Face à la menace de proclamation unilatérale de l’indépendance par les autorités albanaises du Kosovo, l’unité de façade de l’Union européenne est en train de s’effondrer. Entre l’indépendance promise par Washington et les menaces de veto russe, Bruxelles n’a pas trouvé de cap et son engagement dans les Balkans est remis en question.
Alors que certains n’y voyaient qu’une simple formalité – une pilule amère, une de plus, à faire avaler par la Serbie –, le processus de détermination du statut futur du Kosovo s’est enlisé au plus haut niveau. Après des discussions infructueuses entre Belgrade et Pristina, l’émissaire de l’ONU Martti Ahtisaari a présenté en mars dernier au Conseil de sécurité un rapport prônant l’« indépendance supervisée » de la province serbe, une position qu’il avait d’ailleurs exprimée avant même que les « négociations » ne débutent. Le Kosovo serait doté des attributs d’un Etat indépendant, mais continuerait à être occupé par des troupes de l’OTAN, tandis que l’actuelle mission de l’ONU serait remplacée par une administration de l’Union européenne qui exercerait des « fonctions d’encadrement, de surveillance et de conseil » dans les matières civiles et policières. Après six projets de résolution, tous rejetés par la Russie qui défend le principe d’une solution agréée par toutes les parties – et non imposée à Belgrade comme dans le plan Ahtisaari –, le Conseil de sécurité a délégué la suite du processus à une troïka, composée des Etats-Unis, de la Russie et de l’UE, chargée de relancer d’« ultimes » négociations entre Belgrade et Pristina et de rendre un rapport un Secrétaire général de l’ONU pour le 10 décembre.
Alors que Serbes et Albanais n’ont toujours pas repris leurs pourparlers1 et qu’aucun signe n’indique le moindre assouplissement de leurs positions – tout sauf l’indépendance pour les uns, rien d’autre que l’indépendance pour les autres –, les leaders albanais du Kosovo ont annoncé qu’ils proclameraient l’indépendance du territoire avant la fin de l’année, avec ou sans la caution du Conseil de sécurité. Récusée par l’UE et la Russie, la menace a reçu des encouragements explicites de Washington où un représentant du Département d’Etat a déclaré le 8 septembre que les Etats-Unis reconnaîtraient l’indépendance du Kosovo. Même si, depuis de nombreux mois, les responsables de Washington se sont faits les hérauts de l’indépendance kosovare, jamais ils n’avaient encore aussi clairement annoncé qu’ils étaient prêts à court-circuiter le Conseil de sécurité.
Le cauchemar de Solana
Une proclamation unilatérale d’indépendance suivie de sa reconnaissance par les Etats-Unis provoquerait de grosses fissures, non seulement au Conseil de sécurité, où plusieurs de 15 membres (la Chine, qui dispose aussi du droit de veto, mais également l’Indonésie ou l’Afrique du Sud) partagent l’opposition russe à une indépendance du Kosovo imposée à la Serbie, mais aussi au sein de l’UE. Malgré les craintes d’une « contagion sécessionniste », une certaine unanimité prévalait pour accepter une indépendance reconnue « dans les règles », c’est-à-dire avec l’aval du Conseil de sécurité de l’ONU. Comme cette éventualité devient de plus en plus improbable, la question d’une reconnaissance d’une indépendance autoproclamée divise profondément le club européen, ainsi que celle de l’envoi de la mission civilo-policière devant remplacer celle de l’ONU, en train de plier bagages.
Lors d’un sommet les 7 et 8 septembre à Viana Do Castelo (Portugal), les 27 ministres des Affaires étrangères n’ont pu accorder leurs violons. Si la Grande-Bretagne et, singulièrement, la France se rangent sur la position états-unienne, plusieurs pays ont exprimé de nettes réserves ou leur opposition à une reconnaissance d’indépendance sans accord du Conseil de sécurité. Parmi ces derniers, on trouve l’Espagne, la Slovaquie, la Grèce, Chypre, la Hongrie, la Roumanie et la Bulgarie. Davantage que l’attachement aux principes du droit international ou par le désir de ne pas s’aliéner durablement la Serbie, c’est surtout la crainte d’un précédent qui motive la plupart de ces Etats, confrontés aux revendications indépendantistes de leurs propres minorités. Et même au-delà de ces nations, dans divers milieux européens, grandit la crainte que les « indépendances autoproclamées » deviennent la règle, alors que, du Pays Basque au Nagorny Karabakh, le cas du Kosovo est suivi avec intérêt. Mais, au cabinet de notre ministre De Gucht, c’est l’allégeance au grand George qui semble prévaloir, bien que l’actuelle « crise institutionnelle » belge devrait plutôt l’inciter à la réflexion.
