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Montenegro : la résistance d’une communauté d’éleveurs à l’OTAN

Georges Berghezan
1 octobre 2023

A l’instar des paysans du Larzac il y a un demi-siècle, une communauté d’éleveurs et d’agriculteurs monténégrins s’oppose à la création d’un camp militaire sur ses terres. Cependant, si les premiers n’avaient en face d’eux « que » l’armée française, les défenseurs de la Sinjajevina affrontent non seulement leur armée nationale mais aussi et surtout les puissantes forces de l’OTAN. Et avec succès, jusqu’à présent.

Au bout d’une route rocailleuse et escarpée (20 km en 1ère vitesse !) à travers la Sinjajevina, au cœur du Monténégro, nous arrivons à l’église Ružica où la population locale y fête Saint Élie, le patron orthodoxe des bergers et éleveurs. Cette année, l’hôte d’honneur est l’évêque du Monténégro, Mgr Joanikije, venu pour des raisons pastorales, mais aussi en soutien à la lutte engagée par les habitants pour préserver cette région, menacée par les armées de l’OTAN.

Dès mars 2018, moins d’un an après l’adhésion du Monténégro à l’Alliance atlantique, des nouvelles alarmantes concernant des plans de création d’un terrain d’exercices militaires sont parvenues dans la Sinjajevina. En réaction, un comité de défense de la région s’est formé et a mené de premières actions, dans la Sinjajevina et jusqu’à la capitale monténégrine, Podgorica. Les rumeurs se sont concrétisées l’année suivante quand le gouvernement a publié un décret transformant une partie de la Sinjajevina en « polygone de tir », puis par l’irruption de plus de 300 militaires monténégrins, états-uniens et d’autres pays de l’OTAN qui y ont mené des manœuvres, soi-disant pour « soutenir la paix et gérer des crises dans le cadre de missions de l’ONU et de l’OTAN ».

À partir de 2020, des exercices y ont été planifiés chaque année, mais ont dû être à chaque fois annulés en raison de la résistance non-violente du comité, largement soutenu par la population, à coup de manifestations, de pétitions, d’interpellation des autorités, de calicots accrochés le long de grands axes. En février 2023, par moins quinze degrés, des dizaines d’activistes ont bloqué jour et nuit la sortie de militaires de l’OTAN, basés dans la caserne de l’armée monténégrine de Kolašin, petite ville située à 30 km de là. En mai 2023, l’armée étatsunienne a bien pu mener ses exercices Defender Europe 23 au Monténégro – et dans plusieurs autres pays européens – mais elle a dû renoncer à pénétrer dans la Sinjajevina.

Lorsque le gouvernement a pris, en septembre 2019, la décision de créer ce « polygone », il était dirigé par le Parti démocratique des socialistes (DPS), au pouvoir sans interruption depuis sa fondation en 1991 et dirigé par Milo Đukanović., alternativement Premier ministre et président de la République, et propriétaire, avec sa famille, d’une grande partie de l’économie du Monténégro. Durant cette période, le pays s’est progressivement détaché de la Serbie et aligné sur le bloc occidental qui, en contrepartie, a toléré une corruption généralisée au profit du clan au pouvoir. En 2007, au bout de plusieurs années d’enquête, le parquet de Bari (Italie) a demandé le renvoi de Đukanović en justice pour « association mafieuse », en l’occurrence l’organisation d’un trafic international de cigarettes en liaison avec la Sacra Corona Unita, la mafia des Pouilles. Le dossier a ultérieurement été classé « sans suite », au nom de l’immunité dont bénéficient les chefs d’État.

Mais le règne de Đukanović a pris fin, d’abord en 2020, quand le DPS a perdu sa majorité parlementaire, puis en avril 2023, avec sa défaite personnelle à l’élection présidentielle. Le nouveau chef d’État, Jakov Milatović, appartient à un parti ouvertement « européiste », mais est soutenu par le reste de l’échiquier politique monténégrin, dont un important parti serbe. Dritan Abazović, l’actuel Premier ministre, actuellement uniquement chargé des « affaires courantes », est issu d’un parti écologiste et initialement opposé à la création du polygone militaire. En 2022, il était même présent à la fête de la St-Élie pour y réaffirmer son soutien aux défenseurs de la région. En janvier 2023, il promettait encore qu’il n’y aurait « jamais » d’utilisation militaire de la Sinjajevina. Mais, quinze jours plus tard, c’est lui qui y autorisait les manœuvres hivernales des forces de l’OTAN, manœuvres réduites à quelques exercices sportifs en raison de la résistance des activistes locaux.

