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Fabrice à Waterloo : L’Occident humanitaire et la Syrie

Diana Johnstone
25 octobre 2012

Lundi 23 octobre, à Bruxelles, se tenait un débat sur la question de l’intervention en Syrie, au Festival des Libertés, qui est organisé par les laïques (la laïcité a, dans ce royaume des Belges officiellement très multiculturel, un statut comparable à celui des religions). Au départ, les organisateurs imaginaient opposer deux types d’intervention, l’humanitaire et la militaire, avec entre autres un représentant de Médecins sans frontières et Jamie Shea, ancien porte-parole de l’OTAN au moment des bombardements de la Yougoslavie en 1999. Mais les désistements de ces deux intervenants, pour des motifs différents, ont changé la nature du débat, en le réduisant à la question de l’intervention tout court.

L’orateur favorable à l’intervention était un jeune prof d’histoire dans un lycée de Bruxelles, Pierre Piccinin. A l’occasion du « printemps arabe Â», il a entrepris plusieurs voyages dans cette région, entre autres en Libye, puis en Syrie. Il rapporte ses aventures sur son blog. D’abord critique des médias occidentaux au point d’être accusé de « défendre Assad Â», il a changé d’avis suite à son arrestation par le gouvernement de Damas. Dorénavant, il prend une position très hostile au régime et favorable à une intervention occidentale pour aider les rebelles – intervention qui, selon lui, ne viendra pas parce que les États-Unis et Israël ne veulent pas se débarrasser d’Assad. Il maintient que les rebelles ne sont ni étrangers ni fanatiques religieux et qu’ils se battent avec les armes légères trouvées sur place.

En écoutant M. Piccinin, je pensais inévitablement à Fabrice à Waterloo. Sauf que, suite à sa mésaventure en pleine bataille historique, qui scellait l’avenir de l’Europe, le héros du grand roman de Stendhal a pris conscience qu’il ne comprenait rien. Il a vu de la boue et du sang, les hommes qui agonisaient et la fumée des canons mais il ne comprenait rien.

M. Piccinin, par contre, pense qu’il comprend tout. Il pense savoir que les hommes qu’il a vus dans les rangs des rebelles n’étaient ni étrangers ni islamistes. Ne parlant pas l’Arabe, il croit savoir distinguer un Syrien d’un Libyen ou d’un Afghan, un fanatique islamiste d’un démocrate laïque. Plus extraordinaire encore, il croit pouvoir savoir qu’Assad est le meilleur allié d’Israël, et qu’ainsi Israël veut qu’Assad reste au pouvoir. Et que les États-Unis non plus ne veulent pas changer le régime à Damas.

Il y croit, je n’en doute pas. Après tout, il y a eu des personnes qui croyaient avoir vu la Vierge Marie à Lourdes ou à Fatima. Je suis sûre que M. Piccinin est tout aussi sincère. Mais sa sincérité ne m’oblige pas à le croire. Les juristes comme les historiens savent, ou devraient savoir, que les témoignages oculaires sont ce qu’il y a de plus fragile, et doivent être recoupés d’autres témoignages, et si possible de preuves matérielles avant d’être acceptées comme des vérités objectives.

Mais là où nous étions, dans le Théâtre National à Bruxelles, à une petite quinzaine de kilomètres de Waterloo, nous étions tous Fabrice sur le champ de bataille. En entrant dans l’auditoire, on entendait une chanson des rebelles en arabe, coupée par le bruit des hélicoptères, des rafales de mitraillette et des explosions. Le frisson du danger ! On avait posé un fusil au milieu des sièges des intervenants. Ambiance. Et puis il y avait M. Piccinin, qui racontait ce qu’il avait vu, le sang qui incriminait Assad, et Mme Ayssar Midani, une Syrienne qui connaît le pays et disait le contraire. Et puis, vers la fin, une autre femme, belge, venue de Damas avec son nouveau-né dans les bras, qui témoigna contre les rebelles. Avec une sincérité passionnée.

