La première victime de la guerre, c'est quoi encore? Selon une citation invérifiable attribuée à Rudyard Kipling, ce serait la vérité. Pourquoi pas? Mais on pourrait tout aussi bien dire que le grand perdant, c'est le sang-froid, l'esprit critique, la volonté de ne pas s'en laisser conter.
Depuis le déclenchement des hostilités en Ukraine, il suffit de jeter un coup d'œil à la presse belge ou française. Ce n'est plus du journalisme mais, chauffé à blanc, du militantisme surexcité. Avec, à géométrie invariable, des Bons (nous) et des Mauvais (eux). Quelle que soit l'opinion qu'on a sur le conflit, on ne peut qu'en conclure que le sang-froid, c'est zéro, et l'esprit critique, double zéro.
Et, là, c'est sans dire mot de la censure pure et simple, dont il faut tout de même ici en joindre quelques-uns. Voici peu, en effet, Amnesty International dénonçait la décision russe de bâillonner des médias critiques, mais en faisant silence sur la décision de la Commission européenne de bâillonner les médias d'information russes diffusés de ce côté-ci. Chercher à comprendre, après cela...
Bons et mauvais ne figurent pas cependant dans le jargon de propagande guerrière. Voici peu l'historienne Anne Morelli publiait son remarquable Principes élémentaires de la propagande de guerre (éditions Aden, 2001) et, pour ce qui est des trucs et ficelles, farces et attrapes du discours monocorde dominant, il y a le Zeitgeist - Vocabulaire des anti-Lumières (éditions LitPol, 2019) que j'ai produit, comportant un répertoire raisonné de dix-huit vices de langage les plus usuels.
Puisqu'on vous le dit (pas)
L'un d'eux, fort à propos ces jours, consiste à brandir un terme dont la négation est escamotée. En 2019, le président français Emmanuel Macron avait ainsi, dans une joute électorale, présenté le paysage politique européen comme le lieu d'affrontement entre "progressistes" et "nationalistes", escamotant par-là que les opposants des premiers devraient en bonne logique être alors les "réactionnaires", et ceux des seconds des "globalistes". On assiste aujourd'hui au même tour de passe-passe.
Quiconque a terminé sa scolarité trouvera ainsi singulier l'usage, tous médias confondus, du terme "l'Occident" ou "les Occidentaux" pour désigner les pays accourus en soutien de l'Ukraine (les Bons), alors qu'il n'est jamais question, pour causer de ceux d'en face portant le masque des Mauvais, de "l'Orient" ou des "Orientaux". On s'en voudrait, soit dit en passant, de chicaner en relevant que les "occidentaux" des États-Unis, géographie oblige, ce sont les Chinois. Certes, lourd de pesanteur idéologique, le terme est entré dans les mœurs - tout comme auparavant, pour dire la même chose, la "Chrétienté" (cachez-moi ce vilain saint!). N'en subsiste pas moins, non seulement le fantomatique spectre de cet "Oriental" jamais nommé (la Russie, c'est où? en Europe ou en Asie? la même question peut être posée pour l'Ukraine), mais plus encore, de sulfureuse réputation désormais, la question "identitaire": en me rasant ou m'appliquant le rimmel devant le miroir, ai-je gueule d'occidental? Est-ce bien cela qui nous définit? Passons enfin sur le flou du terme, comme si ledit "Occident" était un bloc homogène - ni la Serbie, ni la Hongrie, par exemple, ne font partie de la chorale.
Parmi les variantes de facture poétique, chacun aura noté l'usage, cher aux croisés étatsuniens de la guerre froide, du terme "le monde libre" (Le Soir), voire "civilisé" (La Libre) ou encore celui reminiscent de l'alliance Churchill-Staline-Roosevelt, des "alliés" (Le Figaro). Fait juste défaut dans le répertoire "le grand satan" pour dépeindre l'ennemi n°1, c'est-à-dire Poutine, puisqu'un des ressorts du marketing politique consiste à personnaliser à outrance (et "psychologiser" - Poutine est fou, Poutine est parano) un conflit: quoi! l'ex-président russe Dmitri Medvedev, membre du Conseil de sécurité de Russie et Sergueï Lavrov, chef de sa diplomatie, ne seraient que des figurants?
Il y a kleptocrate et kleptocrate
Sur ce sujet-là, autre dissymétrie susceptible de titiller le lecteur scolarisé. C'est qu'on aura lu et relu que la visée de la Russie est de rétablir "l'empire russe" alors que jamais au grand jamais n'est évoqué en ces termes les avancées impériales de l'Otan et, partant, des États-Unis, son patron depuis sa création en 1949. Lorsque, de temps à autre, par souci de remplissage journalistique, le secrétaire général norvégien Stoltenberg se trouve cité au titre de "Navo-topman" (De Morgen), celui de "VS-woordvoerder" (porte-parole des États-Unis) serait plus proche de la réalité.
Mais les ficelles les plus grosses, par leur effet répétitif, ne sont pas moins révélatrices. Ce sont celles de la diabolisation, de l'invective, de la caractérisation péjorative. Tel ce Poutine donné comme "le dernier des staliniens" (Le Point), ces républiques séparatistes d'Ukraine décrites comme "à la solde de Moscou (La Libre), des "États fantoches" (re-La Libre) ou des "satrapies" (Le Point), tels encore ces millionnaires Russes dont le magot a été accueilli bras ouverts en Grande-Bretagne et ses paradis fiscaux et qui se voient affublés des sobriquets de "kleptocrates" et "d'oligarques" (La Libre). On attendra longtemps avant d'entendre nos éditorialistes poursuivre le mouvement de manivelle pour parler de Bruxelles à la solde de Washington, ou l'Union européenne à la solde de Berlin. Et plus longtemps encore pour voir qualifiés de kleptocrates nos banquiers, agioteurs & autres requins de la finance.
Évidemment, une analyse critique du langage va-t'en-guerre pèse bien peu de choses, chez la plupart, devant la déferlante des images, toujours émotionnelles, toujours à sens unique, toujours propres à remuer les tripes. Voici peu, le journal Le Monde titrait "Kiev remporte la bataille des images". Depuis la décision paneuropéenne d'utiliser la censure (cette "gestapo de l'esprit" comme disait Jean-Luc Godard) contre les médias d'information russes, qui s'en étonnera?