qu'à les unir. C'est pourquoi les pays du Benelux ont soumis une proposition d'articles institutionnels destinés à éviter que se creuse un fossé entre les grands États membres et les petits. Nous voulons que la Convention réussisse. Mais cela n'est possible que si elle reflète les principes fondamentaux que je viens d'énoncer.
Quelle que soit l'importance de la future architecture institutionnelle de l'Europe, nous devons aussi faire preuve de réalisme. Le replâtrage institutionnel n'est pas une alternative à la volonté politique. Nous devons reconnaître que le dynamisme de l'Union européenne, particulièrement en ce qui concerne la politique étrangère et de sécurité, dépend largement des trois plus grands États membres : la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni. Toute avancée majeure dans l'intégration européenne est en fait subordonnée à leur soutien. Ainsi, si vous demandez : « l'Europe développera-t-elle sa propre politique étrangère et de sécurité ? », la réponse devra finalement être donnée à Paris, à Londres et à Berlin. Si la France souhaite construire une « Europe puissance », est-elle disposée à en tirer les conséquences, c'est-à-dire à investir dans la mise en place d'institutions communes fortes et d'arrangements obligatoires, même si cela devait mener à un partage de souveraineté ?
(Conclusion)
Comme vous le voyez, les Pays-Bas reconnaissent le rôle clé joué
par la France dans le développement de l'Union européenne. Ils
considèrent également la France comme un partenaire clé
en Europe. Nous devons continuer à uvrer ensemble sur la base d'une
responsabilité commune et d'intérêts partagés. L'esprit
européen doit guider nos relations futures au sein d'une Union élargie.
Le Conseil de coopération franco-néerlandais qui vient d'être
mis en place s'inscrit très bien dans ce cadre et je suis convaincu qu'il
nous permettra de défendre nos intérêts tout en construisant
une Union européenne à la fois plus large et plus forte.
Mesdames et Messieurs, la crise en Irak a indubitablement mis en évidence
les divergences à la fois entre les États membres de l'Union européenne
et de part et d'autre de l'Atlantique. Mais elle a aussi donné une nouvelle
impulsion à notre réflexion sur le rôle de l'Europe dans
le monde et sur la manière dont nous devons donner forme à nos
relations avec les États-Unis. Nous ne savons pas encore quelle sera
l'issue exacte de nos discussions. Mais il est d'ores et déjà
évident que nous sommes convaincus plus que jamais que l'Europe doit
avoir une voix et une présence plus fortes dans le monde. En tant que
pays fondateurs, la France et les Pays-Bas se doivent de réussir dans
cette entreprise