Évoquer la personne de Zelensky en disant de lui qu'il est "désormais érigé en réincarnation du Christ", il faut oser. Enchaîner en affirmant qu'exprimer "la moindre divergence" avec ce croisé médiatiques des temps modernes vaut aussitôt au blasphémateur le "titre de «collabo-poutiniste»", voilà qui ne sortira pas de sitôt de la plume d'un commentateur exerçant ses talents de rhétoricien en Belgique.
La plume, en l'occurrence, était tenue par Luc Ferry, rendant sa copie pour la chronique hebdomadaire qu'il tient dans le journal Le Figaro, publiée le jeudi 14 septembre de cette maussade année 2023. Ferry est, comme ledit organe de presse, de droite, ce qui ne manque pas de sel, car ces propos passablement dissidents sont radicalement à rebours des postures du président de la République et de son gouvernement, lesquels sont bien à droite, eux aussi.
Donc, un homme de droite qui rigole un peu de Zelensky. Et qui n'hésite pas à rejoindre le camp "collabo-poutiniste". Cela devrait donner à réfléchir. Même si, on le sait, la France n'est pas la Belgique, et qu'une vieille tradition des courants intellectuels ne craignant pas l'embastillement est, outre-Manche, plutôt bien enracinée. On se souvient du célèbre mot du général de Gaulle au sujet de Jean-Paul Sartre: "On n'emprisonne pas Voltaire."
Ferry n'est ni Sartre ni Voltaire. Il a statut de philosophe et - sa chronique au Figaro - de tribun ès-phénomènes sociétaux. Il a même été, brièvement, ministre de l'Éducation 2002-2004 sous Chirac et, à cette occasion, le géniteur d'une loi interdisant "les signes politico-religieux ostensibles à l'école", ce dont non sans raison il est plutôt fier. Il est aussi l'auteur d'une foultitude de bouquins de vulgarisation dans le champ philosophique et para-philosophique.
Et le voilà donc qui met les pieds dans le plat ukrainien. En employant des paroles fortes.
Primo, pour se navrer de voir les va-t'en-guerre de tous crins clamer leur résolution de fournir sans compter des armes au belligérant ukrainien, ce sans rien craindre car si tout le monde "dans le 6e arrondissement de Paris" se dit "prêt à se battre courageusement jusqu’au dernier ukrainien", personne ne "risque rien à Paris, c’est le peuple ukrainien qui meurt sous les bombes russes, pas nous!" C'est plutôt bien envoyé.
Secundo, pour rappeler aux historiens à la petite semaine que, s'agissant des causes du conflit, "La vérité, sacrilège désormais indicible, c’est que ce sont les Ukrainiens qui ont enclenché la mécanique de la guerre en décidant dès 2015 de soumettre les régions séparatistes par les armes, puis en n’ayant jamais eu la moindre intention, comme l’a avoué par inadvertance François Hollande, d’appliquer les accords de Minsk qui prévoyaient des élections dans ces territoires. La première décision prise place Maïdan fut de détrôner la langue russe, celle qu’on parlait dans ces communautés: c’était non seulement une faute, mais une effroyable bêtise. Le séparatisme qui s’ensuivit à Louhansk, Donetsk et en Crimée était prévisible. Déclencher contre lui la guerre du Donbass au lieu de négocier une forme d’autonomie était aussi absurde que suicidaire."
Tertio, enfin, last but not least, pour mettre en évidence que le petit roi bicéphale européen (von der Leyen & Michel) et ses États embarqués sont nus et ne font, en réalité, que se plier au diktat des États-Unis. "L’UE s’est pliée (là est la soumission honteuse!) au diktat de Biden, ce qui a permis à Poutine de rassembler autour de lui une pléiade de nations antiaméricaines, et désormais antieuropéennes, non seulement une vingtaine de pays d’Afrique, mais aussi les Brics qui viennent de s’élargir à six nouveaux entrants dont l’Argentine et l’Iran. Beau résultat!"
Et d'enchaîner: "Les Européens veulent-ils vraiment passer aux yeux du monde entier pour les idiots utiles d’une Amérique dont les intérêts sont diamétralement opposés aux nôtres? On rêverait d’un de Gaulle, d’une UE capable d’imposer un plan de paix qui, sauf catastrophe, devra ressembler aux accords de Minsk, mais nos élites européennes sont incapables d’autre chose que de «booster» une guerre aussi insensée que meurtrière dont je prends ici le pari qu’aucune solution ne sortira jamais pour personne."
On ajoutera volontiers: no comment. Ou plutôt, oui, car si on peut discuter de la validité de certaines thèses de Ferry, c'est, très justement, l'absence de toute discussion publique sur le sujet dont ce texte courageux rappelle avec quelque cruauté le scandale.