11 octobre 2020
Nous profitons de la nouvelle phase dans laquelle les négociations pour la formation d’un Gouvernement fédéral sont entrées afin de porter à votre connaissance les revendications largement partagées dans la société civile belge concernant la procédure de remplacement des avions de combat F16 de l’armée belge. C’est ainsi que, et confiantes dans le fait que la crise que nous traversons donne encore davantage de force à nos arguments, les associations soussignées se permettent de revenir vers vous pour rappeler notre volonté de voir le prochain gouvernement abandonner le contrat d’achat de 34 avions de combat F35 conclu par le gouvernement Michel en octobre 2018.
L’ampleur de la crise sanitaire que nous traversons n’était probablement pas prévisible. Cette imprévisibilité – ou cette nouvelle nécessité d’envisager l’imprévisible – pose évidemment beaucoup de questions sur les manières de se prémunir autant que possible par rapport à toutes les éventualités. Ce qui est évident aujourd’hui, par contre, c’est que le travail pour la sécurité de toutes et de tous, ici et dans le monde, passe d’abord et avant tout par la protection des individus contre les aléas de l’existence. La sécurité n’est pas d’abord la défense de l’intégrité territoriale ou la défense des intérêts d’un État ou d’un groupement d’États. La sécurité est un concept qui renvoi, et c’est manifeste aujourd’hui, à la personne. Cette « sécurité humaine », comme le rappelle les Nations Unies, est constituée de deux aspects principaux : « d’une part, la protection contre les menaces chroniques, telles que la famine, la maladie et la répression et, d’autre part, la protection contre tout événement brutal susceptible de perturber la vie quotidienne ou de porter préjudice à son organisation dans les foyers, sur le lieu de travail ou au sein de la communauté. Ce type de menace existe indépendamment du niveau de revenu et de développement d’un pays »[1]. Le travail à la sécurité poursuit deux objectifs essentiels : se libérer de la peur et se prémunir contre le besoin. Les Nations Unies le stipulent clairement : les causes fondamentales, primaires, de la violence sont d’ordres socio-économiques. Ce sont sur elles qu’il faut concentrer tous les moyens d’action. Ces causes sont la pauvreté, les maladies infectieuses et la dégradation de l’environnement. Travailler à éradiquer ces causes, c’est travailler à la sécurité. Dans son rapport 2016 « États de fragilité – comprendre la violence »[2], l’OCDE reprend cette conception de la sécurité à son compte en soulignant que les inégalités économiques et sociales sont des manifestations de la fragilité politique qui mènent très souvent à la violence.
Ce travail pour la sécurité repose et se développe à partir des services publics universels les plus qualitatifs possibles, tournés vers la préservation de chacune et de chacun contre les aléas de l’existence. C’est à nouveau un enseignement clair de cette crise sanitaire. Travailler à la sécurité, c’est donc prévenir et/ou inverser la fragilisation de l’État-providence.
Or, la crise économique de 2008 a entraîné de la part des gouvernements qui se sont succédés, une politique générale d’austérité budgétaire qui a fragilisé l’ensemble des services publics à la population. Il est primordial que les réponses politiques à la crise économique que nous allons devoir affronter sortent de cette logique.
L’austérité budgétaire n’a pourtant pas été une règle intangible en Belgique puisque le gouvernement a annoncé, ces dernières années, certains investissements publics massifs. C’est ainsi qu’en octobre 2018, le gouvernement Michel a conclu l’achat de 34 avions chasseurs-bombardiers F35, pour un coût budgété à 4,11 milliards d’euros. Le « contrat du siècle » qui vient compléter les plus de 9 milliards que ce gouvernement a investi dans l’achat de matériel de guerre. Durant ces mêmes années de législature pourtant, pour des raisons de rigueur budgétaire, le gouvernement Michel a organisé une économie de pas moins de 3,8 milliards d’euros dans les soins de santé. Le « contrat du siècle » pour les avions F35 a ainsi été conclu l’année même où le budget du secteur de la santé était raboté de 900 millions d’euros.
Ce sont donc ces choix d’investissements que nous vous demandons de remettre en question, où l’on constate le rapport inversement proportionnel entre les dépenses pour la « sécurité » et les coupes dans les postes budgétaires qui permettraient réellement de l’atteindre. Nous vous rappelons ici qu’avant même cette crise sanitaire, plus de la moitié de la population belge (53%) déclarait avoir des difficultés à assumer les dépenses en soins de santé. 10% d’entre eux indiquaient même reporter les consultations chez leur médecin généraliste.
Notez que lors de la dernière campagne électorale, un sondage d’opinion[3] souligne à nouveau que cette demande est partagée par une majorité de la population belge qui s’oppose à l’achat de nouveaux avions de chasse ainsi qu’à la capacité d’emport nucléaire de ces avions. La population belge connaît clairement ses priorités.
Une demande logique
Il est encore plus clair aujourd’hui que la priorité en octobre 2018 n’était pas d’engager la Belgique dans l’achat de 34 avions chasseurs-bombardiers. Les priorités étaient ailleurs. Les finances publiques vont à nouveau, comme en 2008, être soumises à rude épreuve. Et il faudra se réinventer pour continuer de dégager des moyens pour permettre aux services publics de garantir pleinement leurs missions. Mais il est désormais évident que la Belgique n’avait pas, n’a pas et n’aura pas les moyens d’investir autant d’argent dans du matériel militaire dont, du reste, l’utilisation est extrêmement problématique.