Si une position commune devait s’imposer, celle de l’Allemagne serait déterminante. Berlin a eu, depuis plus de quinze ans, une influence capitale sur les événements d’ex-Yougoslavie. Rappelons la reconnaissance unilatérale, avec le Vatican, de l’indépendance de la Croatie à la fin 1991, forçant le reste de la Communauté européenne, puis les Etats-Unis, à la suivre sur un chemin qui précipita quelques mois plus tard la Bosnie-Herzégovine dans une guerre sanglante. Dès la paix revenue dans ce pays, les services de renseignement allemands se lançaient dans un programme d’armement et d’entraînement des indépendantistes kosovars de l’Armée de libération du Kosovo. Depuis, aux yeux des Albanais, l’aura américaine a bien supplanté l’attrait exercé par la patrie du Deutsche Mark, mais l’Allemagne n’en garde pas moins des positions clé au Kosovo : avec 2.500 soldats, son contingent est le principal au sein de la KFOR, la force sous commandement OTAN déployée au Kosovo, et, surtout, le représentant européen au sein de la troïka chargée de la reprise des pourparlers serbo-albanais n’est autre que le diplomate allemand Wolfgang Ischinger.
Le tabou de la partition
Or, en 2007, l’Allemagne ne semble plus vouloir jouer le rôle de boutefeu des Balkans, observant une position plutôt réservée dans les déchirements euro-atlantiques et intra-européens. Certains attribuent cette prudence à une autre caractéristique de la politique allemande de ces dernières décennies, la nécessité de ménager un voisin russe qui n’est plus disposé à être le laissé-pour-compte des arrangements entre grandes puissances dans les Balkans. Aussi, tout en maintenant d’étroits liens avec les Etats-Unis, Berlin se peut ignorer sa dépendance envers les approvisionnements énergétiques russes et doit donc manifester un minimum de compréhension envers la position serbe. Ischinger a provoqué une mini-tempête en déclarant, en août, qu’une partition du Kosovo – le nord (majoritairement serbe) demeurant en Serbie, le reste devenant indépendant – n’était pas exclue par la troïka. Ecartée d’emblée avant le début des négociations2, cette option a été à nouveau rejetée avec véhémence par Washington et le « gouvernement intérimaire » de Pristina. Par contre, la diplomatie russe emboîtait le pas à la proposition d’Ischinger, alors que Belgrade répétait son opposition à toute amputation de la Serbie, que ce soit de l’ensemble ou d’une partie de sa province du Kosovo.
Il n’empêche que la partition du territoire, bien qu’elle entraînerait le sacrifice des enclaves serbes (et de nombre de chefs d’œuvre de l’architecture religieuse byzantine qu’elles recèlent) dans la partie majoritairement albanaise, pourrait être, dans la situation actuelle, la seule possibilité de compromis entre Belgrade et Pristina. Une telle voie entraînerait bien des marchandages et des revendications. Ainsi, les Albanais kosovars exigeraient, en compensation, le rattachement de la vallée de Presevo, une région de Serbie centrale adjacente au Kosovo et majoritairement albanaise. En Macédoine, alors que les réformes des dernières années ont considérablement accru la décentralisation et les droits des Albanais (un tiers de la population, concentrée dans le nord-ouest), certains n’hésiteraient pas à demander un scénario similaire à celui du Kosovo, soit la création d’un troisième Etat albanais dans les Balkans. Ce qui rendrait beaucoup plus crédible le projet de « Grande Albanie », voire d’autres recompositions sur base ethnique dans la région ou au-delà.
Cependant, le scénario d’une partition du Kosovo, pour improbable qu’il soit, serait moins risqué pour la stabilité de l’Europe et du monde que celui de l’indépendance. Pour une simple raison : une solution acceptée par les Etats et les peuples directement concernés est plus durable qu’une solution imposée par les grandes puissances, même avec l’assentiment de l’ONU. Et ensuite parce que, si le principe d’une solution convenant aux deux parties était retenu, cela devrait freiner les ardeurs sécessionnistes de bon nombre de candidats à l’indépendance et favoriser la recherche de compromis.
Empêtrés, divisés et saisis de doutes, les leaders occidentaux sont en train de payer leurs erreurs au Kosovo. D’une part, ils ont laissé le territoire devenir un haut lieu du crime organisé et du nettoyage ethnique, un contre-exemple parfait de la « bonne gouvernance » et des « droits de l’homme » qu’ils prêchent aux quatre coins du globe. D’autre part, ils ont largement sous-estimé à la fois l’opiniâtreté russe, aiguillonnée par le bouclier antimissile des Etats-Unis et l’élargissement continu de l’OTAN, et l’attachement des Serbes au Kosovo, berceau de leur histoire. Les promesses d’adhésion, « carottes » offertes par l’UE et l’OTAN, contre le Kosovo, n’ont pas eu les effets escomptés. Huit ans après les bombardements, l’organisation atlantique est plus impopulaire que jamais à Belgrade. Quant à l’adhésion à l’UE, même le très pro-occidental président Tadic a assuré qu’elle ne servirait pas de lot de consolation pour la perte du Kosovo. Décidément, les mirages de la mondialisation ont perdu beaucoup de leurs vertus anesthésiantes…
1 La nouvelle série de négociations devait commencer le 28 septembre à New York, dans le cadre de l’Assemblée générale de l’ONU
2 Les 3 « ni » d’Ahtisaari : ni retour à la situation d’avant 1999, ni rattachement (à un autre pays), ni partition