Nous voilà tous à notre Waterloo. Nous n’avons absolument pas la capacité de savoir ce qui se passe en Syrie. Il y a une guerre civile. Il y a des horreurs, cela est sûr. Des deux côtés sans doute. Et puis ? Les causes et les aboutissements ? On ne les trouve pas dans le sang, pas plus qu’on ne lit le destin dans le marc de café.

Pourtant, il y a des choses qu’on peut savoir. Mais il faut commencer par poser les bonnes questions. Par exemple, non pas, « que devons-nous faire pour aider ? Â» Mais, « sommes-nous capables de faire quoi que ce soit ? Â»

C’est ce que faisait l’autre intervenant, Jean Bricmont, professeur de physique théorique de l’Université Catholique de Louvain. Demander si oui ou non nous devons intervenir pour aider les rebelles n’a aucun sens, dit-il, car « nous Â» ne pouvons pas intervenir de toute manière. Nous ne pensons même pas à organiser des Brigades internationales et y aller nous-mêmes. Alors quoi ? Non seulement la Belgique n’a pas les moyens d’intervenir, mais la France non plus – l’intervention en Libye dépendait totalement du soutien de la puissance militaire des États-Unis. Les bobos en Europe qui appellent à l’intervention en Syrie appellent en réalité à l’intervention de la puissance militaire américaine. Ou, plus précisément, puisque le Pentagone ne veut et ne peut pas envoyer ses troupes, en pleine déconfiture afghane, à l’aviation américaine : à ses missiles, à ses bombardiers et, de plus en plus, à ses drones. Ceux qui se présentent comme la conscience de l’Europe humanitaire sont devenus la mouche du coche du complexe militaro-industriel des États-Unis.

Le chef de ces mouches n’est autre que l’ineffable Bernard-Henri Lévy, qui vient de nous régaler d’un nouveau texte dans le Monde [1], signé aussi par André Glucksmann, Bernard Kouchner et deux autres interventionnistes moins célèbres. Ce texte montre que le pauvre Piccinin est déjà dépassé par les événements, car ces vieux routiers de l’ingérence ne voient plus le conflit en Syrie comme une dualité manichéenne, entre les Syriens unis dans leur désir de démocratie contre « le dictateur qui massacre son propre peuple Â», mais plutôt comme une guerre tripartite. Piccinin ne les a pas vu, mais, selon BHL et compagnie, « Oui, il y a de plus en plus d’extrémistes dans l’opposition syrienne. Oui, il y a des djihadistes étrangers qui viennent renforcer les rangs des combattants. Oui, ils sont de plus en plus nombreux chaque semaine. Oui, ces quelques milliers de fanatiques, nationaux ou venus de l’extérieur, commettent des attentats-suicides qu’il faut condamner. Â»

(On reconnaît la plume du maître, avec les « oui Â» à répétition, ou, dans le paragraphe suivant : « Non, mille fois non, nous ne pouvons pas… Non, mille fois non, nous ne devons pas… Â»)

Il y a donc une rébellion armée dominée par des extrémistes islamistes d’un côté et « le gang barbare des Assad Â» de l’autre. Mais pour les chantres de la démocratie, il y a une troisième voie : « ces chefs de katibas qui espèrent recevoir l’équipement, non seulement pour combattre l’armée d’Assad, mais pour construire une force alternative aux fondamentalistes Â» (pour les connaisseurs du terrain, katiba c’est un mot arabe désignant une petite unité militaire). Ce sont eux que l’OTAN, l’Union Européenne, la France, les États-Unis doivent aider. « Assez de dérobades ! Assez de pusillanimité ! L’avenir démocratique de la Syrie requiert une aide décisive. Que ce soit en neutralisant l’aviation qui bombarde villes et villages, en fournissant les armes idoines aux courants démocratiques parmi les combattants, en apportant renfort et espoir aux Alaouites, y compris dans les sphères du pouvoir, qui veulent se débarrasser des criminels à la tête de l’État. Â»

Une belle guerre en perspective donc. Les mêmes forces occidentales qui cherchent à s’extraire de l’Afghanistan en fuyant la débâcle, qui perdent le contrôle de l’Irak, qui ont créé le chaos en Libye avec leurs bombardements libérateurs, sont invitées par une poignée d’excités chics parisiens à neutraliser une DCA bien plus performante que celle de la Libye, à distinguer les bons katibas des méchants, pour leur fournir des armes capables de vaincre à la fois l’armée du pays et le gros de la rébellion armée par nos « amis Â» du Qatar et de l’Arabie Saudite, encourager un coup d’État en amadouant les Alaouites, et que sais-je encore.

