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Dix ans après l'intervention de l'OTAN: Le chaos libyen ne connaît plus de frontières Georges Berghezan 20 mai 2021 Après une décennie de chaos, dont vingt mois de guerre entre factions de l'Est et de l'Ouest en 2019 et 2020, la Libye s'est finalement dotée d'un « gouvernement d'unité nationale » et prévoit des élections avant la fin de l'année. Serait-ce enfin le début de la fin du cauchemar pour les Libyens, dix ans après que, sous les vivats de l'Occident, les bombes de l'OTAN aient précipité l'entrée de leur pays dans un enfer dont ils ne sont toujours pas sortis ?
Nationaliste arabe et panafricain, généreux soutien des mouvements de libération à travers le monde, à la tête du pays détenant les plus grandes réserves de pétrole d'Afrique, Mouammar Kadhafi a souvent eu des relations tendues avec l'Occident, ce qui ne l'empêchait pas d'être devenu un des meilleurs clients des industries d'armement de plusieurs pays européens, dont le Belgique. Mais, quand éclatèrent le « printemps arabe » et des mouvements de contestation en Libye, certains ont jugé l'occasion trop belle pour ne pas essayer de remplacer le « guide » par un dirigeant plus facilement contrôlable.
L'insurrection libyenne, débutée en février 2011, après une courte phase revendicative, notamment pour réclamer la libération de prison d'un avocat défendant les droits de détenus islamistes, a rapidement pris la tournure d'émeutes de plus en plus violentes et abouti à la prise de villes entières, à l'instar de Benghazi, deuxième ville du pays.
Il n'en fallait pas moins pour déclencher le feu de l'OTAN, sous l'impulsion du président français Sarkozy, soucieux d'éliminer un témoin gênant du financement occulte de ses campagnes électorales. Alors que le Conseil de sécurité des Nations Unies décidait, le 17 mars, par sa résolution 1973 d'instaurer un régime d'exclusion aérienne (« no fly zone ») afin de « protéger les civils »[1], les puissances de l'OTAN ont usé et abusé de cette résolution, en soutenant les insurgés, y compris par des frappes aériennes et des livraisons d'armes[2], en violant massivement le régime de « no fly zone » avec leurs bombardiers, qui ont tué un nombre indéterminé de civils « à protéger ». Les raids ont pris fin avec l'exécution sommaire de Kadhafi, le 20 octobre 2011. Se prenant pour un nouveau Jules César, Hillary Clinton, alors Secrétaire d’État d'Obama, se permit de saluer le meurtre en ricanant un sinistre « We came, we saw, he died ».
Dix ans plus tard, où en est la Libye « libérée » par les bombes de l'OTAN ?
Sur le plan économique, le PIB libyen a sombré. A prix réels (hors inflation), cet indicateur est passé de 69 à 22 milliards de dollars entre 2010 et 2019[3]. Même dégringolade sur le plan du développement : d'après le Programme des Nations unies pour le développement, l'indice de développement humain de la Libye, qui se situait à la 53ème place mondiale en 2010[4], soit de loin le meilleur classement d'un état africain, n'est plus qu'à la 110ème place en 2019[5]. Autrefois terre d'accueil pour des millions de travailleurs africains, les migrants qui parviennent à échapper au trafic d'esclaves institué par certains groupes armés n'ont d'autre choix que de confier leur vie à une mafia de passeurs qui leur fait courir des risques insensés pour tenter de les faire traverser la mer Méditerranée.
Malgré un relatif cessez-le-feu et la constitution en mars d'un « gouvernement d'unité nationale », le pays reste divisé en deux zones hostiles. La zone occidentale, qui a échappé à la prise de la capitale, Tripoli, principalement grâce au soutien de la Turquie en armes et en mercenaires, dont des milliers de Syriens, mais aussi du Qatar et de l'Italie. À l'Est, autour de Benghazi, les troupes du général Haftar ont bénéficié de l'appui majeur des émirats arabes unis, mais aussi de l’Égypte et de la France, ainsi que de mercenaires, notamment des milliers de Soudanais et des centaines de la société russe Wagner.
En outre, des dizaines de milices, islamistes, claniques ou constituées de simples criminels, alliées à l'un ou l'autre camp pendant les derniers mois de guerre, sont en train de reprendre leur autonomie et se battre entre elles. Cela pose un sérieux danger à la fois pour la normalisation espérée et pour les pays voisins. Un de ces groupes, le Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (Fact), de retour dans son pays d'origine, aurait tué le dictateur tchadien, Idriss Déby, en avril dernier[6]. Notons au passage que, bien qu'un des plus illustres représentants de la Françafrique (il a été installé et maintenu au pouvoir par l'armée française), Déby avait condamné, comme tous les leaders africains, l'intervention de l'OTAN en Libye, y voyant une profonde source de déstabilisation pour la région entière.
En effet, un des effets les plus pervers de l'intervention de l'OTAN est d'avoir entraîné le chaos dans plusieurs pays au sud de la Libye. Dès 2012, les trois-quarts du Mali sont passés sous le contrôle de sécessionnistes touaregs, revenus avec armes et bagages de Libye, puis de groupes islamistes. Bien que défaits lors de l'intervention franco-africaine de 2013, ces groupes, affiliés à Al-Qaïda et état islamique, continuent de mener des attentats dans le Nord, tandis que le centre du pays est le théâtre de sanglants affrontements à caractère foncier entre milices de nomades et de sédentaires. En outre, l'activisme islamiste, alimenté par un flot continu d'armes provenant de Libye, s'est étendu au Niger et, surtout, au Burkina Faso. Et, un peu plus au sud, au Nigeria, l'insécurité extrême qui y règne – Boko Haram, criminalité organisée, milices d'autodéfense, conflits fonciers... – s'est également significativement accrue avec les armes parvenues de Libye. De même, la guerre civile en République centrafricaine a été alimentée, au moins partiellement, en armes provenant des arsenaux libyens, comme les milices qui contrôlent encore aujourd'hui la plus grande partie du territoire.
Au-delà de l'Afrique, il ne serait pas compliqué de démontrer que l'obstination de certains états à se doter de l'arme nucléaire n'est pas sans rapport avec le « changement de régime » réalisé par l'OTAN en Libye. Considérant que Kadhafi avait laissé son pays sans défense en renonçant à ses recherches sur l'arme nucléaire en 2003, le leadership nord-coréen voit dans le développement de cette arme sa seule chance de survivre dans un environnement où les États-Unis n'hésitent pas à renier tous leurs engagements pour parvenir à leurs fins[7]. À ce titre également, l'OTAN encourage donc la prolifération nucléaire.
La catastrophe suscitée par l'intervention de l'OTAN en Libye n'en finit donc pas de s'étendre. Elle a non seulement ruiné le pays « libéré », mais déstabilisé le Sahel et encouragé les états se sentant menacés par l'hégémonisme nord-américain à miser davantage sur leurs armes nucléaires. Tout cela au nom de la « protection des civils ». Vraiment, ceux-ci n'en demandaient pas tant...
[2]En violation flagrante d'une autre résolution du CSNU, la 1970, qui instaurait un embargo sur les armes contre la Libye.
Georges Berghezan Autres textes de Georges Berghezan sur le site du CSO
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