La deuxième plus grande zone de pâturages d’Europe


Milan Sekulović et Persida Jovanović

Tout cela m’est expliqué en long et en large par Milan Sekulović et Persida Jovanović, deux des fondateurs du mouvement « Sauver la Sinjajevina » (« Sačuvati Sinjajevinu » en langue locale). Ils racontent leur attachement à leur région, la deuxième zone de pâturages la plus vaste d’Europe (plus de 1000 km², soit au moins 7 % de la superficie du pays), située entre 1600 et 2500 mètres d’altitude et dotée d’une biodiversité exceptionnelle. En été, y paissent des milliers de vaches, de chevaux, de chèvres et même de cochons. Les éleveurs y vivent dans des hameaux, dénommés katuns, organisés dans le cadre d’un système tribal ancestral. Ils y produisent du fromage et cultivent de petites parcelles de légumes. En automne, humains et animaux transhument vers des villages en contrebas, à quelques heures ou quelques jours de marche, avant que les hauts plateaux ne soient recouverts d’une épaisse couche de neige.

Bien qu’opposés par principe au militarisme et à l’adhésion de leur pays à l’OTAN, la lutte de Milan et Persida est avant tout motivée par la défense du mode de vie des habitants et de leur environnement. Ils n’admettent pas que des décisions affectant directement l’existence de milliers de personnes soient prises à Bruxelles ou Washington, sans même un simulacre de concertation. Et, même si le « polygone » n’occuperait qu’une partie de la Sinjajevina, ils craignent la pollution engendrée par le passage d’engins militaires et les tirs d’artillerie alors que la région est réputée pour la pureté de ses eaux et la qualité de ses produits laitiers. Il est également peu probable que les troupeaux d’ovins ou de bovins apprécient les explosions des armes légères et lourdes que les militaires voudraient y tester.

Leur combat vise donc d’abord à protéger la Sinjajevina, une région qui doit pouvoir continuer à vivre d’agriculture et d’élevage. Ils ne sont pas opposés au développement « durable » de la région, notamment la mise en valeur de son formidable potentiel touristique, à condition que cela se fasse dans le respect de l’environnement et des règles et coutumes des communautés locales. Leurs objectifs immédiats sont l’abandon officiel de toute utilisation militaire de la région et l’octroi d’un statut de zone protégée à la Sinjajevina, en concertation avec les habitants.

L’un comme l’autre, Milan et Persida sont sans illusion sur les engagements des politiciens qui, comme le PM Abazović, sont soumis à des intérêts « supérieurs ». Comme dans le reste de l’Europe, la guerre d’Ukraine accroit encore plus la pression des courants militaristes et atlantistes sur les autorités locales. Ils comptent donc avant tout sur leurs propres forces et la résilience de leur communauté pour poursuivre leur combat.

Mais ils ne négligent nullement les soutiens plus larges, que ce soit la société civile du Monténégro, ou les individus et organisations au-delà des frontières. Des camps sont organisés chaque année pour présenter la Sinjajevina et leur lutte au public du Monténégro et d’ailleurs. Le site web du comité existe également en anglais1. Des liens ont été établis avec des pacifistes et des écologistes étrangers, notamment aux États-Unis, et aussi avec les paysans du Larzac, auxquels ils espèrent pouvoir bientôt rendre visite afin d’en apprendre davantage sur leur décennie de combat victorieux contre l’armée française.

Ce profond enracinement local des militants de la Sinjajevina, couplé à une conscience globale des rapports de force et à la nécessité de la solidarité internationale, est un gage, sinon de victoire finale, du moins d’une lutte de longue haleine qui rejoint celle de tous les opposants à la mainmise de l’OTAN sur nos vies.

1.https://sinjajevina.com/en/

Georges Berghezan
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