Si le gouvernement à Washington décide de se lancer dans cette aventure, car c’est le seul capable de la tenter, ce ne sera pas grâce à la séduction de la prose enflammée des mouches du coche françaises ou belges, mais selon leurs propres calculs (est-ce faisable ? est-ce que cela entraînerait une Troisième Guerre Mondiale ?) et pour leur propres raisons, qu’on peut espérer être plus influencées par la réalité que ne le sont les stratèges du Café de Flore. Jusqu’à présent, en fait, les États-Unis préfèrent donner aux rebelles un soutien politique sans faille et une aide militaire dite « non-létale Â», et laisser les combats aux gens recrutés par le Qatar, aux alliés turcs de l’OTAN et à la CIA. Quel que soit le résultat, le « seul allié de l’Iran au Moyen Orient Â», comme dit Mitt Romney, sera affaibli.

Mais en toute circonstance, Bernard-Henri Lévy fait ce qu’il peut. Pour les grandes idées universelles, dit-il, mais aussi pour Israël. Il se vante en toutes occasions d’être « un ami inconditionnel d’Israël Â». Il veut que les Arabes le sachent. Il voit son engagement pour le « printemps arabe Â» comme une façon d’apprendre aux Arabes que leur ennemi n’est pas Israël mais leurs propres dirigeants. Ainsi éclairés, ils vont oublier les Palestiniens…

Et si, en attendant l’avenir démocratique qui doit être le leur, les Arabes de la Libye ou de la Syrie s’entretuent en guerres de religion ou claniques de plus en plus violentes, eh bien, cela les distrait aussi un peu de la Palestine. Au juste, qui parle encore du "processus de paix" en Palestine ?

Pour revenir à notre alter ego Fabrice, qui a fini par s’enfermer dans la Chartreuse de Parme pour méditer sur un monde difficile à corriger, nous ne pouvons pas faire grand chose pour la Syrie tant que nous restons dans le mode de mouche du coche. En Europe, ce que nous pourrions faire, ce serait de commencer à détacher nos pays, et l’Europe, du coche des États-Unis et de l’OTAN. On peut étudier la politique étrangère des États-Unis : c’est un sujet plus facile, plus ouvert, plus clair, et beaucoup plus significatif pour notre avenir que les troubles intérieurs des pays arabes. On peut lire les déclarations de responsables américains très peu diplomatiques concernant la Russie qui ose s’opposer aux ingérences militaires, ou contre la Chine qui ose redevenir la grande puissance qu’elle a toujours été pendant des siècles. On peut savoir que le budget militaire américain déjà surdimensionné ne cesse de gonfler, que les stratèges américains planifient la destruction de tout défi en tout genre à la domination éternelle de la planète par Washington, que le Congrès américain est totalement à la botte du lobby israélien, que « l’ingérence humanitaire Â» ou le « droit/responsabilité de protéger Â» ne sont que les façades ravalées des prétextes éternels d’invasions et de conquêtes, que les « révolutions Â» colorées ne sont, pour les agences états-unisiennes, que la subversion des régimes désobéissants, et que les pays européens doivent se ressaisir rapidement pour éviter leur propre effondrement.

S’ils sortent de l’illusion d’être les apôtres des droits de l’homme destinés à imposer leur propre système politique dit démocratique au reste de l’humanité attardée, et se mettent à voir eux-mêmes et le reste du vaste monde comme ils sont, les Européens pourraient encore contribuer à arrêter la machine de guerre qui est en train d’amener le monde entier à son ultime Waterloo.

Diana Johnstone
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