Cette demande que nous vous réadressons d’annuler l’achat des 34 avions de combat F35 est donc logique dans le sens où il n’est à tout le moins, vous en conviendrez, pas prioritaire. Cette demande est également logique vu le fait que les investissements massifs dans ce matériel de guerre ne concourent aucunement à la stabilisation et à la pacification dans le monde. Il suffit, pour s’en rendre compte, de constater l’état de délabrement des pays dans lesquels nos avions de combat ont opéré : en Afghanistan, en Libye, en Irak ou en Syrie. Sans parler de la participation de nos avions à la politique nucléaire illégale de l’OTAN. Ici, la potentielle capacité d’emport nucléaire de l’avion prolongerait indirectement la présence illégale et illégitime d’armes nucléaires sur notre territoire.
Nous connaissons les arguments qui ont participé à légitimer ces achats somptuaires ; au premier rang desquels l’apparente « nécessité », pour la Belgique, d’être un partenaire « fiable » de l’OTAN et, par-là, de « respecter nos engagements internationaux ». Ainsi, vu les politiques d’investissements publics qui ont été mis en place pour le gouvernement précédent, être un partenaire fiable de l’OTAN serait donc plus important que renflouer la sécurité sociale ou la justice, plus important que lutter contre la pauvreté ou contre le réchauffement climatique ? Au demeurant, on ne peut continuer à mettre les engagements internationaux de la Belgique dans l’OTAN au sommet de nos priorités et continuer de fuir ou de violer nombre d’engagements que la Belgique est censée devoir tenir comme membre [du Conseil de sécurité] des Nations Unies – la seule institution internationale qui a la légitimité et le droit de travailler à un monde plus stable et plus en paix.
Une demande réaliste
Depuis le début du processus de remplacement des avions F16 de l’armée belge, les arguments se sont accumulés contre ce projet, contre la manière dont le processus s’est déroulé et contre le choix final. Si le gouvernement n’était passé en force en outrepassant le débat démocratique lors du « F16 gate » quand les abus de la procédure ont été révélés, l’ensemble du dossier aurait logiquement été transféré au gouvernement qui sortirait des élections de mai 2019.
Ces dernières semaines, plusieurs interventions médiatiques rappellent un autre argument visant à légitimer cet investissement : le fait que ce contrat pour les 34 avions F-35 serait « important pour l’économie belge ». Or, d’après une enquête parue au début du mois d’avril dans le magazine Jane’s, les compensations sont dérisoires pour la Belgique : 21 millions d’euros.
Nous sommes persuadés qu’outre son caractère logique, notre demande d’annuler le contrat d’achat des F35 est réaliste. Nous sommes bien conscients du fait que, malheureusement, plusieurs dizaines de millions d’euros ont déjà été déboursé par le gouvernement précédent afin de bétonner le contrat. Des avances ont ainsi été liquidées en 2018 pour les programmes d’acquisition des F-35 pour un montant de 122.819.518,20 euros. En 2019, le gouvernement a budgété 242.200.000 en termes d’acomptes et d’avances pour les programmes d’acquisition des F-35, les frégates, les chasseurs de mines et les véhicules du programme de capacité motorisée. Impossible d’identifier la somme exacte de ces dernières provisions qui est directement allouée au programme d’achat des F35.
Ni nous, ni les représentants du peuple belge ne connaissent les clauses des accords qui lient la Belgique au gouvernement étasunien et au constructeur Lockheed Martin. Nous sommes toutes et tous dans l’impossibilité d’identifier les coûts d’une éventuelle rupture du contrat. Une majorité s’est dégagée à la mi-mai en commission de suivi des achats militaires pour exiger du gouvernement de pouvoir consulter ce contrat. Espérons que la transparence sera faite très rapidement. En tout état de cause, plusieurs arguments juridiques pourraient être invoqués pour dénoncer le contrat. Des arguments légaux notamment liés à « l’état de nécessité« , au « cas de force majeure » ou au « changement fondamental de circonstances ». Des arguments qui sont également envisagés par certains États pour suspendre le remboursement de leur dette.
Ceci étant, même si l’argent déjà donné devait être perdu, le plus important de la somme resterait épargné par une rupture du contrat. Or, avec 4 milliards d’euros récupérés, on peut alléger la charge de la population. En renonçant à 7 de ces avions, on peut combler le déficit de la sécurité sociale. Et si l’on veut rêver, renoncer à un seul de ces 34 avions de combat permettrait de dégager de l’argent pour construire un hôpital, ou 47 écoles primaires, ou 1314 logements sociaux. Cela permettrait d’installer 75 éoliennes ou de subventionner 3750 emplois.
Dès lors, si le précédent gouvernement a montré son ouverture quant à la possibilité de faire des investissements publics massifs, l’argent prévu pour l’achat de matériel de guerre doit être réaffecté dans la préservation et la défense de la réelle sécurité de toutes et de tous.
Pour la plateforme nationale « Pas d’avions de chasse – Geen gevechtsvliegtuigen »,
Samuel Legros (CNAPD)
La plateforme « Pas d’avions de chasse – Geen gevechtsvliegtuigen » regroupe près de 130 associations de la société civile belge. La liste des associations membres est consultable sur le site www.pasdavionsdechasse.be